Jure Georges Vujic est un écrivain franco-croate, géopoliticien et Directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, il contribue aux revues de l’Académie de géopolitique de Paris, à Krisis et à Polémia. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dans le domaine de la géopolitique et de la politologie.
Dans son dernier livre chez l’Harmattan, Les convergences liberticides – Essai sur les totalitarismes bienveillants, Jure Georges Vujic part d’un constat : en l’espace de quelques années, la société occidentale est passée de l’état d’exception sécuritaire qui justifiait la lutte contre le terrorisme islamiste, à l’état d’urgence sanitaire avec la gestion de la crise globale du Covid 19. En effet, en vertu de ce régime juridique d’exception, qui restreint les libertés fondamentales et qui aménage les pouvoirs par rapport au droit commun », l’essentiel de la puissance publique se retrouvant soudainement concentré entre les mains de l’exécutif gouvernemental et d’une expertocratie sans légitimité démocratique, qui prennent des décisions très souvent contestables, et prolongent indéfiniment les mesures d’exceptions temporaires. L’état d’urgence se transforme en état d’exception permanent, et permet de pérenniser des mesures d’exceptions qui suppriment des libertés et des droits fondamentaux des citoyens, qui seront difficilement rétablis et garantis dans le futur post-Covidien. L’auteur compare cette convergence à la prolifération de méduses, avec des références mythologiques, avec son cortège de lois d’exception, de fichage et de traçage, de dispositifs sécuritaires et sanitaires. La singularité de notre époque est celle d’une société globale engouffrée au cœur de la convergence de ces matrices totalitaires bienveillantes lesquelles rétrécissent l’espace de nos libertés privées et publiques fondamentales.
Cette convergence bio-numérique qui est au cœur de la 4ème révolution numérique, avec le fusionnement des technologies numériques et les systèmes biologiques, représente une innovation qui constitue une véritable révolution anthropologique qui bouleversera en profondeur notre rapport au monde, à l’humain, à la société et à notre corps. Cette mutation anthropologique qui est à l’œuvre décèle en elle un désir faustien et dystopique, de façonner et d’adapter le monde à une autre réalité toute construite et artificielle, qui entend soumettre l’humanité à une nouvelle tyrannie bio-numérique. Cependant, l’ensemble de ces convergences sont expliquées au grand public dans le livre « la Grande réinitialisation » de Klaus Shwab, puisqu’il s’agit de réinitialiser le système économique dans son ensemble, ainsi que le système politique et sociétal. Il s’agit, de nos jours, de la triple révolution des sciences et technologies numériques, physiques et biologiques débouchant sur l’intelligence artificielle, la robotique, le Big data et son exploitation, ainsi que les biotechnologies avec, en toile de fond, la perspective transhumaniste .
L’auteur analyse au scalpel et réactualise l’ensemble des théories politiques sur les totalitarismes de la modernité avec de nombreuses références allants de Hanna Arendt, Raymond Aron, Jean-Pierre Le Goff, Aleksander Wat, C. Miloszc , Eric Hobsbawn, Ian Kershaw, François Furet, Ernst Nolte Jean-François Brient, Marc Ferro, Enzo Traverso, Philippe Muray, Günther Anders Julien Freund, Nikolaj Berdjajev, Eric Voegelin, J.L. Talmon etc. tout en les recontextualisant à l’ère bio-numérique, pour en extraire l’ actualité, la pertinence et parfois le caractère obsolète. Ainsi, la crise sanitaire du Covid 19 et le consentement général à l’ ingénierie sociale bio-numérique qui est à la œuvre au niveau global pensée rationaliste, rend compte de plusieurs aspects de l’individualisme totalitaire contemporain : fantasme de la pensée rationaliste hygiéniste et techno-scientifique du Tout-Un, schizophrénie collective entretenue par une perversité narcissique dissociation et destruction de la personnalité , déni de réalité, déstructuration des liens sociaux, atomisation sociale et déshumanisation généralisé.
L’auteur se livre d’autre part à une interprétation transversale et à une méditation sur les figures du Bien et du Mal au XXe siècle, une période marquée par la succession de diverses révolutions et d’ autres conflits, et que ce long XIXe siècle se terminait par la parousie de «l’âge des extrêmes», par les guerres humanitaires avec le phénomène de «l’extrémisme au nom du bien» qui prend la forme d’un post-totalitarisme de la démocratie de marché, quand le «Bien» justifie l’usage de la force et la propagation de la mort. Le post-totalitarisme n’est plus basé sur la terreur de masse et la répression brutale comme dans les totalitarismes classiques, mais sur l’assujettissement individuel et collectif, l’acceptation passive du mensonge et de la démagogie des vérités officielles. S’inspirant de Machiavel, pour qui « le mal se déguise souvent sous l’apparence du bien », l’auteur constate que l’ingénierie sociale contemporaine, entend contrôler la société par l’anesthésie générale et le consentement passif. Assimilant l’idée de la bienveillance ā une sorte post-pélagianisme, et se référant á la notion du mal chez les philosophes Orwell, Soloviev et Besançon, l’auteur reprend l’idée du » bien falsifié », qui n’est que le reflet du « mal totalitaire », une réduction de l’idée de « bien commun » à la prophylaxie hygiéniste, l’envie utilitariste et individualiste de « plaisir », le « bien » dévoyé par l’impératif du bien-être et la société du petit bonheur individuel. Ainsi, la désincarnation progressive du « bien » reposerait sur l’illusion radicale de la toute-transparence et l’impératif de la positivité totale.
Pour J. Georges Vujic, l’un de principaux leviers du totalitarisme « bienveillant » contemporain est constitué par le phénomène de disruption lequel a un effet profond sur la perception collective et individuelle du monde (surtout pour les jeunes générations), les représentations sociales et la construction de la réalité sociale. Cette disruption technologique économique est aussi politique puisqu’elle constitue une technique de « gouvernance globale » est profondément anti-civilisationnelle, puisque dans la course vers l’innovation accélérée implacable, elle perturbe les longs et subtils processus de socialisation. À cet égard, la technologie réticulaire perturbe systématiquement ce qui contribue à la création et au maintien de la civilisation à long terme. A cet effet, les perturbations dues à l’impact des innovations technologiques accélérées ont provoqué une déstabilisation permanente de la société. Sur le plan politique, l’auteur constate que dans le cadre de cette gouvernance á la fois biopolitique et technoscientifique, la distinction entre État démocratique et État autoritaire s’efface au profit d une sous-traitance technocratique de la gestion des crises au niveau des États nationaux et nominalement „souverains“. Il s’agit d une franchise de la toute puissante gouvernance globale, laquelle constitue un ordre mondial doté de divers niveaux d’intégration et d’interaction qui varient selon la capacité d’influence et de puissance des acteurs de différents types qui la constituent et regroupent les institutions et instances internationales juridiques, militaires ou économiques.. Alors que le capitalisme est historiquement le premier processus de « totalisation » générale et trouve son incarnation dans le marché mondial, le capitalisme numérique moderne cherche à modéliser l’être humain afin de l’adapter constamment l’évolution du capitalisme en exigeant plus de performativité, de rentabilité, et de productivité, mais aussi de contrôle total et de surveillance généralisée. Avec le processus biopolitique d’uniformisation médicale et hygiéniste, qui est à l’œuvre avec la crise sanitaire et économique mondiale, nous assistons à une parfaite symbiose du totalitarisme de marché et du capitalisme numérique de surveillance. Ainsi, le principe Benthamien de l’espace panoptique total, aujourd’hui se réalise pleinement, précisément grâce à l’intelligence artificielle et aux technologies numériques. L’idéologie de la croissance continue est étroitement liée à l’accroissement du contrôle et de de la demande de sécurité.
Bien sûr, si la disruption agit en tant que levier de transformation technologique, mais elle ne se limite pas au seul domaine techno-informationnel voir mercantile, et elle entend transformer le domaine sociétal, les façons de vivre et de sentir, une certaine vision du monde, de sorte qu’elle opère á long terme une véritable transformation anthropologique, qui loin d’être neutre opère une conversion ontologique et culturelle implicite à un nouveau mode de pensée et d’interprétation du monde. L’homme contemporain se transformant en une créature hybride issue de la fusion entre l’“homo festivus“ et l’home numericus“. Selon cette thèse conversionnelle, il y aurait alors une sorte de déterminisme évolutionniste et historique numérique qui succédant aux diverses étapes des humanismes, (selon Levi-Strauss: humanisme aristocratique, bourgeois et humanisme démocratique) aboutirait inéluctablement à la conversion au quatrième humanisme numérique, dans une sorte de parousie techno-humaniste. Or, et c’est le propre de la démonstration Heidggerienne du Gestell, ce perpétuel arraisonnement de l’ être dans la technique au fil des progrès technologiques, de même que toute utopie technoscientifique en tant que projet d’émancipation universelle, confirme que l’idée même d’humanisme numérique reste hantée comme tout humanisme par le spectre métaphysique. Ainsi c’est bien cet instant de conversion qui succédant à la dialectique disruption-évènement ( accélérateur du changement), dévoile cette tentation totalisante du numérique, puisqu’ elle requiert des individus leur conversion-soumission à une instance numérique qui se veut universelle.
Polémia
15/10/2022
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