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Les premières leçons de la guerre russo-américano-ukrainienne

Les premières leçons de la guerre russo-américano-ukrainienne

par | 1 novembre 2022 | Europe, Géopolitique

Les premières leçons de la guerre russo-américano-ukrainienne

Par Gérard Dussouy, professeur émérite des universités, essayiste ♦ Professeur honoraire à l’université de Bordeaux, Gérard Dussouy a été l’un des premiers auteurs critiques de la mondialisation. Il s’est aussi intéressé à la géopolitique d’un point de vue européen. Il nous livre ici un point de vue équilibré sur la guerre russo-otanienne à travers l’Ukraine. Une guerre qu’il considère d’ores et déjà comme une catastrophe pour l’Europe,
Polémia

Il ne pouvait rien nous arriver de pire qu’une guerre entre Européens, quels qu’ils fussent. C’est une catastrophe dont j’avais exprimé la crainte ici même, chez Polémia, et plus tôt déjà[1]. Mais c’est arrivé, et le premier résultat est là : une nouvelle division du Vieux Continent, des plus pathétiques qui soient, et peut-être pour longtemps, agrémentée par la reprise en main de l’Europe par les États-Unis, via l’Otan bien entendu.
Pour éviter les polémiques inutiles, je dirai que, dans ce conflit, entre Russes et Ukrainiens, les torts sont partagés, et qu’il est la conséquence d’incompréhensions mutuelles, tandis qu’entre Russes et Européens l’hostilité réciproque a été générée, et est entretenue, de chaque côté, par des représentations fausses ou dépassées du monde.
Je tâcherai d’apporter des précisions à ces deux catégories de causes en procédant à un bilan provisoire mais déjà très significatif, à mes yeux, de la guerre en cours.

La Russie, une puissance militaire ordinaire en proie à des mythes contre-productifs

Du côté de la Russie, quelle que soit l’issue du conflit, même si, à l’usure, elle élargissait ses gains territoriaux (ce qui n’en prend pas le chemin), il est clair que son image et son statut de grande puissance ressortent très abîmés et sont fortement dévalorisés. Comme en 1914, à la surprise générale, le « rouleau compresseur » russe a failli. Pas de Tannenberg, certes, cette fois (en 1915, malgré ses 40 divisions l’armée russe y fut mise en déroute par 12 divisions allemandes), mais pas de victoire éclair non plus, comme le laissait augurer le décalage estimé (mais mal estimé) des forces en faveur de la prétendue « puissance eurasienne ». Et pas plus que l’Armée rouge n’était hier capable d’envahir et de dominer l’Europe, comme l’avait démontré en son temps Jacques Sapir, parce que tout simplement une économie en lambeaux ne peut générer une armée équipée de matériel de qualité et de haut niveau, l’armée russe, impuissante face à l’Ukraine (comme elle l’avait été en 1940 face à la Finlande), n’est pas aujourd’hui en mesure de relever un tel pari, contrairement à ce que les atlantistes ne cessent de répéter. Néanmoins, en dépit de ces contre-épreuves, le mythe du « rouleau compresseur » a survécu, sans doute en raison de l’accumulation statistique de matériels militaires, le plus souvent obsolètes à l’exception de quelques rares engins balistiques. Mais c’est aux dépens des dirigeants russes eux-mêmes, médusés par leur défaite.

Bien sûr, Il reste à la Russie son arsenal nucléaire, tellement délicat à utiliser, sauf dans un geste de désespoir. En revanche, son Heartland qui est vide (150 millions d’habitants dont les trois quarts regroupés dans le nord-ouest de l’immense État et dont un bon quart ne relève pas de l’ethnie russe) et mal exploité, mais également ses insuffisances économiques, technologiques et financières graves ne permettent pas à la Russie, malgré les faux-semblants, de jouer dans la même cour que les États-Unis et la Chine. Contrairement à ce que les thèses géopolitiques en vogue ces dernières années à Moscou ont pu faire croire, l’immensité et le positionnement géographiques ne fondent pas à eux seuls la puissance. Il convient de se méfier des modélisations cartographiques trop suggestives.

Finalement, sauf un retournement imprévisible, la guerre laborieuse menée par la Russie contre le peuple ukrainien et la technologie américaine démontre qu’elle n’est qu’une puissance moyenne, régionale, aux capacités guère plus élevées que celles des États européens que l’on peut tenir pour être les plus conséquents.

La confirmation de l’existence d’une entité nationale ukrainienne

Quant à l’Ukraine, son indépendance est acquise tant les États-Unis sont déterminés à ce qu’il en soit ainsi. C’est un aboutissement du projet stratégique pour l’Europe défini par Brzezinski, le conseiller des présidents démocrates, au lendemain de la chute de l’URSS. Ils sont par conséquent décidés à la soutenir coûte que coûte.

Toutefois, cette indépendance ne peut pas être réduite au seul fruit d’une manipulation américaine, bien qu’elle doive beaucoup aux armements américains. Car elle est des plus légitimes du point de vue des événements que les Ukrainiens ont subis depuis le début du vingtième siècle, quoique l’Ukraine n’ait jamais eu d’existence historique en soi, en tant qu’État proprement dit. C’est d’ailleurs ce qui explique que les Russes, dont Poutine au premier chef, pensent que les Ukrainiens et eux-mêmes ne forment qu’un seul et même peuple.

Objectivement, l’indépendance est légitimée par le fait que l’Ukraine a remarquablement résisté à l’assaut russe, que sa population n’a pas fraternisé avec son armée comme l’espérait sans doute le président russe, et qu’elle ne s’est pas divisée. Cela prouve qu’il existe bien aujourd’hui une conscience nationale ukrainienne. Sans doute que le souvenir de la terrible expérience soviétique doit beaucoup peser dans la rupture entre les deux peuples frères. On peut rappeler les épisodes dramatiques de l’indépendance avortée de l’Ukraine en 1921 après une guerre d’anéantissement de quatre ans menée par les bolcheviks, puis la persécution des koulaks par Staline dans les années trente, qui a frappé lourdement l’Ukraine agricole d’une vaste famine, et enfin la répression soviétique en 1944-1945 d’une Ukraine jugée trop favorable aux Allemands pendant la « grande guerre patriotique ». Enfin, depuis l’indépendance de 1992, il y a certainement le fait, surtout chez les plus jeunes, que, ayant commencé à goûter aux standards de vie de la société européenne, les Ukrainiens n’ont pas du tout envie d’en revenir aux normes passablement mornes de la société russe.

La résolution du conflit dépend de la question des frontières

À l’heure qu’il est, si l’on ne sait pas quand, ni comment, s’arrêtera la guerre, et comme il est peu probable que la Russie connaisse une déroute complète, il est difficile de croire à un retour à la paix sans une rectification minimale des frontières russo-ukrainiennes. C’est le point clef, même si la chose peut apparaître ou désuète ou inacceptable à beaucoup. Mais il est logique, pour des raisons historiques, que la Crimée demeure russe, tandis que les oblasts russophones les plus authentiques ont vocation à rejoindre la Russie, pour une simple raison de cohérence nationale et linguistique. Tout va dépendre du fait de savoir jusqu’où veulent aller le président ukrainien Zelenski et ses mentors américains. Se contenteront-ils d’un compromis raisonnable ou chercheront-ils à affaiblir la Russie au maximum, quitte à prendre tous les risques ?

Si la situation finissait par se débloquer en évitant une montée aux extrêmes, on pourra toujours dire au terme de cette guerre qui était évitable (pour le moins, en respectant les accords de Minsk) : tout ça, pour ça.

La ruine politique de l’Europe et sa reprise en main par les États-Unis

Comme au temps de la bipolarité où les États-Unis assuraient la protection de l’Europe face à la « menace soviétique » et décidaient par voie de conséquence de son orientation politique, la guerre d’Ukraine a, une fois encore, précipité les États européens dans le giron de l’Otan dont ils ont toujours refusé la dissolution. L’alliance dirigée par Washington a même été rejointe par des États (Suède et Finlande) qui jusque-là se proclamaient neutres. Avec une Europe à leur pied et une Russie déconsidérée sur le plan international (cf. les réticences, pour ne pas en dire plus, de la Chine et de l’Inde), les États-Unis vont pouvoir se concentrer sur la préservation de leur hégémonie mondiale face au challenger chinois.

Ce ralliement général à la cause atlantiste vient balayer les velléités récentes, surtout ou exclusivement macroniennes, en matière de projet politique européen comme de défense européenne. Toute idée d’émancipation par rapport aux États-Unis est proscrite pour un bon moment. Pire, chaque État européen fier de sa souveraineté illusoire préfère dépendre d’une Washington qui est leur capitale de fait mais qui est éloignée, plutôt que de la partager avec ses voisins au sein d’une même communauté politique. L’Allemagne notamment, en pleine crise de schizophrénie, effrayée par son rapprochement avec la Russie dans lequel elle avait pourtant tout à gagner, comme les statistiques de leurs échanges le prouvent, entend se réarmer avec du matériel américain pour devenir le pilier central de l’Otan.

La Russie, impuissante à réaliser les projets qu’on lui prête, ou qu’elle a pu faire croire qu’elle les entretenait en raison de ses gesticulations géopolitiques, mais tellement capable d’effrayer ses voisins européens par son aventurisme militaire, a au moins réussi à faire revenir dans les bras de son meilleur ennemi les Européens qui commençaient à s’en écarter.

La preuve par l’absurde de la complémentarité géoéconomique de la Russie et de l’Europe et de leur convergence nécessaire

En interrompant les échanges commerciaux entre l’U.E. et la Russie, et plus particulièrement les approvisionnements pétroliers et gaziers de la première par les grands gisements sibériens, la guerre a montré combien les deux parties sont complémentaires. La rupture du partenariat de fait qui existait entre l’Allemagne et la Russie pénalise gravement la première et va aggraver le retard technologique et industriel de la seconde. La crise énergétique engendrée, avec la hausse parfois prohibitive des coûts industriels et de transport, ainsi que l’inflation enclenchée fragilisent déjà la zone euro, à la merci d’une récession allemande profonde qui emporterait la monnaie unique et qui par là même dévasterait les finances publiques des États européens les plus endettés comme la France et l’Italie.

Des conséquences qui ne peuvent que satisfaire les États-Unis rendus inquiets par les solidarités continentales établies et par l’amorce d’un grand pôle économique d’échelle continentale. Eux qui ont la chance d’assister à l’interruption du gazoduc de la Baltique à la construction duquel ils s’étaient fortement opposés et mieux encore à l’envolée miraculeuse du dollar.

Le déchirement mutuel auquel on assiste, avec cet empressement des deux parties à s’autopénaliser en prenant des sanctions contre l’autre, est clairement la démonstration par l’absurde d’une nécessaire convergence entre l’Europe et la Russie, à laquelle il faudra bien retravailler après la guerre par nécessité géopolitique. Il reste à espérer que l’irréparable ne sera pas commis, et que dans les mois ou années à venir les conditions pourront encore être réunies pour qu’il en soit ainsi.

Ce triste bilan d’étape établi, comme il n’est pas question de faire une quelconque prévision au risque qu’elle soit très vite démentie, il n’y a plus qu’à attendre la suite des événements…

Gérard Dussouy
01/11/2022

[1] G. Dussouy, Fonder un État européen, Blois, Tatamis, 2013.

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