Par Philippe-Joseph Salazar, auteur de Suprémacistes ♦ Après avoir publié il y a quelques jours un premier article de Philippe-Joseph Salazar sur l’excellent concept d’anarcho-tyrannie, nous partageons à nos lecteurs ce nouveau texte consacré à l’État de droit.
Polémia
Comment substituer des lois à la Constitution et rompre le contrat d’origine.
COMMENT RAISONNENT-ILS ? Wikipédia est souvent intéressant par ce qu’on n’y trouve pas. C’est alors un peu comme une histoire d’espionnage : si on capture un espion qui porte sur lui une liste de renseignements sur, disons, tel armement qu’il doit subtiliser, on peut en déduire que son camp manque d’un tel armement. Cela peut être une ruse mais Wikipédia est encore trop bête pour poser des pièges. Or à la page en anglais, assez brève, sur l’illustre philosophe du droit Lon L. Fuller, pas de renvoi en français. Fuller (1902-1978) est l’auteur d’un ouvrage qui a fait date en jurisprudence, en philosophie du droit si on préfère : The Morality of Law. Publié en 1964 et révisé en 1969, sa traduction en français date seulement de 2017. Cas flagrant du terrible décalage – un demi siècle – ou du manque de porosité intellectuelle qui existe entre le monde anglo-saxon et le monde francophone dès qu’on sort des idées à la mode s’imbibant d’actualité politique comme des moules s’ouvrant à la marée. Le risque est que les idées qui ne surfent pas à la surface de la mode ont une puissance souterraine d’influence.
Avant d’en venir au sujet précis de cet essai, un passage nécessaire est de revenir à la conception du droit défendu par Fuller. De fait tout le monde n’a que ce mot à la bouche depuis des années, « l’État de droit ». « L’État de droit » est mis à toutes les sauces d’arguments invoqués pour réprimer des opinions politiques à contre courant, ou pour imposer des mesures liberticides, ou pour défendre des actions militaires à l’étranger. C’est de bonne guerre : un État doit se défendre comme il peut, y compris en invoquant le mantra de « l’État de droit » comme jadis les rois invoquaient leur Droit divin. Même procédure argumentative : il existe au dessus de l’État quelque chose d’intouchable, jadis Dieu, de nos jours le Droit. Deux rhétoriques pour un même résultat : imposer une norme supérieure qui force au silence les dissidences à la fois par le recours aux mécanismes de la justice et le recours à une supériorité morale de l’État.
« Quand le droit (la loi) est comparé à la moralité, on assume généralement que le public a une idée claire de ce qu’est la moralité »
C’est ici que Fuller entre en jeu, sur cette question de la moralité. Dans un chapitre célèbre qui pose la base de sa théorie du droit, Fuller explique « les deux moralités » à l’œuvre dans une société organisée. Il relève une tendance générale à attribuer au droit une valeur morale, sans qu’on le dise forcément comme ça : mais il est certain que toute la rhétorique gouvernementale actuelle, qui fabrique du droit par une législation envahissante et invoque l’État de droit comme justification supérieure, est complètement saturée de références morales – qu’on peut résumer ainsi : « c’est pour votre bien ». Moralité dans la rhétorique de l’État a fini par signifier : « C’est bon pour vous, et nous savons ce qui est bon pour vous ». Opposez-vous au discours dominant, qui est soutenu soit par l’armature des lois soit par le recours magique à l’Etat de droit, et vous êtes un « salaud ». Vous êtes contre le port du masque sanitaire ? Vous êtes immoral. On ne vous le dit pas toujours explicitement, on se défausse sur « les gens sont indisciplinés, etc. », donc sans dire « moral » mais on n’en pense pas moins. Voilà comment fonctionnent des idées floues.
L’État de droit ? Un néo-totalitarisme contre l’identité et les libertés
Et voici comment Fuller dissipe le flou : « Quand le droit (la loi) est comparé à la moralité, on assume généralement que le public a une idée claire de ce qu’est la moralité ». Voilà le nœud gordien. Que Fuller tranche en expliquant qu’il existe en réalité deux idées, publiques, de moralité : il existe une idée concernant une « moralité par idéal » (« morality by aspiration »), à laquelle on aspire, et l’idée d’une « moralité par obligation » (« by duty »), celle qui impose un devoir. La distinction n’est pas neuve, mais l’appliquer au rapport des gens à la loi, à l’idée que se font les gens de la loi, si.
Croire politiquement en une moralité par idéal c’est croire que nos actions, en société, en politique, doivent aspirer à représenter un idéal, et plus précisément un idéal de vie comme citoyen d’une démocratie, grâce à quoi l’Etat de droit, avec sa double armature juridique (les lois) et rhétorique (ses moyens de persuasion et de propagande), permet à chacun d’atteindre à une sorte d’idéal personnel – par comparaison : le discours dominant des entreprises vis à vis de la vie de leurs employés est que ceux-ci, en travaillant là, « réalisent pleinement leur potentiel », même si leur utilité réelle est la maximisation de la plus value. Même discours dominant dans l’éducation. L’idée de base est que les devoirs politiques et sociaux qu’on nous impose ou que nous nous imposons servent à atteindre cet idéal. Bref l’Etat de droit nous tire vers le haut et fait de nous des hommes meilleurs.
Croire politiquement en une moralité par obligation c’est croire que pour vivre en société, en démocratie pour être exact, nos libertés doivent réglées par des obligations précises, que nous devons respecter – « devoir » comme dans « ce qu’on doit respecter » ; et ces obligations relèvent des législateurs que nous élisons librement. Nous consentons librement que des législateurs nous imposent des limites. Ne pas respecter ne devoir entraîne une sanction. Ces limites peuvent être basiques, dans les pays où le législateur ne cherche pas à tout enrégimenter, ou envahissantes, comme en France. Mais nous en acceptons l’idée comme étant la règle du jeu.
Ces deux idées opposées sont activées en politique par une référence commune, « au bien commun », à la « société », à la « communauté ». On connaît la chanson. Mais on ne voit pas que les paroles se chantent sur deux mélodies différentes, celle de la moralité de l’État de droit par idéal, et celle de la moralité de l’État de droit par obligation.
Exemple, pour saisir sur le vif ces deux idées que le public se fait, sans le savoir qu’il se le fait, entre les exigences de l’État de droit et comment il nous demande de nous comporter « pour le bien commun », prenez le Brexit : il est clair que l’idéologie et la rhétorique de l’Union européenne est de faire de nous de « meilleurs » Européens, de faire de l’Union européenne la nouvelle Jérusalem céleste, l’exemple brillant d’une vaste démocratie multinationale. Les déclarations grandiloquentes (mais sincères) de Bruxelles parlent d’une moralité politique par idéal. Par contre, au Royaume-Uni, le cœur des débats a été, pour l’essentiel, l’utilité de l’énorme législation européenne et des multiples règles imposées aux citoyen britannique – Conservateurs et Travaillistes se sont écharpés là-dessus, d’où leur accord commun sur la nécessité d’un deal. Or qu’est-ce qu’un deal, sinon une tractation au sujet de règles précises, et sans aucune aspiration vers un idéal ? Pour jouer sur les mots l’UE argumentait « ideal », et les Britanniques « deal ». Qu’on ne s’étonne pas que la pierre angulaire du deal c’est la suprématie de la loi britannique sur la loi européenne, car d’elle dépend l’Etat de droit et la mise en action de ces visions « morales ».
Or il y a plus grave que Brexit – à savoir comment ce conflit d’idées à propos de deux types de devoir moral qu’un citoyen devrait avoir présent à l’esprit quand l’État de droit le malmène, l’invective, ou le sermonne comme un enfant – « Masque ! Pas masque ! A deux mètres ! Non, à un mètre cinquante ! » – se transforme, ni vu ni connu, en un conflit sur la nature de la politique où l’on vit.
Ce conflit est vif aux États-Unis. C’est lui qui alimente en réalité le conflit, désormais ouvert, entre Républicains et Démocrates, qui nourrit l’ « alt right » et les variantes du suprémacisme blanc, qui attise le racialisme des « Black Live Matters » et jette les trotskystes de l’antifa dans la rue. Et pourtant les médias n’en parlent pas. Fuller aurait répondu : « Bien sûr, puisque les deux idées de la valeur morale de l’Etat de droit sont incomprises de la plupart des gens, et surtout des législateurs qui font tout pour le camoufler, quand il le comprennent ».
Quel est ce conflit ? Suspense. C’est un conflit au sujet de la substitution d’une idée politique à une autre idée politique. Elle est de taille.
Je traduis librement, et l’auteur écrit cela en 2019 : « Le mouvement des Droits civils qui, en 1964, était apparu comme une réforme ambitieuse s’est révélé être, ces dernières décennies, bien autre chose. Les réformes des années soixante qui avaient pour objet les droits civiques (des Noirs) ne furent pas seulement un élément ajouté à la Constitution. Ils étaient une Constitution rivale, avec laquelle la Constitution originale devint souvent incompatible – et cette incompatibilité devint évidente dans l’échafaudage de droits qui s’ensuivit. On nous parle de « polarisation » de la vie politique ces dernières années. Mais il s’agit d’un phénomène bien plus sérieux ; il s’agit d’un désaccord fondamental sur laquelle des deux constitutions doit avoir le dessus : l’Etat de droit datant de 1788, avec toutes ses traditions de légitimité instrumentée par la jurisprudence, et des siècles de culture américaine ; ou un état de fait, la « constitution » de 1964 qui ne se conforme pas aux modes traditionnels de légitimité mais qui rallie à elle la quasi unanimité des élites juridiques et des professions d’enseignement, et l’allégeance passionnée de ceux qui la considère comme une libération. Ce dont je parle est l’obligation croissante faite à nos concitoyens de choisir entre ces deux constitutions, et le conflit empoisonné où a été précipité notre pays ».
L’auteur est le journaliste et essayiste Christopher Caldwell (né en 1962). Le livre dont est tirée cette citation, The Age of Entitlement Since the Sixties, a été primé comme un livre de l’année par une fondation dont on parle peu, l’Institut Claremont, implantée en Californie et qui est une sorte d’université privée fondée sur l’étude de la Constitution – et sur la défense de son originalité. Rarement l’idée d’une exceptionnalité américaine est autant analysée, défendue, argumentée que dans les travaux du Claremont Institute. Une tour d’ivoire à distance des fureurs politiques, mais aussi un poste d’observation des évènements et d’influence sur de jeunes intellectuels. Si Caldwell est plus connu en France pour son livre sous-titré « Comment l’islam va transformer la France et l’Europe » (Le Toucan, trad. 2011), il est révélateur et inquiétant que son analyse percutante sur les deux constitutions américaines n’ait pas encore eu d’écho en France.
Et pourtant … Car , si The Age of Entitlement est une véritable histoire culturelle, et pop culture, des Etats-Unis, une histoire par le bas, depuis soixante ans (avec des échos du Barthes des Mythologies), son argumentation tranche au vif. Une constitution implicite, née du mouvement des droits civils, et ayant eu pour seul objet la population noire, est devenue un processus généralisé d’extension de droits ad libitum à des minorités qui surgissent et se réclament de cette deuxième constitution. En France : il serait aisé de traduire « entitlement » par « acquis » et il serait séduisant de faire une histoire de la culture populaire et politique française depuis 1968, sous le titre de « L’ Age des Acquis ». Et il serait facile de démontrer que nous vivons aussi sous une double constitution, à savoir : la Constitution de 1958 ; et une autre constitution, de substitution, qui peu à peu a suborné et subordonné la première, la légitime, à son pouvoir. Il serait facile de démontrer comment, par exemple, la succession de lois mémorielles s’est substituée aux principes de liberté d’expression et d’assemblée datant de1789 – qui font partie du « bloc de constitutionalité » – et comment, par exemple, l’idéologie du genre a introduit un autre type de moralité que celle voulue par la tradition républicaine. Une substitution a eu lieu au cœur même de l’Etat de droit. Ni vu, ni connu.
Car on retombe en effet sur l’analyse du début : la constitution de substitution, qui s’arroge noblesse des intentions et noblesse du cœur, qui alimente toutes les innovations sociales jusqu’au point de rupture, envers laquelle ses partisans ont « une allégeance passionnée », table sur une moralité de l’obligation afin de promouvoir une moralité de l’idéal. Dit autrement : les mouvements communautaristes et les revendications alternatives, « racisées » par exemple, exige de l’Etat de droit un appareillage toujours plus lourd d’obligations sous peine de sanctions de plus en plus rapides (un mot plus haut que l’autre= poursuite judiciaires avec multiples parties civiles= ruine du défendeur) – ils pensent l’Etat de droit comme une armature de lois à respecter strictement, au détriment de l’intention originelle de la Constitution et des libertés acquises depuis 1789. Mais, en même temps, ces mouvements entendent améliorer l’être humain, et argumentent que l’empilage d’obligations et de sanctions est orienté vers un idéal supérieur – pensez à « sauver la planète » comme mantra.
Leurs adversaires sont toujours pris à contre-pied, faute d’avoir une compréhension claire des deux idées du rapport entre Etat de droit et moralité, faute de comprendre qu’en Europe des constitutions subreptices se sont mises en place qui subvertissent le contrat initial, à l’imitation de ce qui se passe au USA et que Caldwell décrit. Car une constitution est un contrat, et si « on » change, peu à peu, en catimini, par influence souterraine, les termes du contrat, le contrat est rompu. La violence qui grippe la société américaine est l’expression d’une rupture du contrat d’origine. L’Europe est en train de prendre conscience de cette manipulation.
Philippe-Joseph Salazar
29/01/2021
Source : Les Influences