C’est normal. En l’espace de cinquante ans, les définitions des mots « art » et « monnaie » ont changé. En réalité, la même crise transparaît dans les phénomènes monétaires et sur le marché de l’art.
Quels liens entre art, langage et monnaie ? Une séparation entre le fond et la forme. A partir de 1913, Marcel Duchamp conçoit un art d’essence purement conceptuelle, Saussure opère une révolution sémantique et coupe le signifié (le concept) du mot phonétique (le signifiant). Enfin, avec la guerre de 1914, commencent les premières interruptions de la convertibilité de la monnaie en or. La fin des accords de Bretton Woods, en 1971, supprimera toute référence à l’étalon or et même, à mesure qu’avance le siècle, à d’autres contreparties tangibles. Progressivement, ces divorces du fond et de la forme provoquent une grande crise de la valeur.
Monnaie conceptuelle et financial art : un viol de l’avenir
Art et finance peuvent désormais produire la quantité de monnaie qu’ils jugent « utile ». On est passé de l’idée que la monnaie devait refléter la réalité économique à une monnaie qui anticipe de futures richesses. A partir de 1960, on a décrété que l’art, objet unique, remarquable, fruit du talent et de l’inspiration, appartenait au passé et que, désormais, était seul « contemporain » et légitime l’objet conceptuel, reflet de la société, sériel, scandaleux et support de communication.
Les tenants des théories pragmatiques anglo-saxonnes affirment que la valeur est engendrée par le mouvement, le projet. Ils refusent l’idée de la nécessité d’une contrepartie tangible et visible.
Ils se justifient en affirmant : « C’est bon parce que ça marche maintenant. ».
L’évaluation à long terme, l’observation du passé et l’anticipation du futur n’ont pas de sens, la seule chose appréciable est le profit présent. L’avenir est violé puisque, en art comme en finance, il suffit d’affirmer qu’une chose n’existe pas – ou pas encore – pour qu’elle existe. C’est ainsi que les monnaies conceptuelles ont trouvé leur légitimité.
Très vite, la réalité disparaît… et de nouveaux étalons de la valeur apparaissent : l’AC (*) est enfanté par les réseaux, la monnaie est engendrée par les produits dérivés, immatériels, appartenant au ciel des idées platoniciennes.
Arts monétaires contre reliques barbares
Les théoriciens considèrent avec horreur l’or et le « grand art », les accusant d’être des « reliques barbares », auratiques mais improductives.
À partir des années 1990, Manhattan est devenu le berceau de la finance créative ainsi que le chaudron de « l’art financier », art de la création de la valeur en réseau, grâce au délit d’initié, aux ententes et aux trusts. Le marché de l’AC n’est pas soumis à une réglementation et à un contrôle, comme il est d’usage sur les autres marchés. Il est le terrain de jeux psychologiques s’appuyant sur la culpabilité et la haine de soi, sur l’art de la communication – pour ne pas dire de la manipulation -, sur les jeux d’influence, sur les stratégies mondaines, mais aussi sur la constitution de chaînes de plus en plus complètes : collectionneurs – galeries – salles des ventes – médias – institutions – musées. Les collectionneurs et les banquiers sont devenus des artistes financiers oeuvrant à rebours des alchimistes : ils ne transmutent plus de la matière en or, ils créent de la richesse conceptuelle.
Contes et légendes de la création arbitraire
En 2008, la valeur a disparu de façon spectaculaire sous nos yeux.
On se souvint alors d’histoires anciennes comme celle du banquier John Law qui a vu ses mines de lapis-lazuli de Louisiane disparaître en quelques heures et rejoindre les royaumes oniriques. Pourtant, elles avaient bel et bien renfloué les finances du régent, évité la banqueroute de l’État et relancé, au passage, l’économie française. Cela avait magnifiquement fonctionné… jusqu’à l’arrivée légendaire du duc du Maine avec ses trois carrosses pour reprendre son or, après avoir gagné beaucoup d’argent et provoqué les émeutes de la rue Quincampoix. L’or vient au secours de la monnaie tout comme le « grand art » est le refuge des fortunes qui se sont faites grâce à l’AC et aux autres produits dérivés. Récemment, Jeff Koons, modèle même du financier bifron, trader/artiste, a acheté un Fragonard que le Louvre n’a pas pu s’offrir. Tous les artistes contemporains « les plus chers du monde » en font autant : ils savent où se trouve la valeur…
Aude de Kerros
Paru dans Moneyweek, n° 111
16-22 décembre 2010
(*) AC : acronyme d’art contemporain, utilisé par Christine Sourgins dans Les Mirages de l’art contemporain (Éditions de la Table ronde), afin de montrer que l’ « art contemporain ». est un concept et ne représente pas tout l’art d’aujourd’hui mais uniquement le courant conceptuel, considéré comme seul « contemporain ».
Correspondance Polémia – 23/01/2011
Voir aussi
- L’art contemporain et la titrisation du néant
- « Financial Art »: krach ou pas krach?
- Le krach de l’art officiel mondial
- L’art caché – Les dissidents de l’art contemporain
- L’art contemporain ne serait-il pas aujourd’hui déjà la valeur fantôme d’un marché de zombies ? - 15 août 2015
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