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L’Homme défiguré, de Ivan Blot

L’Homme défiguré, de Ivan Blot

par | 12 avril 2015 | Médiathèque

L’Homme défiguré, de Ivan Blot

« Sans traditions, il n’y a pas d’humanité véritable mais des êtres humains malades qui ne régressent même pas vers l’animalité (car celle-ci a des règles de vie), mais vers le chaos pulsionnel et la folie suicidaire. »

On ne présente plus Ivan Blot, qui très régulièrement fait profiter Polémia de ses analyses toujours pénétrantes en matière de science et de philosophie politique. Son dernier livre, L’Homme défiguré. La personne humaine face à l’im-monde moderne, présente un intérêt tout particulier, car il constitue une synthèse de plusieurs années de réflexion sur les risques de dépersonnalisation et de déshumanisation qui menacent nos sociétés.

Les lecteurs des précédents ouvrages et les fidèles auditeurs des conférences d’Ivan Blot retrouveront les thèmes chers à l’auteur, que l’on peut regrouper autour de trois pôles.

En premier lieu, l’idée que « notre monde actuel est caractérisé par la société du “Gestell”, terme utilisé par Heidegger pour désigner le système de mobilisation des hommes et des choses dans une perspective uniquement utilitaire ». Pour Heidegger, le monde s’organise autour d’un quadriparti : le ciel, la terre, les mortels et la Divinité. Avec le Gestell se produit une dégénérescence de ces quatre composantes : le ciel (idéal, morale) laisse la place à l’argent ; la terre (patrie, enracinement) à la technique ; les mortels (personnes humaines) à la masse ; la Divinité enfin à l’ego. L’équilibre harmonieux du monde se dissout dans ce que le philosophe Jean-François Mattéi désigne comme l’im-monde, où règne la « barbarie intérieure » (1).

En second lieu, Ivan Blot se réfère aux données scientifiques qui distinguent trois cerveaux : le cerveau reptilien siège des instincts, le cerveau intellectuel siège de la raison et le cerveau affectif siège des sentiments. La prévalence des cerveaux reptilien et affectif débouche sur l’homme sauvage, celle des cerveaux reptilien et intellectuel sur l’homme barbare. Ce n’est que lorsque la raison et les sentiments s’accordent pour réfréner les pulsions instinctives que l’homme civilisé peut l’emporter. Or, dans l’im-monde moderne, le rationalisme des Lumières rejoint l’esprit de Mai-68 (« Jouissons sans entraves » ; « Il est interdit d’interdire » ; etc.) pour libérer les ingrédients de la barbarie.

Enfin, on ne sera pas surpris de retrouver parmi les éléments qui fondent la réflexion de l’auteur le thème des sociétés indo-européennes trifonctionnelles et le nom de Georges Dumézil. La dérive de l’équilibre des trois fonctions – « déspiritualisation » et « juridicisation » de la fonction souveraine ; abaissement des valeurs et des moyens de la fonction guerrière ; corrélativement, hypertrophie de la fonction productive et marchande, qui investit progressivement les deux autres fonctions – est à l’évidence une cause également fondamentale de l’inversion des valeurs que nous observons depuis plusieurs décennies.

C’est de la complémentarité de ces trois pôles que devrait naître l’harmonie, et c’est d’elle que naît la décadence, dans une équation que l’on pourrait résumer ainsi : Gestell + rationalisme + libertarisme + domination de la fonction marchande = barbarie intérieure.

La capacité d’Ivan Blot à établir des passerelles entre des penseurs de toutes les époques et de toutes les disciplines, et à montrer les liens qui existent entre eux, même de manière subliminale, n’est pas le moindre des mérites de l’auteur. On prend plaisir et intérêt à les découvrir pour certains – Jean Climaque ou Grégoire Palamas – ou à les mieux connaître. Une mention particulière doit être faite à propos d’Arnold Gehlen, dont on a souvent tendance à réduire les travaux à la phrase « l’homme est par nature un être de culture », et qui fait l’objet ici de larges développements.

Les nombreuses pages consacrées à Friedrich Hayek sont également très riches d’enseignement, car elles font justice des idées reçues sur le prix Nobel d’économie, à qui certains attribuent une large part de responsabilité dans la dérive de l’économie vers le « tout-marché », et la mondialisation. Je m’étais fait l’écho, en les jugeant abusives, de telles prises de position dans la recension de l’ouvrage de Wolfgang Streeck, Du temps acheté, non dépourvu d’intérêt à beaucoup d’égards, qui faisait de Hayek une sorte de père fondateur du cosmopolitisme (2). L’on se convainc rapidement du contresens quand on lit les nombreux extraits des écrits de Hayek cités par Ivan Blot. Certes le continuateur de l’école autrichienne considérait avec raison que les mécanismes du marché étaient mieux à même de garantir la prospérité que le dirigisme économique. Mais c’est oublier qu’il a été aussi un défenseur acharné des traditions, qu’il estimait indispensables à la survie des sociétés :

« C’est un fait, écrivait-il, que souvent les règles héritées de la tradition sont ce qui sert le mieux le fonctionnement de la société, plutôt que ce qui est instinctivement reconnu comme bon, et plutôt que ce qui est reconnu rationnellement comme utile à des fins spécifiques ; mais c’est là une vérité que l’optique constructiviste de notre époque refuse d’admettre ».

Et il était tout à fait conscient des dérives que pouvait entraîner une certaine conception – en l’occurrence anglo-saxonne – du libéralisme économique. Le problème, comme le souligne régulièrement Henry de Lesquen, est que le libéralisme est une doctrine incomplète, qui ne peut exprimer sa positivité que combinée aux valeurs identitaires et traditionnelles. Or, dans les sociétés occidentales, c’est la conception anglo-saxonne qui tient le haut du pavé, mâtinée de l’individualisme des Lumières et de l’esprit de Mai-68, pour forger « le libéral-libertarisme » dominant.

Pour sortir de l’impasse, il n’est donc qu’un seul remède : le retour à nos traditions et à nos racines :

« Sans traditions, il n’y a pas d’humanité véritable mais des êtres humains malades qui ne régressent même pas vers l’animalité (car celle-ci a des règles de vie), mais vers le chaos pulsionnel et la folie suicidaire. » Ivan Blot : La nécessité des traditions et les erreurs de la révolution : Arnold Gehlen et Edmund Burke. (Le rassemblement, 3 février 2014.)

Parmi les traditions figure le christianisme : « Nier l’héritage chrétien de l’Europe est aussi absurde que de nier son héritage gréco-latin ». A cet égard, Ivan Blot précise bien qu’il ne s’agit ni de remettre en cause la liberté d’opinion religieuse ni le caractère éminemment personnel de la foi, mais de tenir pour acquis, au-delà des croyances de chacun, le fait que le christianisme a apporté aux sociétés européennes deux idées importantes : d’une part, l’idée d’une échelle morale et par conséquent d’un idéal de lutte contre le mal permettant de se rapprocher de la divinité ; d’autre part, l’idée de l’incarnation de Dieu : « Cette idée a fait du Dieu chrétien un “père” très proche des hommes, différent à cet égard du Dieu des juifs et du Dieu de l’Islam. »

Le réarmement moral auquel nous invite Ivan Blot est un objectif, certes, difficile à atteindre, compte tenu de l’état de délabrement de la pensée auquel nous assistons depuis plusieurs décennies. Mais le pire n’est pas toujours sûr. Nous pouvons en effet constater avec satisfaction que les penseurs de droite tendent de plus en plus à s’affranchir des querelles d’autrefois pour édifier un référentiel idéologique commun, et sans renier pour autant leur spécificité ni vendre leur âme.

L’Homme défiguré constitue une pierre de premier plan à cet édifice.

Bernard Mazin
9/04/2015

Notes

  1. Jean-François Mattéi, La Barbarie Intérieure – Essai Sur L’immonde Moderne, puf, 2004, 334 p. (réédition)
    Depuis que l’immonde est monde, Jean-François Mattéi pointe la «barbarie intérieure» d’un monde sans commencement ni but, n’orientant plus l’homme que vers le désert de son âme.
    Jean-François Mattéi. La Barbarie intérieure. Essai sur l’immonde moderne. (Libération, Robert Maggiori 10 juin 1999)
    Jean-François Mattéi, La barbarie intérieure, Essai sur l’immonde moderne (Neoprofs.org, Robin le Sam 16 février 2013)
    Jean-François Mattéi : Pour purger notre barbarie, on la reporte sur l’autre (L’OBS, Gilles Anquetil, 26 mars 2014.)
  2. Wolfgang Streeck, Du temps acheté / La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Ed. Gallimard NRF Essais, septembre 2014, 378 pages.

Ivan Blot, L’Homme défiguré/ la personne humaine face à l’im-monde moderne, Éd. Apopsix, mars 2015, 330 pages.

Bernard Mazin

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