Septembre 2015 : entre le dernier gadget hilarant de la rubrique geek, le dernier flash de la météo des plages et les résultats sportifs du jour passe en boucle, sur les chaînes d’info, la photo du corps sans vie du petit Aylan. Nos journalistes et commentateurs pensent avoir trouvé de quoi organiser, mobiliser une nouvelle croisade humaniste, qui plaçerait une nouvelle fois le quatrième pouvoir aux avant-postes : « Rien ne sera plus comme avant »… Le politique est sommé de dégager des moyens pour accueillir plus encore ; l’opinion publique est priée, au nom d’une générosité universelle, de refouler tout instinct de survie, d’occulter ses appartenances civilisationnelles.
L’émotion comme étendard ?
Grâce aux progrès de la neurologie depuis ces vingt dernières années, nous savons faire une distinction assez claire entre le cerveau rationnel, situé dans le néo-cortex, qui détient notre capacité à réfléchir, à analyser, notre mémoire active, et le cerveau émotionnel situé dans les zones subcorticales, qui est le siège de nos peurs, de nos joies, de nos colères, de nos chagrins.
Une mise sous pression du cerveau émotionnel, partie la plus ancienne et reptilienne de notre système nerveux, annihile le contrôle qu’exerce le cerveau rationnel sur les pulsions de tout ordre jusqu’à permettre à l’émotionnel d’inhiber littéralement le rationnel.
L’image est l’une des principales nourritures de l’émotion et devient étrangement depuis plusieurs décennies le seul langage universel, alors même qu’à l’inverse de l’écrit, du « parlé », elle ne peut être analytique. Aristote opposait déjà l’argumentation à l’éveil des passions.
Tout le système marchand et la médiasphère qui l’accompagne reposent sur une mobilisation du consommateur par sollicitation émotionnelle à grand renfort d’images. L’ultime objectif de l’oligarque affairiste et du médiacrate aux ordres est d’enclencher cette fascinante sécrétion d’hormones (dopamine, endorphine, adrénaline…) qui par l’effet d’un cocktail sensoriel vient à bout de nos résistances et de notre sens critique. L’image s’impose alors comme le principal agent de la dictature de l’émotion, qui organise en réalité une véritable régression de notre entendement, de nos comportements redevenus reptiliens donc irrationnels et potentiellement violents.
Un consommateur d’images légumisé
Trois facteurs limitent aujourd’hui considérablement l’impact des images sans pour autant régénérer nos capacités d’analyse :
- L’hyper-encombrement de l’espace médiatique par des images chocs et leur omniprésence dans nos vies relativisent leur puissance de feu. Dans un quasi-désert audiovisuel, l’image d’un enfant du Biafra mourant de faim à la fin des années 1960 révulsait, mobilisait, de même que les images tragiques qui nous parvenaient du Vietnam au début des années 1970. Aujourd’hui blasé, le consommateur/spectateur/zappeur accordera au cliché à sensation un frisson d’émotion, coincé entre une vidéo sur YouPorn et un spot publicitaire, les clichés du jour de Flipboard et la dernière Une des tabloïds… Le trop-plein d’informations tue l’information, le trop-plein d’émotions tue l’émotion et la capacité à émouvoir ;
- Autre facteur plus inattendu : la banalisation de la médiologie qui se propose d’analyser en permanence l’impact des médias sur la société. Il fut pour le moins surprenant, au lendemain de la diffusion de la terrible image du petit Aylan, d’entendre ici un journaliste de Paris Match, ailleurs un commentateur de BFM ou de France Culture, parler au grand public de l’effet que les émotions produites par ce type de cliché pouvait provoquer sur le politique et la conscience collective (citant pêle-mêle Tien An Men, le Vietnam…). Au menu, décorticage en règle de « l’image symbole » : l’horreur, l’innocence, cette plage que nous, peuple gras et « coupable », venons tous de quitter en cette fin d’été, l’impuissance du militaire turc ; une image idéale, en somme, pour mener un combat contre toute xéno-vigilance métamorphosée en xénophobie et en égoïsme insupportable ;
- Dernier facteur, produit de l’histoire récente des médias, la défiance. Depuis Timisoara, les photos aériennes d’armes de destruction massive et la scénarisation de la guerre en Irak en « Tempête du désert », nos concitoyens, pourtant oublieux de tout, ont plus ou moins appris à déceler les tentations manipulatoires des commanditaires et créateurs d’images. Un minimum de mise en perspective d’une info illustrée permet par ailleurs chez les plus lucides de relativiser l’impact : chaque jour dans l’indifférence générale, la faim ou la maladie terrasse dans le monde des milliers de petits êtres innocents ; chaque jour des milliers sont victimes de maltraitance ou d’abus sexuels… Difficile de polariser l’horreur dans un monde où elle règne en maître.
Mais ne nous y trompons pas : malgré le cheminement inévitable du consommateur/spectateur vers un profil de citoyen mature face à l’image, sa vulnérabilité reste immense car n’ont pas été restaurés les fondamentaux, c’est-à-dire la capacité d’analyse, le goût et la connaissance de l’histoire, l’intérêt pour le débat d’idées et, au bout du compte, le sens critique. Demeure un certain bon sens… malgré la diffusion en boucle sur tous les médias européens de cette photo-étendard, les peuples d’Europe restent majoritairement hostiles à l’accueil massif de migrants et considèrent l’immigration comme un problème et non comme une « chance »…
À vous, donneurs de leçons, bobos humanistes à deux balles, qui ne verraient jamais de migrants de votre vie ou dans vos quartiers, entendez la voix d’un peuple qui en a assez d’être culpabilisé, qui veut préserver son identité et prévenir l’avènement d’un monde de conflits, de tensions, d’une société multiraciste où les petits cadavres pourraient bien, hélas, se compter par millions.
Jean Henri d’Avirac
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