De nombreux blessés et sans doute des morts le 19 avril dans le sud-est de la Turquie (à majorité kurde) où les forces de police ont réprimé avec leur brutalité habituelle des émeutes déclenchées par la décision de la Haute Commission électorale d’annuler les candidatures de douze indépendants, dont sept bénéficiaient du soutien du Parti kurde pour la paix et la démocratie. Paris — où une manifestation antiturque a aussitôt bloqué le 20 avril toute circulation sur les Grands Boulevards — doit-il intervenir et exiger la déchéance du premier ministre Erdogan ?
Des morts et des blessés aussi le 18 avril à Jaïtapur, dans l’ouest de l’Inde, où la police a tiré sur des opposants à un important projet nucléaire du géant français Areva dans l’Etat du Maharashtra. Paris doit-il intervenir exiger la mise en accusation du gouvernement de la « plus grande démocratie du monde » ?
Dix-huit civils tués dans la bande de Gaza entre le 7 et le 9 avril par l’aviation israélienne — dont le commandement a déclaré que « les frappes aériennes continueraient tant que les tirs de roquette du Hamas auraient lieu ». La France doit-elle intervenir et exiger le renvoi du Premier ministre Netanyahou devant la Cour Pénale Internationale ?
Contradictions et mensonges
Ces questions peuvent paraître purement rhétoriques. Elles devraient pourtant se poser à tout animal doué de raison après que Nicolas Sarkozy eut pour la seconde fois reçu à l’Elysée le 20 avril Mustapha Abdel Jalil, président du Conseil national de transition (CNT) libyen, et annoncé à l’issue de cet entretien, « consacré à la situation en Libye et au processus de transition démocratique », selon le communiqué officiel, l’envoi d’« officiers de liaison » auprès du CNT. Cela alors même qu’interrogé à la sortie du Conseil des ministres, le ministre de la Défense Gérard Longuet venait de déclarer que « l’envoi de troupes au sol est exclu » car « ce n’est pas la résolution 1973 de l’ONU et nous travaillons dans le cadre de cette résolution ».
Longuet ne faisait d’ailleurs que répéter ce qu’avait dit la veille son collègue Juppé devant la presse étrangère. Le nouveau patron du Quai d’Orsay, deux jours auparavant, avait pourtant dénoncé le manque d’énergie et de détermination de l’OTAN et avait en effet affirmer « rester pour [s]a part tout à fait hostile à un déploiement de forces sur le terrain », qui n’est d’ailleurs « pas du tout prévu ». Il est vrai que l’« hyperministre » avait aussi reconnu : « Ce qu’on a peut-être sous-estimé, c’est la capacité d’adaptation de Mouammar Kadhafi. » Et donc le risque d’enlisement, envisagé et même jugé probable par le général Jean-Paul Palomeros, chef d’état-major de notre armée de l’air, avertissant qu’il faut s’attendre à « un engagement de longue durée » comme en Bosnie ou au Kossovo, car « les fondements des crises sont profonds. On ne peut pas espérer les régler d’un coup de baguette magique » (Billet de Polémia du 19 avril).
Comment ne pas s’angoisser devant le confusionnisme de ces différentes décisions et déclarations ? Car l’hostilité affichée par Juppé et Longuet à tout déploiement de troupes au sol en Libye s’accommode mal de l’envoi dans ce même pays d’« officiers de liaison » — non pas du reste en instance de départ comme le prétend l’Elysée, mais déjà sur place depuis plusieurs jours pour répondre à la revendication des insurgés qui réclamaient la présence d’experts occidentaux capables de mieux diriger les tirs de l’OTAN contre l’armée régulière libyenne. Or, nul n’a oublié en haut lieu, espérons-le du moins, que c’est par l’envoi, à l’inititive de John F. Kennedy en 1963, de simples conseillers militaires à Saïgon que commença l’interminable engagement de l’US Army au Vietnam.
Vers la partition ?
D’autre part, si les mots ont un sens, l’analyse du général Palomeros selon laquelle « les fondements de la crise sont profonds » en Libye signifie qu’il ne s’agit pas dans ce pays d’une simple crise de régime, immédiatement réglée par l’éviction de Muammar Kadhafi comme on veut nous le faire croire : les « raisins de la colère » sont bien plus complexes, et anciens sinon antiques. Cela confirme, cette fois, l’analyse de l’historien Bernard Lugan accusant dès le 13 mars Nicolas Sarkozy d’avoir « reconnu comme représentant du “Peuple libyen” une coalition tribale de Cyrénaïque s’étant donné le nom de Conseil National de l’Opposition », d’avoir reconnu non pas « l’“opposition libyenne”, mais les seuls représentants des tribus insurgées de Cyrénaïque ce qui, convenons-en, n’est pas exactement la même chose ». Et le célèbre africaniste d’expliquer que, «en écoutant BHL et non les spécialistes de la région, le président Sarkozy a donc involontairement redonné vie au plan Bevin-Sforza rejeté par les Nations unies en 1949. Ce plan proposait la création de deux Etats, la Tripolitaine, qui dispose aujourd’hui de l’essentiel des réserves gazières, et la Cyrénaïque qui produit l’essentiel du pétrole (1). Voilà donc la première étape de ce plan oublié désormais réalisée avec la reconnaissance par la France, suivie par l’UE, du gouvernement insurrectionnel de Cyrénaïque… Deux Etats existent donc sur les ruines de la défunte Libye : la Cyrénaïque — provisoirement ? — aux mains des insurgés, et la Tripolitaine. C’est à partir de cette donnée qu’il convient d’analyser la situation, tout le reste n’étant une fois encore que stérile bavardage, vaine gesticulation et soumission à la dictature de l’émotionnel. »
Ignorance crasse et incohérence
Mais encore aurait-il fallu connaître « cette donnée ». Or, se reporter à l’article du géopoliticien Aymeric Chauprade « La diplomatie française est-elle nulle ? – Oui » (2), le Quai d’Orsay comprend de moins en moins de spécialistes avertis. Et ceux-ci auraient-ils multiplié les notes qu’ils n’eussent pas été écoutés, l’Exécutif en général et la présidence de la République en particulier cédant en toute circonstance à la « dictature de l’émotionnel » — d’autant plus volontiers d’ailleurs, dans le cas de Sarkozy, qu’il n’a toujours pas pardonné à Kadhafi de l’avoir ridiculisé lors de sa visite à Paris en décembre 2007. Il lui faut donc avoir la peau du raïs, d’où la Tribune signée conjointement le 15 avril avec le président états-unien Obama et le Premier ministre britannique David Cameron pour convaincre l’univers de l’ardente obligation de la débarrasser d’un tel tyran. Encore que, comme l’a reconnu Gérard Longuet sur LCI, cela équivaudrait à « sortir de la résolution de l’ONU » puisque « la résolution 1973 n’évoquait certainement pas l’avenir de Kadhafi ».
Sortira-t-on avec autant de désinvolture de cette résolution en ce qui concerne le déploiement de troupes au sol ? Déjà, il est avéré que les insurgés disposent de nos fusils Famas, un don gracieux que le commandement justifie par le fait que ces armes ont été déclassifiées par l’OTAN, mais qui constitue un acte de guerre incontestable, toutefois légitimé vis-à-vis de l’opinion par les « dix mille morts faits par la répression à Misrata ». Un chiffre que même France Info estimait le 19 avril « invérifiable » compte tenu de la population de la ville dite martyre et des moyens dont dispose l’armée libyenne désormais privée d’aviation mais qui, matraqué en un incessant « bobardement », pourrait précipiter les événements. Avec la conséquence, que nous redoutions ici dès le 22 mars (3) que « cette guerre puisse durer car Kadhafi et la Libye ne sont pas totalement prévisibles », pour citer encore Gérard Longuet, qui ajoutait en une jolie lapalissade : « Oui, c’est long et compliqué. Et parce que c’est compliqué, c’est long. »
La République au secours du fondamentalisme
Si c’est tellement compliqué, qu’allons-nous donc faire dans cette galère, d’autant qu’il est maintenant de notoriété publique qu’Al Qaïda et les imams salafistes sont à la manœuvre derrière les sécessionnistes de la Cyrénaïque ? Les mêmes imams salafistes qui agitent la Syrie contre Bachar Al Assad (dépêche AFP du 19 avril), chef du seul Etat laïque du Moyen-Orient, et la même Al Qaïda qui a revendiqué, le 19 avril également, le sanglant attentat commis la veille à Kaboul et qui aurait visé le ministre français de la Défense alors en visite en Afghanistan.
On nage en pleine contradiction, en pleine négation du bon sens comme de nos intérêts nationaux alors que notre pays, au bord de la ruine, est prêt à toutes les économies de bout de chandelles (y compris sur le budget de la Défense !) pour colmater les brèches. Mais si vaine, si coûteuse en numéraire et peut-être demain en vies humaines que soit l’intervention, faut ce qu’il faut ! La France n’est-elle pas « le bras armé du droit et de la conscience internationale » comme nous l’a appris le brave général Palomeros ? Et tant pis si la conscience internationale, qui a pris une fois de plus l’affriolant minois de Bernard Henri Lévy, dit « l’affabulation à visage humain », nous conduit à être aussi le bras armé du pire obscurantisme islamique.
Camille Galic
20/04/2011
Notes
Ce qui explique peut-être l’activisme du gouvernement de Londres. En ce premier anniversaire de la marée noire en Louisiane, dont la British Petroleum était responsable et qui lui a coûté très cher, BP aurait bien besoin de se refaire une santé financière en s’emparant de nouveaux terrains pétrolifères.
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