Par Jure Georges Vujic avocat, écrivain franco-croate, et géopoliticien ♦ Il n’y pas si longtemps, l’usage de la notion d’identité était banni du langage politico-médiatique dominant, fortement suspecté de dérive « fascisante » et chargé de connotations négatives à l’heure de l’unification multiculturelle triomphante. Paradoxalement, aujourd’hui le concept d’identité n’est plus ce paradigme démonisé voire tabouisé ; on peut même constater que l’ensemble des familles politiques, de la gauche à la droite, a son propre « discours identitaire », alors que la technocratie bruxelloise s’en accommode très bien en tant que soupape de décompression dès lors que le discours identitaire ne dérape pas vers la remise en cause radicale du marché dominant. L’identité fait figure alors d’un réservoir de ballast d’un navire libéralo-marchand à la dérive. À la suite du Brexit, du référendum sur l’indépendance de l’Écosse et de la Catalogne et les risques de contamination séparatiste et irrédentiste régionale en chaîne, on est en droit de se poser la question sur le pourquoi et le sens même de telles revendications identitaires.
De même que Georges Bernanos s’interrogeait sur le sens de liberté, La Liberté pour quoi faire ?, on est en droit de se demander « L’identité pour quoi faire ? ». Bien sûr, je suis de ceux qui considèrent que les identités enracinées, qu’elles soient ethniques, culturelles, nationales ou régionales, sont les éléments constitutifs incontournables des communautés humaines, ainsi qu’elles représentent de puissants facteurs de pluralité et de différenciation face à l’uniformisation marchande globale.
Et pourtant, si l’on regarde la carte des revendications nationales, ethno-confessionnelles, culturelles, régionales, autonomistes et indépendantistes depuis 1990, suite à la chute du Mur de Berlin, on constate que, d’un côté, certains « peuples sans Etat » ont accédé à l’indépendance et à la souveraineté étatiques et ont rejoint l’UE (comme c’est le cas des nouveaux Etats post-communistes qui se sont libérés du joug communiste totalitaire), alors que, dans d’autres cas, on assiste à des revendications autonomistes et indépendantistes d’entités régionales qui sont le plus souvent politiquement et économiquement plus ou moins bien intégrées dans des Etats fédéraux, ou décentralisés, sur le plan politique, économique et culturel avec de larges prérogatives locales (c’est le cas de la Catalogne qui figure dans la constitution espagnole en tant que « réalité nationale »). Et pourtant, aucune de ces réalités « identitaires » n’a été en mesure de dépasser le cadre démocratique du marché libéral, adhérant avec enthousiasme comme les Etats post-communistes au système dominant de la société de consommation comme une sorte de parousie historique.
Si l’on est en droit d’accorder ce besoin de démocratie comme légitime dans le cas des nations sorties du système totalitaire soviétique, ce besoin de démocratie libertaro-individualiste localiste chez d’autres entités régionales paraît à première vue non fondé ou exagéré. Dans le cas catalan, au-delà de l’existence certaine d’un fort sentiment identitaire, la gauche anarcho-libérale dépasse le discours purement identitaire pour s’inscrire dans une optique communaliste, sociétale et expérimentale, mais qui est loin de remettre en cause les assises marchandes et économicistes de la démocratie de marché. A titre d’illustration, la porte-parole de la gauche radicale catalane et de la liste de l’Unité populaire (CUP), Anna Gabriel, a déclaré que « l’indépendance pour nous n’est pas le but, elle est un moyen pour changer les règles du jeu », ce qui laisse sous-entendre qu’il s’agit plus d’une forme de communalisme libertaire (organisation qui désigne une forme de vie en commun où prime la relation directe entre les membres d’une communauté locale) où l’on tenterait d’expérimenter la démocratie directe et communale analogue à l’expérience historique de la commune de Barcelone.
Et c’est pourquoi, au-delà du clivage régions-Etats nations, patries charnelles-nationalisme jacobin, il convient de recentrer le débat sur la question téléologique et épistémologique des revendications identitaires : à quoi servent les identités, l’identité comme moyen ou comme ultime fin ?
Nationalitarisme et nationalisme
On se souvient aussi que la même question se posait aussi dans le cadre du vieux débat au sein de la mouvance nationale européenne entre partisans du nationalitarisme et ceux du nationalisme. En effet, il convient de rappeler que le terme nationalitarisme forgé par René Johannet renvoyait à l’idée d’une politique basée sur le principe des nationalités. Thierry Maulnier, dans un ouvrage co-écrit avec Jean-Pierre Maxence et Robert Francis intitulé Demain la France (1934), privilégiait une conception du nationalisme considéré non seulement dans son aspect matériel, mais comme « la permanence d’une manière d’être individuelle ». Une telle forme de nationalisme s’opposait à l’idée de « particularisme » et impliquait une projection universelle voire civilisationnelle.
Cette même distinction nationalisme/nationalitarisme sera reprise par l’écrivain maurrassien Jacques Ploncard d’Assac pour désigner les mouvements favorables à ce même principe des nationalités apparus au XIXe siècle contre les monarchies conservatrices, et souvent liés aux idées libérales : « Les nationalistes sont les tenants de la nation-héritage ; les nationalitaires sont les sectateurs de la nation-contrat ». Selon lui, cette conception est négative, car ces mouvements auraient une conception réductrice de la nation (ex. : critères exclusivement géographiques, voire ethniques selon les cas, qui peuvent donner prétexte aux politiques expansionnistes, comme ce fut le cas avec le pangermanisme), sans tenir compte de sa formation historique.
Ainsi, si l’on s’en tient simplement à la forme « identitaire », alors on peut de manière indifférenciée soutenir toutes les luttes autonomistes et identitaires, quelles qu’elles soient, en prenant uniquement en compte le fait qu’elles résultent de la volonté d’une majorité « déclarée ».
La politisation de l’émotion et du patriotisme local (régional, linguistique-culturel et communautariste) aboutira à légitimer la prolifération de nouvelles entités étatiques plus ou moins viables et stables. L’ordre libéral marchand, s’accommodant très bien d’un certain polythéisme des valeurs sur le plan sociétal, peut parfaitement perdurer dans le cadre d’un polythéisme identitaire, si l’on prend en compte que la stratégie de balkanisation et de fragmentation ethno-confessionnelle constitue toujours un levier de l’hégémonie néo-libérale marchande. Dans cette optique d’inflation identitaire, on pourrait assister alors à une démultiplication d’ « identités zonales » à l’instar de la frontière zonale qui renvoie à la notion de « zonalité » désignant « la frange mouvante où se forge la nouvelle société ». La zonalité en fait correspond le mieux à la logique du marché, puisque c’est un horizon spatial en perpétuelle reconfiguration.
Ces multitudes d’identités « new-age-isées » locales, réticulaires, communales, sociétales autocentrées (trop faibles pour mener des politiques protectionnistes et anti-migrationnistes) pourraient constituer cet espace malléable et lisse constructible-déconstructible à l’infini. Paradoxalement ce type d’identités pourrait servir de levier d’affaiblissement et de déconstruction des Etat nationaux et de dé-souverainisation, dans un large processus global de déterritorialisation et dans la dynamique du marché extra-territorial et extra-judiciaire. (Voir article https://www.polemia.com/le-marche-la-nouvelle-frontiere-americaine/)
Le paradoxe identitaire
D’un autre côté, si l’on prend en compte le contenu « intellectuel », « métapolitique » du discours identitaire, alors on s’inscrit dans le cadre d’une perspective d’universalisation et téléologique de l’identité, « l’idéal héréditaire » Barrèsien trouvant son aboutissement dans l’idéal universalisant de la mission, voire de projet commun de type Renanien. Et c’est pourquoi la question de la légitimité identitaire est intimement liée à la primauté donnée aux principes supra-sensibles et ordonnateurs sur les ressorts charnels et émotionnels qui les ont fait naître.
La dialectique instrument/fin est au cœur du clivage patriotisme/nationalisme (tout comme l’opposition impérieuse entre matière/esprit, démocratie marchande libérale et globale/souveraineté nationale politique et économique), et les revendications identitaires, pour qu’elles soient fécondes et pleinement légitimes, se doivent de choisir entre la menace constante de se diluer dans l’ordre démocratique marchand (René Guénon parlait de « dissolution dans la multiplicité »), ou bien d’accepter volontairement de servir un certain destin historique. On retrouve d’ailleurs le même dilemme dans l’article de Julius Evola : « Universalité impériale et particularisme nationaliste ».
Comment ne pas citer, en guise de conclusion, l’actualité de José Antonio Primo de Rivera : la Nation est avant tout « une unité de destin dans l’universel ». Le patriotisme doit se fixer « non dans le sensible, mais dans l’intellectuel », car « ce qui est sensuel dure peu » ; il est un « destin », une « entreprise » ; « La Patrie est ce qui, dans le monde, configure une entreprise collective. Sans entreprise, il n’y a pas de patrie ; sans la présence de la foi en un destin commun, tout se dissout en provinces natales, en saveurs et couleurs locales ». Ainsi le nationalisme de José Antonio critique l’orientation régionaliste à tendances séparatistes, qui conduit à être « des peuples sans destin dans l’Histoire ». La nation n’est pas « une réalité géographique, ni ethnique, ni linguistique ; elle est essentiellement une unité historique ». Enfin, chez lui, qui dit nation dit « société politique capable de trouver dans l’Etat sa machine opérante ».
Bien sûr, sans verser dans une posture stato-nationaliste rigide, il faut toujours avoir à l’esprit le rapport dialectique entre forme et contenu, entre identité et Etat en tant que force ordonnatrice. On peut tout à fait se contenter de la seule identité comme la portion congrue émotionnelle et folklorique, comme compensation pastorale d’une dé-souverainisation croissante des Etats nationaux au nom de la gouvernance mondiale et du marché transnational. Encore faut-il avoir à l’esprit que l’identité n’est pas autofondatrice et qu’il existe une multitude d’identités « négatives », « par défaut », qui se constituent en réaction, par rapport à l’autre (le plus souvent démonisé). D’un autre côté, soutenir inconditionnellement l’Etat réduit à une fonction gestionnaire comme simple machina machinorum et sans assise identitaire consiste à aduler une coquille vide. C’est là tout le paradoxe identitaire.
Jure Georges Vujic
13/10/2017
Correspondance Polémia – 13/10/2017
Crédit photo : Màrius Montón via Wikimedia (cc)
- Après la défaite de la pensée, la défaite de la parole - 1 octobre 2024
- Émeutes : nihilisme festif et inframondisation - 12 juillet 2023
- La nouvelle vérité optionnelle : vers une union du « siliconisme » et du wokisme - 27 mai 2023