Dans les années 1990, le ressortissant algérien Lyes Laribi a été arrêté parce qu’il animait un syndicat étudiant indépendant. Après avoir été incarcéré 1 400 jours sans jugement et torturé dans un camp d’internement au Sahara puis dans la prison militaire de Blida, il s’est expatrié en France où il enseigne les mathématiques dans un lycée. Dans son ouvrage, Histoire des services secrets algériens – Du MALG au DRS (Éditions Erick Bonnier, 253 pages, 20 euros), l’auteur décrit la nature du pouvoir réel en Algérie et ses méthodes sanguinaires utilisées contre son propre peuple. Ce récit historique très documenté s’inscrit dans la continuité de deux livres de référence d’anciens cadres de haut niveau des services algériens, Hicham Aboud (« La mafia des généraux », Lattès, 2002) et Mohamed Semraoui (« Chronique des années de sang – Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes », Denoël, 2003). Décryptage de Johan Hardoy.
De la guerre d’Algérie à la « décennie noire »
Au début de l’année 1954, la DST, qui a recueilli des informations dans le milieu immigré algérien, demande l’autorisation de mettre en œuvre le plan Sirocco visant à arrêter des individus soupçonnés de stocker des armes pour déclencher un mouvement armé en Algérie. Les autorités françaises refusent ce plan, jugeant les rapports du service de renseignement intérieur alarmistes.
Après le début de l’insurrection en novembre 1954, le SDECE, le service extérieur ancêtre de la DGSE, parvient à récupérer des archives de l’ambassade d’Égypte à Paris qui prouvent l’implication de ce pays. Les plus grandes opérations du SDECE vont être menées par son Service Action sous le couvert de l’organisation Main rouge, destinée à éliminer les réseaux de soutien en Algérie ou en Europe.
Du côté des indépendantistes, Abdelhafid Boussouf crée en 1956 la Direction centrale des liaisons générales (DCLG), un service de renseignement du Front de libération nationale (FLN). L’année suivante, cette structure devient le Ministère de l’armement et des liaisons générales (MALG). Boussouf n’hésite pas à faire exécuter ses opposants au sein même des milieux indépendantistes, ce qui lui vaut une réputation d’assassin.
Sous sa direction, les « Malgaches » parviennent à recueillir « une mine inépuisable de renseignements de proximité issue soit des citoyens convaincus par la cause, soit des agents de l’ALN/FLN infiltrés dans les différents corps de l’administration française », tout en réussissant à implanter leurs agents sur le territoire français et à nouer des relations avec le BND allemand, le KGB et la CIA.
De l’indépendance (1962) à la mort du président Houari Boumédiène (1978), le relais est pris par la Sécurité militaire (SM). Durant toutes ces années, on impute à ce service des dizaines d’assassinats de personnalités, à l’instar de celui commis en 1987 à Paris contre l’avocat Ali Mécili qui qualifiait le régime algérien de « terroriste ».
En 1990, le président Chadli Bendjedid, sous l’influence de son chef de cabinet Larbi Belkheir (alias « le parrain ») et du ministre de la Défense Khaled Nezzar, centralise les services sous l’égide d’un organisme unique baptisé Département du renseignement et de la sécurité (DRS). Durant ses vingt-cinq ans de règne, son directeur, Mohamed Médiène, est considéré par les chancelleries occidentales comme « le vrai président de l’Algérie ». Son adjoint, Smaïn Lamari, qui prend la tête de la Direction du contre-espionnage (DCE), jouera plus tard un rôle important dans la reddition des islamistes armés et dans la politique de la concorde civile qui a suivi cette décennie noire.
En 2016, le DRS est finalement dissous et éclaté en trois directions générales.
Des relations particulières avec les services français
Dans les années 1980, la DST et la SM vivent un véritable « conte d’amour ». En effet, le service algérien est considéré comme « la clef pour entrer dans certains pays arabes », ce qui se révèle particulièrement utile pour faire libérer des otages détenus au Liban, mais n’empêche pas des exécutions en plein Paris comme celle d’Ali Mécili. En outre, « entre 1984 et 1985, c’est par l’intermédiaire de la SM que la DST entretient des contacts secrets avec Abou Nidal afin d’éviter à la France les foudres du Fatah-CR ».
Durant la décennie noire, la DST travaille en étroite collaboration avec la DRS pour lutter contre le terrorisme islamiste, ce qui indispose la DGSE qui « s’est toujours méfiée de ce rôle et a toujours considéré que le DRS manipulait les informations. », une thèse partagée par Lyes Laribi selon lequel « les services secrets algériens manipulent l’islamisme armé pour garder un certain climat d’insécurité, ce qui favorise le maintien de l’état d’urgence ».
Un pays contrôlé par ses services secrets
Depuis la mort de Boumédiène, les présidents successifs exercent, malgré la lettre de la Constitution, un pouvoir très limité. De fait, c’est la SM qui gouverne réellement en raison de son droit de regard sur le choix des élus (jusqu’à l’échelon présidentiel) et celui des titulaires des postes à responsabilité dans les ministères, les administrations, les établissements étatisés comme la Sonatrach (pétrole et gaz) et la Sonelgaz (électricité et gaz), les banques, etc.
Si d’aventure un président décide de dépasser le cadre des « règles non écrites imposées par le pouvoir occulte », les services se chargent soit de faire un coup d’État (Chadli Bendjedid en 1992), soit de provoquer sa mort par assassinat (Mohamed Boudiaf en 1992, alors que celui-ci avait notamment décidé de lancer une opération « main propre »), soit de le démettre (Liamine Zéroual en 1998).
Des pressions s’exercent également sur le système judiciaire et la presse écrite. Lors d’un procès, la directrice de la presse écrite au ministère de la Culture et de Télécommunication a ainsi révélé, sans donner de noms, qu’elle avait recruté pour la chaîne Khalifa TV quatre-vingts journalistes dont une bonne partie était des correspondants du DRS.
Par ailleurs, les analystes financiers estiment que « les avoirs des Algériens en Occident dépassent actuellement les cent cinquante milliards de dollars », raison pour laquelle « la rue algérienne attribue à chaque général décideur une banque ». Ces hiérarques « contrôlent le commerce extérieur », dont « Le secteur de la santé et plus particulièrement celui du médicament, l’un des plus pourris et des plus corrompus d’Algérie ». Le « gâteau du médicament », lié aux importations, bénéficie aux « enfants d’officiers supérieurs, de ministres et de clientèles qui servent de prête-noms », alors que « les généraux, leurs progénitures et leurs complices se soignent à l’étranger ».
Les services peuvent également contrôler ou infiltrer des partis d’opposition. Hicham Aboud affirme que, pour diviser les islamistes, le parti d’opposition Hamas, proche des Frères musulmans, a été élaboré dans le bureau de son chef de cabinet Mohamed Betchine (ex-chef de la « police politique » devenu ministre conseiller très influent de Zéroual) !
Lors d’un témoignage devant une juridiction parisienne en 2002, le colonel Mohamed Semraoui, ancien bras droit de Smaïn Lamari, a déclaré que les services secrets algériens comptaient dix-sept agents, dont l’instigateur de la fondation du parti, parmi les trente-cinq membres du Conseil consultatif du Front islamique du salut (FIS). Selon lui, les décideurs ont « joué avec le feu » avec les islamistes en vue d’affaiblir le FLN.
L’instrumentalisation du terrorisme
Dans une interview accordée au journal Libération en 2003, Semraoui avance également que le Groupe islamique armé (GIA) était une création des services secrets algériens ! Dans son livre, il explique que le but recherché était de « décrédibiliser le FIS » afin de conserver le « système bâti sur le clientélisme et la prédation », tout en justifiant la répression puis l’interdiction du parti islamiste qui aurait obtenu la majorité parlementaire sans le « coup d’État » des généraux de 1992.
Par la suite, ses instigateurs, Nezzar, Belkheir, Médiène, Lamari et consorts (il écarte Betchine) ont cherché à inciter les groupes armés, via les manipulations les plus tordues (dont le recrutement du « marchand de poulet » Djamel Zitouni, promu « émir sanguinaire » avant d’être finalement éliminé) à commettre des actions violentes contre les forces de sécurité pour faire basculer celles-ci et le reste de la population du côté du « tout sécuritaire ».
Au total, Lyes Laribi impute aux services algériens une multitude d’assassinats commis par des « escadrons de la mort » contre des cadres des services de sécurité (dont celui, en 1996, du général Saïdi Fodhil, pressenti pour prendre la tête du DRS et partisan d’un retour du pouvoir aux civils), d’officiers supérieurs, d’intellectuels, de journalistes, de syndicalistes et d’artistes, de même que la déportation de dizaines de milliers de personnes dans des camps de la mort situés en plein désert, l’arrestation de dizaines de milliers d’Algériens dont la majorité a été torturée, la disparition de dizaines de milliers de personnes, des massacres collectifs dans des villages acquis à la guérilla islamiste [attribués le plus souvent au GIA via de fausses revendications, comme le souligne Semraoui]…
Sans apporter de preuves décisives, l’auteur avance également que les services secrets algériens, décidés à « vendre la menace du “péril vert aux portes de l’Europe” aux chancelleries étrangères », sont également impliqués dans les attentats de Paris en 1995 [Selon Semraoui, leur organisateur, Ali Touchent, était un agent de la DRS chargé de coordonner l’activité du GIA en France et en Europe].
De même, l’année suivante, les moines trappistes de Tibhirine auraient été enlevés « par un groupe armé sous le contrôle du DRS » dans le cadre d’une opération dirigée par Smaïn Lamari en personne. « L’enlèvement aurait dû se terminer par la libération des moines », mais ceux-ci auraient été abattus par erreur par un hélicoptère de l’armée algérienne, puis « décapités après leur mort pour camoufler la vérité »…
***
En conclusion de son livre, Mohamed Semraoui paraphrase Mao Zedong : « la mafia aux commandes du pays marche sur deux pieds, la corruption et la terreur. (…) Le contrôle prédateur de la rente est l’alpha et l’oméga du régime militaro-policier, sa seule idéologie et sa raison d’être exclusive. Celle qui a motivé toutes les horreurs. »
Le préfacier du livre de Lyes Laribi, Gilles Munier, rappelle quant à lui les propos tenus par l’avocat Jacques Vergès en 1992 : « Il y a trente ans, je dénonçais la pratique de la torture par la police et une partie de l’armée française en Algérie. Si on m’avait dit, alors, que la torture serait à nouveau utilisée contre les Algériens et par ceux qui se prétendent les héritiers de la révolution, quoique sans illusions sur les hommes, je ne l’aurais pas cru. »
Johan Hardoy
16/0/2023
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