Javier Portella est un écrivain espagnol de grande race. Il vient de traduire lui-même en français son dernier livre : Les esclaves heureux de la liberté. Un essai à la fois poétique et philosophique. L’auteur y dénonce la laideur comme trait marquant de notre époque. Une laideur qui est la conséquence de la perte du sens dans les sociétés post-modernes. René Malherbes présente ici ce livre qualifié de « bombe atomique philosophique » par Dominique Venner. Mais Polémia recommande à ses lecteurs d’aller plus loin. Et de se plonger directement dans l’ouvrage et de suivre le cours tumultueux de ce torrent aux eaux vives, de ce canyon aux eaux émeraude et aux parois écarlates.
Qui sont les esclaves heureux de la liberté ? Ne les connaissez-vous pas ? Ils sont pourtant nombreux, ils courent les rues, ils encombrent tout : ce sont les hommes et les femmes de notre temps. Mais sont-ils donc… libres ou assujettis ? Et s’ils étaient peut-être les deux en même temps ? Et s’ils étaient l’un à cause justement de l’autre ?
Beauté-laideur et liberté-assujettissement
C’est bien ce que pense Javier R. Portella, dont l’essai Les esclaves heureux de la liberté, publié il y a un an en Espagne avec un succès étonnant, vient de paraître aux Éditions David Reinharc. Dominique Venner l’a qualifié d’un « cri dans notre nuit. Une bombe atomique philosophique, sans le jargon des philosophes. Personne n’a jamais écrit quelque chose d’aussi fort et d’aussi vrai sur notre époque (pourquoi du laid à la place de la beauté ?) ».
Mais quel est donc l’enjeu du livre ? Est-ce la beauté-laideur ou la liberté-assujettissement ? Lequel des deux couples constitue-t-il la marque véritable de notre temps ? Tous les deux, évidemment ! Sous le couvert d’une grande liberté, notre époque est celle d’un grand assujettissement (à la matière, à la technique, au travail, à l’argent…), cela on le savait déjà. Bien des auteurs l’ont dit et répété d’une façon ou d’une autre. Nietzsche, Heidegger, Jünger, Sorel, Péguy : voilà autant de noms qui le prouvent … auxquels il faudrait ajouter un nombre croissant d’auteurs contemporains.
La laideur, trait marquant de notre époque
La grande nouveauté de ce livre, « la bombe atomique » dont parlait Venner, ce n’est donc pas là qu’elle éclate. Cherchons ailleurs. Tournons notre regard vers la laideur ; cette laideur qui, dépassant de loin toute considération esthétique, est envisagée ici comme le grand trait marquant de notre époque. Double enracinement du laid parmi nous : dans notre environnement le plus immédiat (campagnes, villes, maisons, bureaux, vêtements…) et dans la destruction de l’art accomplie par la seule époque ayant osé placer la laideur et l’insignifiance là même où, depuis les cavernes du Paléolithique, la beauté et la signifiance ont toujours régné. (Autre chose est que nos musées – ces « cimetières », aussi nécessaires que morts – restent remplis de belles œuvres du passé).
Or ce n’est pas du tout par « défaillance esthétique », prétend le philosophe espagnol, qu’une telle catastrophe se produit. Si nous en sommes là, ce n’est pas par « manque de goût » : c’est par « manque de sens », par défaillance quant au sens et à la signification des choses. Le règne de la laideur n’est pas la cause véritable de nos maux. Il n’en est que le symptôme sans doute le plus voyant. Le problème, autrement dit, n’est nullement esthétique. Il est ontologique : c’est l’être même qui, s’affaissant sous nos pieds, entraîne la victoire du non-sens et de la laideur.
L’être : le fait que les choses soient, qu’elles se tiennent là, rayonnantes de sens… Ce qui s’effondre, ce n’est pas rien, on le voit ! C’est l’essentiel ! Mais pourquoi donc le fondement, le sens profond des choses, s’enfonce-t-il sous nos pas ? Pourquoi le monde n’est-il plus le sol ferme et assuré sur lequel les hommes avaient toujours marché ? Toujours : aussi bien lorsque Dieu et la Tradition étaient le socle qui soutenait le monde que lorsque la Raison et le Progrès ont essayé, au début de la modernité, d’en devenir les piliers.
Le mystère instituant de l’être
Pourquoi le Grand Pilier s’effondre-t-il aujourd’hui ? Parce que tout Grand Pilier est un leurre ! répond Portella. Un leurre probablement nécessaire, mais leurre quand-même. En réalité, il n’y a jamais eu de véritable pilier – seulement son illusion. Si le grand fondement s’abîme, c’est parce que le monde se tient et s’est toujours tenu sur un abîme – mais ce n’est que l’homme d’aujourd’hui qui peut en faire vraiment l’épreuve.
Il la fait, il aperçoit l’abîme – « le mystère instituant de l’être », l’appelle Portella – à partir de l’instant où, Dieu étant mort, la Raison humaine se découvre impuissante à tenir la place désormais vide. C’est alors que l’homme moderne – postmoderne, plus exactement – éprouve le grand ébranlement : celui des choses qui sont sans raison ni pourquoi ; celui du temps qui court, de l’histoire qui change sans but ni sens ; celui, en somme, du mystère – mais mystère foisonnant, éclatant, « instituant » – par lequel les choses sont, le monde est, et nous sommes : voués à une vie qui n’existerait jamais sans la mort.
Mais voilà que, s’il en est bien ainsi, les conséquences qui en découlent sont énormes. C’est là qu’éclate la véritable « bombe atomique » de ces pages. Car alors ce n’est ni par bêtise ni par méchanceté (ou non seulement à cause d’elles) que nous tombons dans l’absurdité et le non-sens, pataugeons dans la laideur, sombrons dans l’assujettissement à la matière et à ses objets. Ce sont là les défenses – misérables, certes – par lesquelles les esclaves heureux de notre temps essayent de camoufler l’abîme qu’ils viennent d’entrevoir.
Ils l’entrevoient… mais ils n’en veulent pas, ils le fuient. Ils sont incapables d’embrasser ce que Portella appelle « le grand mystère instituant, aussi sombre qu’éclatant, du monde », ce noyau de sens qui, n’étant redevable de nul calcul, raison ou explication, exige de nous la force et la vaillance les plus extrêmes. Celles qui sont indispensables quand il n’y a plus de terre ferme sur laquelle marcher ni de crampons auxquels s’agripper.
Il faudrait la plus grande force… et ce sont pourtant la faiblesse, la mollesse, la veule-rie les plus extrêmes qui marquent les hommes confrontés à une telle exigence. La catastrophe – même si elle porte en son sein la possibilité de son revirement – devient alors inévitable.
Les couples paradoxaux
Tel est le thème central du livre. À partir de là, mille questions foisonnent, qui portent sur ce monde contradictoire, paradoxal, qu’est le nôtre. Il est tellement paradoxal qu’il connaît la liberté de la pensée autant que l’inanité de la pensée ; la mort de Dieu autant que le besoin du « dieu qui seul, disait Heidegger, peut nous sauver » ; le grand savoir apporté par la science autant que le non-savoir dans lequel elle nous plonge ; le règne du plus grand bien-être jamais connu autant que l’enfer du plus grand « mal-être » spirituel jamais éprouvé – la mort de l’art, entre autres, en découle.
Tout le livre – tout notre monde – est tissé par de tels couples paradoxaux. Comment se déploient, comment s’articulent-ils ? Nous conduisent-ils au plus grand désespoir, ou nous est-il permis d’entrevoir des lueurs d’espoir parmi tant d’oppositions et d’entrelacements contradictoires ?
Là où est le risque qui sauve
Laissons au lecteur la possibilité de découvrir par lui-même les réponses qui fusent à travers ces pages magnifiques, écrites, c’est encore Dominique Venner qui le souligne, « avec beaucoup de poésie, de l’humour et un vrai talent littéraire ». Qu’on ne s’attende, pourtant, à trouver dans ce livre, comme le dit Bruno de Cessole, qui en a écrit la préface, « aucun catalogue de recettes à la manière des programmes politiques et de leurs promesses mensongères ». Ce serait bien difficile, en effet, de trouver un tel catalogue dans un livre qui, « à l’exemple d’Ulysse, nous incite à quitter, poursuit Cessole, la sécurité trompeuse des ports pour nous aventurer en haute mer. Là où est le risque qui sauve ».
René Malherbes
12/04/2012
Javier R Portella, Les esclaves heureux de la liberté : traité contemporain de dissidence, préface de Bruno de Cessolle, aux éditions David Reinharc, 2012, 310 pages, 23 €
À lire aussi de Javier R. Portella
- Lors des funérailles d’Otto de Habsbourg, le dernier héritier de l’Empire – Seuls le rite et l’histoire vainquent la mort
- Autour de L’Élégance du hérisson
- « The Artist » : lorsque le cinéma se libère de la technique
- La seule certitude avec Obama : rien de fondamental ne changera