Le vendredi 16 janvier 2015, à Pontoise, j’ai assisté à la fin d’un cycle historique. J’ai vu l’Esprit de notre monde dans un cercueil. Les funérailles de Charb se sont déroulées au Hall Saint-Martin de Pontoise. Cette cérémonie émouvante, au-delà de la personne de Charb, marquait la fin, non pas de l’homme adulé ou honni, mais de l’Esprit s’imposant au monde avec la création des États-Unis d’Amérique en 1776 et le guillotinage de Louis XVI en 1793. René Girard l’a expliqué. Toutes les mutations fondamentales passent par un meurtre symbolique. Charb, comme directeur de Charlie-Hebdo 2.0, a partagé le même sort que Louis XVI, Nicolas II et d’autres. Avec la mort de Louis XVI une société nouvelle s’est inscrite dans l’Histoire. Avec Charb, c’est l’Esprit de notre temps qui meurt maintenant. Né en France au XVIIIe siècle, il s’estompe sous nos yeux avec l’assassinat d’un de ses enfants.
Le deuil est toujours un moment pénible. Aussi, on ne dira pas que Charlie-Hebdo travaillait pour l’Empire ; on ne dira pas que leurs traits étaient du désherbant jeté sur la société française historique ; on ne dira pas qu’ils ont été tués par ceux qu’ils ont contribué à installer sur le sol de France ; on ne dira pas… Le temps du recul viendra plus tard. Place à l’émotion.
On retiendra leur talent, leur humour, leur intelligence. N’en doutons pas, les convictions de Stéphane Charbonnier étaient réelles ; jusqu’à la mort. Ses espérances étaient belles ; jusqu’à l’utopie. Car c’est cela qui est parti pour le cimetière de Pontoise ce jour. Il repose désormais à côté du lycée et du collège qu’il fréquenta, dans le quartier des Louvrais où nous avons vécu, joué sur les mêmes pelouses, dans les mêmes rues et les mêmes immeubles. Mais sans nous connaître. En 2009, nous avions participé au 50e anniversaire du Lycée de Pontoise qu’une amie avait organisé. Elle était très fière que Charb soit là. Bref, difficile d’ignorer ce moment, même quand on n’est pas du même bord. C’est toujours au moment des funérailles que des familles fâchées à mort se retrouvent, et souvent se réconcilient.
Alors, quand on a la chance de vivre un moment historique, on le relate. C’est un devoir.
La cérémonie a duré plus de deux heures. C’était la première fois que j’assistais à des funérailles laïques. À Pontoise, traditionnellement cela se fait à la cathédrale Saint-Maclou, édifice daté de 1165. Mais la religion ne fut pas absente. Charb votait communiste. Il était laïc et matérialiste. Mais Stéphane Charbonnier était baptisé (*). Une anamnèse fut jouée à la cornemuse, sans les paroles, juste après que le cercueil fut introduit dans le lieu avec l’Internationale chantée en russe comme chant d’entrée. Ce fut un des éléments à portée symbolique de cette cérémonie, riche malheureusement en interventions curieuses.
Aussi, j’espère qu’on oubliera bien vite Luz annonçant que lui et Charb étaient amants et n’avaient de cesse de s’enc… (en français dans le texte). Métaphore, aveu ou franche déconnade, l’auditoire est resté… sur le c… en entendant cela. On oubliera aussi le nombre de fois où le mot « con » a été prononcé, le summun étant atteint par un chanteur « engagé » dont je ne veux pas me rappeler le nom, pour qui l’essence du « con » était ce Français blanc, hétéro, catholique que Zemmour adore.
On oubliera aussi que Mélenchon a confondu cette cérémonie funéraire avec un meeting politique ; que le sénateur Pierre Laurent, secrétaire national du Parti communiste français, a profité de la tribune pour inviter à aller à la Fête de l’Huma, pour déconner. On oubliera tous les propos pourris, dignes d’un Charlie Hebdo pas en forme.
On aura en revanche apprécié la belle image de Mesdames Taubira, Belkacem et Pellerin, trois ministresses de la Ve République issues de trois continents, assises côte à côte et qui, muettes au premier rang, affichaient par leur association la nostalgie d’un empire français intégré à un empire plus grand que lui désormais. Elles furent dans ce moment émouvant l’écho féminin de notre temps aux affiches des années 1930 montrant de virils mâles indigènes unis par le drapeau bleu-blanc-rouge. Mais en 2015, c’est la dépouille de Charb qui les unit.
On retiendra les beaux discours, dont ceux des susnommés, malgré quelques dérapages ; les belles musiques, mais pas toujours les paroles. On aura vu Jack Ralite, revenu d’un autre âge pour l’occasion. On aura aussi aimé la clôture de Patrick Pelloux, avec l’espoir que son art d’urgentiste soit à la hauteur de son verbe.
Sur un air New Orleans Jazz, précédé de chansons en anglo-américain, on aura été ému à la vue de communistes cacochymes soulevant un poing chenu au passage de Charb vers sa dernière demeure. A Pontoise, ville qu’il aimait tant. Où il revenait chaque mardi déjeuner avec ses parents.
Alors oui, j’ai vu la fin d’un monde aujourd’hui. Mais je suis inquiet. Avant que Louis XVI perdît la tête, les philosophes avaient bossé. On savait où aller, à peu près… L’URSS a disparu. Charb a été assassiné. Il ne reste que les USA. Vers quoi allons-nous maintenant ?
Frédéric Malaval
17/01/2015