[colored_box bgColor= »#f7c101″ textColor= »#222222″]Période de vacances d’été 2017 – Pendant la période de vacances d’été, Polémia se met au repos du lundi 10 juillet au jeudi 31 août 2017. Voulant éviter à nos lecteurs tout assoupissement pendant ladite période, notre équipe a planifié un calendrier de mises en ligne d’articles déjà diffusés au cours des mois passés mais dont l’intérêt est toujours d’actualité et qui auraient pu échapper à certains d’entre eux…[/colored_box]
Par Philippe Baccou, ENA. Conseiller-Maitre à la Cour des comptes (ER), essayiste, contributeur de Polémia ♦ Voici un texte ancien sur les limites à apporter au libre-échange. C’est la reprise d’une intervention tenue à l’université du Club de l’Horloge le 23 novembre 2013 mais, comme tous les bons textes, il s’est bonifié en vieillissant.
Il est long. Polémia le publiera sous forme de PDF global et en 5 parties : 1. Libre-échange versus protectionnisme : les fondements du débat — 2. Les hommes ne sont pas des choses : l’immigration n’est pas l’objet du libre-échange — 3. La sécurité stratégique, l’identité culturelle, la protection de l’environnement ne sont pas bradables — 4. Il est légitime de se protéger de l’échange inégal et déloyal — 5. Garder le sens des proportions, ne pas jouer sur les peurs.
Polémia
2. Les hommes ne sont pas des choses : l’immigration n’est pas l’objet du libre-échange
Qui échange, et qu’est-ce qu’on peut échanger ?
Cette question permet de poser une première limite à l’extension du libre-échange.
Dans une économie, ce sont toujours des personnes qui échangent, qu’elles soient physiques ou morales. Et ces personnes échangent des choses : marchandises, argent, immeubles, services immatériels, titres de propriété ou de créance. Je dis bien des choses, et non pas des hommes. Il y a quelques siècles, ou même encore quelques dizaines d’années dans certaines régions du monde, des êtres humains ont été couramment traités comme des choses, des choses qui avaient une valeur, que l’on pouvait acheter et vendre sur un marché, ou se transmettre comme une propriété. Il existe encore aujourd’hui des trafics d’enfants, des prises d’otages. Mais ces pratiques, comme celle de l’esclavage, sont punies car elles ne sont pas jugées compatibles avec la liberté et l’autonomie de la personne humaine.
Le principe de l’autonomie de la personne introduit une différence radicale, du point de vue économique, entre les choses et les hommes. On ne traite pas les hommes comme des choses, et c’est pourquoi les doctrines du libre-échange n’ont rien à nous dire, ou ne devraient rien avoir à nous dire, sur la question de la circulation des personnes. Ces doctrines ne peuvent pas être invoquées pour justifier la disparition des protections vis-à-vis de l’immigration ou la fin du contrôle des flux migratoires. Un tel amalgame est abusif, et pourtant c’est cette conception abusive du libre-échange qui s’est aujourd’hui installée en Europe par le développement du droit communautaire.
Le processus a commencé dès la conclusion du Traité de Rome en 1957. L’article 2 du traité donne mission à la Communauté européenne d’établir un marché commun et de promouvoir le rapprochement des politiques économiques des Etats membres. Et pour remplir cette mission, l’article 3 fixe à la Communauté pour objectifs, entre autres choses : au paragraphe a), l’élimination des droits de douane entre les Etats membres, et au c), l’abolition, entre les Etats membres, des obstacles à la libre circulation des personnes, des services et des capitaux. Le Traité de Rome, d’emblée, pour établir un marché commun fondé sur le libre-échange, a donc mis sur le même plan les personnes, les marchandises et les capitaux. On a considéré les hommes comme des choses, des moyens de production dont il convient, par le libre-échange, d’assurer la meilleure efficacité pour l’économie, toutes autres considérations étant mises de côté.
Au début de l’existence de la Communauté européenne, il semblait que cette inclusion des hommes dans la sphère du libre-échange resterait limitée aux travailleurs, qui étaient seuls visés par les articles du Traité de Rome mettant en œuvre la libre circulation des personnes, et parmi les travailleurs, à ceux du secteur privé. En réalité, il était prévisible dès l’origine que ces limitations seraient progressivement réduites, pour les hommes comme pour les marchandises et les capitaux, afin de parvenir à une application pleine et entière du principe de libre circulation affirmé à l’article 3 du traité. Et c’est bien ce qui s’est produit. En 1986, on a complété le Traité de Rome par un nouveau traité, l’Acte unique. L’objectif de ce traité était d’achever la constitution du grand marché unique européen en supprimant les entraves subsistantes à la liberté de circulation. Le libre-échange des travailleurs s’étend aujourd’hui à la plupart des emplois publics. La libre circulation n’est plus limitée aux seuls travailleurs, mais elle concerne toute personne, quelle qu’elle soit. Les contrôles de la circulation des personnes aux frontières intérieures de l’Union européenne ont été supprimés depuis le 1er janvier 1993. Du même coup, il n’y a pas de contrôle non plus de la circulation des immigrés extra-communautaires au sein de l’espace européen.
Il en résulte que la maîtrise de cette immigration devient plus difficile qu’elle ne le serait dans une Europe où le marché unique ne s’appliquerait pas à la circulation des personnes. Un dispositif, celui des Accords puis de la Convention de Schengen, a été mis en place à partir de 1985 pour se substituer au contrôle des frontières par chaque Etat membre de l’Union. Il ne s’applique encore ni au Royaume-Uni et à l’Irlande, ni à quatre adhérents récents : Chypre, Roumanie, Bulgarie et Croatie. Ce dispositif est complexe et il ne fonctionne pas bien. Il souffre en effet d’un inconvénient majeur : les règles d’admission des étrangers extra-communautaires sont en principe identiques partout mais rien ne garantit qu’elles soient appliquées de la même façon dans tous les Etats membres. Cela revient à dire que le niveau de contrôle de l’immigration dans tout l’Espace Schengen sera celui du pays le plus laxiste.
Rien d’étonnant donc à ce que, dans de telles conditions, le système de Schengen soit de plus en plus contesté. L’une des plus récentes prises de position en France est celle de Laurent Wauquiez, ancien ministre des Affaires européennes. Il a déclaré en octobre dernier : « Je pense qu’aujourd’hui l’Espace Schengen ne marche pas et qu’il faut envisager très sérieusement une sortie ». Sans doute, mais alors, cela signifie que la libre circulation dans l’espace du marché unique européen n’est pas souhaitable en ce qui concerne les personnes. Et donc, est-ce que cela n’a pas été une erreur de poser ce principe ? En disant cela, je ne prétends pas remettre en cause les procédures qui facilitent la vie des travailleurs frontaliers, des expatriés intra-communautaires et des voyageurs de bonne foi. Mais j’affirme simplement, et c’est très important, que chaque nation devrait rester entièrement maîtresse de la politique qu’elle entend mener en ce domaine. Chaque nation doit pouvoir, à tout moment et pour tout motif, sans discussion possible, suspendre ou révoquer les règles internationales ou communautaires de circulation des personnes auxquelles elle aura pu adhérer.
Parce que les hommes ne sont pas des choses, les principes du libre-échange ne peuvent pas être appliqués tels quels aux hommes. Et il me semble que les défenseurs de la liberté économique devraient être sensibles à ce point de vue qui est d’ailleurs partagé par quelques-uns des plus ardents d’entre eux. Je veux parler notamment de Hans Hermann Hoppe, un philosophe et économiste libertarien américain d’origine allemande, qui a exprimé une thèse assez voisine en 1998 dans un article intitulé « Pour le libre-échange et une immigration limitée », puis en 2001 dans son livre Démocratie : le dieu en faillite.
« On prétend fréquemment, nous dit-il, que le libre-échange va de pair avec la libre immigration, comme le protectionnisme va de pair avec l’immigration contrôlée ». Et Hoppe nous explique que c’est une erreur de penser cela, pour au moins deux raisons. La première raison est que la relation entre l’échange des biens et services, d’une part, et la migration des hommes, d’autre part, est bien plus une relation de substitution – plus il y a d’échanges, moins il y a besoin de migration – qu’une relation de complémentarité – plus il y a d’échanges, plus il y a de migration. Par exemple, nous dit Hoppe, « tant que les produits mexicains peuvent entrer librement dans une zone à hauts salaires comme les Etats-Unis, l’incitation des Mexicains à émigrer vers les Etats-Unis est réduite. Au contraire, si des produits mexicains sont empêchés d’entrer sur le marché nord-américain, la tentation des travailleurs à partir pour les Etats-Unis augmente ».
La seconde raison donnée par Hoppe est la suivante : « Il n’y a pas d’analogie entre libre échange et libre immigration (…) Les individus peuvent bouger et migrer ; les biens et services ne le peuvent pas par eux-mêmes. Pour le dire autrement, alors que quelqu’un peut aller d’un endroit à un autre sans qu’un autre veuille qu’il le fasse, les biens et services ne peuvent se déplacer d’un endroit à un autre, à moins que celui qui les envoie et celui qui les reçoit ne soient d’accord ». Dans ce contexte, Hoppe souligne qu’il n’y a aucune raison pour que la migration des personnes soit possible à la seule initiative des migrants. Un migrant non invité est, je le cite, un « envahisseur ». Il ne respecte pas les droits des habitants du pays où il s’installe. Dès lors, un contrôle, par chaque pays, de l’immigration est légitime. Ce contrôle devra notamment s’assurer qu’il existe une invitation valide, par exemple un contrat de travail ; que l’immigré ne reste pas présent au-delà de la durée de cette invitation ; et que l’invitant supporte bien l’ensemble des coûts qui en résultent.
Voilà donc la première limite que l’on doit légitimement poser à l’extension du libre-échange : oui au libre-échange des marchandises, des services et des capitaux ; non au libre-échange des personnes, qui ne sont pas à traiter comme des marchandises.
Philippe Baccou
23/11/2013
(A suivre)
On trouvera le texte dans sa totalité en Pdf à la fin du chapitre 5.
Correspondance Polémia – 2/06/2017
Image : « Le principe de l’autonomie de la personne introduit une différence radicale, du point de vue économique, entre les choses et les hommes ».