Un lecteur de Polémia nous a signalé un article (1) publié par le site laquadrature.net et touchant une réforme de la loi de 1881 mettant encore un peu plus la liberté d’expression en danger. Cette réforme est bien évidemment restrictive et tend notamment à accentuer les délais de prescription et différencier les auteurs en introduisant une différence de traitement entre les citoyens et les journalistes d’une part et la presse « en ligne » et « papier » d’autre part.
Après cette discussion du 14 octobre, la loi est revenue au Sénat et soumise au vote des parlementaires qui, le 18 octobre, se sont empressés de l’adopter (2). Le site du quotidien Le Monde a rendu compte de cette séance en y apportant quelques commentaires. Nous reproduisons ci-après ces deux publications.
Polémia
I/ Réforme de la loi de 1881 au Sénat : la liberté d’expression en danger !
Paris, le 15 octobre 2016 — Le projet de loi « Égalité et citoyenneté » discuté ces jours-ci au Sénat s’est vu augmenté de deux amendements scandaleux, portés par la sénatrice Françoise Gatel au nom de la Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi « Egalité et citoyenneté ». Ces amendements rallongent de 3 mois à un an la durée de prescription des délits de presse commis sur Internet, et introduisent une différence de traitement entre les citoyens et les journalistes d’une part, et la presse « en ligne » et « papier » d’autre part. En outre, les amendements adoptés introduisent un glissement du droit de la presse vers le droit commun, sauf pour les journalistes « professionnels » signataires d’une charte de déontologie non encore rédigée. Ces dispositions ont été négociées entre certains syndicats de patrons de presse et la Commission spéciale, en toute opacité. La Quadrature du Net s’associe aux protestations communes des sociétés de journalistes, qui n’ont pas été consultées, et rappelle que la loi de 1881 dite « sur la liberté de la presse » concerne en réalité l’intégralité des citoyens français, qui n’ont pas d’autre protection de leur liberté d’expression. Y toucher et y introduire ce type de discrimination est une atteinte à la liberté d’expression de tous les français.
Communiqué commun signé par Le Figaro, Le Monde, l’AFP, Les Échos, Télérama, L’Obs, Le Point, L’Express, Mediapart, France Info.fr, Capa, i-Télé-Canal +, BFM, Bastamag, ainsi que l’association de la presse judiciaire, l’Association des journalistes de l’information sociale (AJIS) et l’Association des journalistes économiques et financiers (AJEF) et La Quadrature du Net.
Le 18 octobre, les sénateurs enterreront peut-être la loi de 1881 sur la liberté de la presse.
Sous prétexte de lutter contre les abus d’Internet, ils s’apprêtent à remettre en cause ce texte fondateur, sans concertation préalable avec les représentants des journalistes. Les SDJ de 26 médias avaient lancé un appel pour obliger le Sénat à revoir sa copie. Mais il est resté sourd à notre appel.
Certes, il a aménagé le texte liberticide, mais la nouvelle mouture reste inacceptable.
- La prescription des délits de presse (trois mois, aujourd’hui) passerait à un an pour les sites web. Autrement dit, il y aura une justice à deux vitesses : pour la presse en ligne, ce sera toujours un an; pour les télévisions et les radios, la prescription sera de trois mois pour l’antenne et d’un an en ce qui concerne les podcasts et les replay. Inacceptable.
- Le texte prévoit toujours de supprimer une garantie fondamentale des droits de la défense. Aujourd’hui, c’est à celui qui s’estime diffamé ou injurié de préciser exactement par quel passage, et de qualifier le délit (injure, diffamation ou autre). S’il se trompe, son action est déclarée nulle par le tribunal. Or, le Sénat ouvre la voie à des poursuites dans lesquelles le journaliste devra se défendre sans savoir exactement ce qui lui est reproché. Inacceptable.
- Pour le Sénat, les journalistes professionnels ne pourraient pas faire l’objet d’actions judiciaires sur le terrain de la faute civile. Mais cette concession apparente est un leurre : nos sources, elles, seront pleinement soumises au risque d’une action en responsabilité civile, qui pourrait les dissuader de s’exprimer au vu des dommages et intérêts élevés. Les sociétés éditrices des journaux le seront tout autant. Inacceptable.
La liberté d’expression est une liberté fondamentale qui mérite beaucoup mieux que ce bricolage législatif. Nous, sociétés de journalistes, réitérons notre appel à la mobilisation la plus large contre un projet de loi liberticide qui met en péril l’un des piliers de la démocratie, consacré par le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’Homme.
La Quadrature du Net s’associe à ce communiqué et soutient la position des journalistes, mais rappelle cependant qu’en plus de faire une différenciation entre journalistes, les Sénateurs s’apprètent à creuser le fossé entre les journalistes qui adhèreraient à une future charte déontologique et les autres personnes, citoyens ou journalistes non adhérents à cette charte.
Pour rappel, la loi de 1881 dite « sur la liberté de la presse » concerne en réalité l’ensemble de la liberté d’expression en France. Il n’est pas acceptable d’avoir une telle différence de traitement entre l’expression des citoyens et celle des journalistes professionnels. La liberté d’expression est un droit constitutionnel qui doit bénéficier à l’ensemble des citoyens sans distinction de profession. Instaurer des délais de prescription différents pour les journalistes et les non-journalistes est une rupture du principe d’égalité des citoyens.
La Quadrature du net
Internet & Libertés
15/10/2016
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II/ Le projet de loi « Egalité et citoyenneté », qui bouscule les fondements de la loi de 1881 règlementant le droit de la presse, est dangereux.
Editorial. Il n’y a pas tant de lois dont on peut dire, cent trente ans plus tard, qu’elles ont contribué à fonder la République. C’est le cas de la loi du 29 juillet 1881 qui réglemente le droit de la presse. Elle consacre un principe – la liberté d’informer –, sauf pour les cas expressément prévus par la loi qui permettent à la personne diffamée de faire valoir son point de vue et au journaliste de prouver ses dires et sa bonne foi. Cette loi a fait ses preuves.
Or, deux sénateurs, François Pillet (Les Républicains, Cher) et Thani Mohamed-Soilihi (Parti socialiste, Mayotte), se sont inquiétés des abus, injures et outrances que l’on trouve abondamment sur Internet. Ils ont rédigé en juillet, sans entendre un seul journaliste, un rapport qui bouscule les fondements mêmes de la loi de 1881. Pour lutter contre les calomnies anonymes d’Internet, ils s’attaquent de front aux articles, signés et assumés, sur le Net. Leurs propositions ont été intégrées dans un texte fourre-tout, intitulé « Egalité et citoyenneté », adopté mardi 18 octobre et qui doit revenir en seconde lecture à l’Assemblée nationale.
Trois points problématiques
Soyons clairs : ce texte est dangereux. Les sociétés de journalistes de vingt-six médias, dont Le Monde, ont mis en garde les sénateurs sur trois points problématiques. D’abord la prescription, c’est-à-dire la date au-delà de laquelle on ne peut plus attaquer un article. Elle est fixée à trois mois par la loi de 1881. Le Sénat l’étend à un an pour les sites Web. Le Conseil constitutionnel avait jugé, en 2004, qu’il ne pouvait y avoir deux régimes de prescription différents, mais le Sénat n’en a cure. La mesure est absurde : une émission de radio ou de télévision sera prescrite au bout de trois mois, mais son podcast un an plus tard ; de même, un article du Monde.fr qui ne sera pas exactement le même que celui du quotidien papier (il y a toujours de menues différences, ne serait-ce que de titre) pourra lui aussi être poursuivi pendant une année.
Deuxième difficulté : c’était jusqu’ici à la personne qui se sentait visée de dire par quel passage et pour quelle infraction. Pour le Sénat, le juge ou le procureur pourraient désormais se débrouiller pour trouver la bonne infraction : le journaliste ne saura pas exactement sur quoi et pour quoi il est attaqué, alors que la loi lui laisse peu de temps pour se défendre et présenter ses preuves.
Une menace à la liberté d’expression et d’information
Enfin, et c’est le plus grave, le Sénat contourne la loi de 1881 en autorisant le plaignant à attaquer pour une faute civile, ce que la Cour de cassation a explicitement écarté. En clair, n’importe qui, n’importe quelle entreprise pourraient porter plainte contre un article ou un commentaire dont ils estiment qu’il leur « cause un dommage ». Cette disposition ne s’applique pas aux journalistes professionnels, tempère le Sénat, en oubliant d’ailleurs de mentionner les entreprises de presse, personnes morales. Mais elle s’appliquera aux blogueurs et à tous ceux qui écrivent sur Internet.
Le Sénat se veut le gardien des libertés. En l’occurrence, il les menace. Cela ne vaut pas seulement pour les journalistes, mais pour tous les citoyens. Le Conseil constitutionnel en 2009, comme la Cour européenne des droits de l’homme en 2012, ont considéré que l’Internet est devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté d’expression et d’information. Les sénateurs n’ont pas voulu entendre ni respecter ce principe, ce sera le devoir des députés de le réaffirmer.
Le Monde.fr
19/10/2016
Notes :
(1) https://www.laquadrature.net/fr/liberte-expression-danger
(2) http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/10/19/liberte-de-la-presse-le-mauvais-coup-du-senat_5016334_3232.html
Correspondance Polémia – 18/11/2016
Image : Image de Joël Saget / AFP, illustrant l’article du Monde