Philippe Christèle, essayiste
♦ Polémia a reçu de son correspondant Philippe Christèle cet article. Cette publication a paru quelques jours avant deux articles du Figaro sous forme d’interviews, l’une émanant d’un universitaire canadien dont les travaux portent principalement sur le multiculturalisme et les mutations de la démocratie contemporaine…, l’autre du PDG d’un grand groupe, leader mondial des services prépayés aux entreprises.
Ces communications se rejoignent par l’intérêt que leurs auteurs portent l’un et l’autre aux changements de comportement consécutifs, ou tout au moins en parallèle avec deux récents événements, le Brexit et l’élection de Donald Trump. L’article ci-après montre la totale conviction de son rédacteur dans l’influence de ces événements sur les managers.
Polémia
« Après le Brexit et cette élection [celle de Donald Trump], tout est désormais possible. Un monde s’effondre devant nos yeux. Un vertige. » Ce tweet rédigé par l’ambassadeur de France aux États-Unis lors de la victoire de Donald Trump a choqué tant il dérogeait à la nécessaire réserve diplomatique. Toutefois, sur le fond, le diplomate n’a probablement pas tort. Chargé de cours aux HEC à Montréal, le sociologue Mathieu Bock-Côté lui donne ainsi raison, en affirmant que « de la victoire du Brexit à la révolution Trump […] un monde semble mourir, un autre semble naître ».
De fait, la victoire de Donald Trump ne tient pas tant à ses seules qualités de tacticien qu’à des évolutions économiques et sociologiques majeures travaillant en profondeur l’ensemble des sociétés occidentales. Le résultat de la présidentielle américaine représente donc bien une crise, au sens que donnait à ce mot le penseur révolutionnaire italien Antonio Gramsci : « ce qui sépare l’ancien du neuf ». Et il serait donc bien illusoire de croire qu’elle restera cantonnée à la seule sphère électorale pour le simple fait que les électeurs sont aussi des salariés, des managers, des consommateurs. Comme l’affirme Ludovic François, professeur à HEC, « les entreprises ne peuvent ignorer les aspirations et ressentiments des classes populaires et moyennes qui se sont notamment cristallisées dans le vote Trump ». Cet article représente une première exploration de cette terra incognita. Elle a été menée en procédant à la manière des managers confrontés au défi de l’interculturel, c’est-à-dire en se prémunissant de tout jugement moral. D’abord parce que la morale aboutit à décrire le monde tel que l’on voudrait qu’il soit et non tel qu’il est. Ensuite, parce que la posture volontiers moralisante de certains dirigeants a contribué à l’accentuation de cette crise.
À l’issue de ces premières investigations, deux convictions se sont forgées. La première est que ce monde en gestation exige une profonde révision des fondamentaux actuellement en vigueur dans le management. La seconde est que les managers sont bien armés pour relever ce défi car, à la différence d’autres types d’élites, leur métier les prédispose à mieux comprendre un réel dans lequel ils sont, par nature, immergés.
Ce que révèle l’élection de Trump pour l’entreprise : Cinq tendances à prendre en compte par le management
À rebours d’autres scrutins, la dernière présidentielle américaine ne traduit pas seulement un changement du rapport de forces politique. C’est un « vote total » exprimant des exaspérations, des aspirations et des espérances appelées à se déployer au-delà de la seule sphère électorale et, tout particulièrement, dans le monde du travail. Voici, à destination des managers qui vont y être confrontés – ou le sont déjà – un premier décryptage des aspirations révélées par la victoire de Donald Trump.
1/ Un désir d’autorité incarnée et entraînante
Tout au long de la campagne, les adversaires de Donald Trump ont mis en cause sa personnalité autoritaire, son caractère abrupt, afin de valoriser, en contrepoint, la figure féminine de son adversaire démocrate. Au delà des clichés, ce sont, plus fondamentalement, deux modèles de leadership qui étaient ainsi proposés aux électeurs par les deux candidats. D’un côté, un modèle de « chef à l’ancienne » : patriarcal, viril voire rugueux jusqu’à la caricature. De l’autre, un modèle censé être aujourd’hui plus en vogue : matriarcal, empathique et mesuré. D’un côté, un tribun instinctif au verbe haut, promettant d’exercer son pouvoir avec énergie et bon sens en faisant appel au peuple. De l’autre, un leader à la parole maîtrisée, se prévalant à bon droit de sa compétence, de sa connaissance détaillée des dossiers, de son expérience de l’administration et du soutien inconditionnel des experts. Or, contre toute attente, c’est le premier qui a eu la faveur des électeurs. Comment l’expliquer ? Peut-être par la méfiance que suscitent désormais des leaders jugés trop lisses, mesurés, distants et désincarnés pour être vraiment sincères. Une leçon à méditer en entreprise où l’on oublie trop souvent que, pour mobiliser les salariés sur un projet collectif, les plans bien cadrés, les argumentaires bien ficelés et les slogans bien calibrés ne suffisent plus. Il faut y ajouter de l’enthousiasme, du courage, de l’énergie et de l’allant. La parole de l’expert peut certes susciter l’approbation. Mais c’est le verbe incarné des leaders et des managers qui met en mouvement citoyens et salariés.
2/ Une révolte contre le carcan des normes et du politiquement correct
Comme on le sait, tout au long de sa campagne, Donald Trump a joué de son image de bad boy, prenant un malin plaisir à transgresser tous les codes de la bienséance en vigueur dans l’establishment politique et médiatique en s’emparant de tous les sujets tabous. Pour Laure Mandeville, correspondante du Figaro, « l’un des atouts de Trump, c’est qu’il est politiquement incorrect dans un pays qui l’est devenu à l’excès ». Et de suggérer qu’en votant pour Trump, les électeurs américains ont aussi manifesté leur volonté de retrouver une liberté de parole mais aussi d’action dans un pays saturé jusqu’à la paralysie de codes, de règles, de normes… En transgressant les interdits du politiquement correct Trump serait ainsi apparu, aux yeux de ses concitoyens, comme un leader capable de faire voler en éclats ce carcan étouffant. Lui-même joue sur ce registre affirmant notamment que « son but n’est pas de rédiger des centaines de pages de réglementations gouvernementales et de tracasseries administratives » car « ce dont le pays a besoin c’est d’un leadership qui peut réparer ce gâchis et commencer à appliquer des solutions pratiques ». Et si, en entreprise aussi, on espérait secrètement l’essor de managers désireux de libérer la parole et l’action de l’écheveau de normes et de process qui les emprisonnent ?
3/ Un vif attachement à l’industrie et au monde de la production
Lors de la campagne, Hillary Clinton a largement bénéficié du soutien moral et financier des géants de l’économie de l’immatériel, symbolisés par la triade Hollywood, Wall Street, Silicon Valley. De son côté, Donald Trump a, lui, consciencieusement proclamé sa volonté de défendre bec et ongles les anciennes industries manufacturières et le Made in America, quitte à dénoncer, pour cela, les accords de libre-échange qui lient les États-Unis aux pays à bas coûts de production. Un choix audacieux – et dont la pertinence économique reste à démontrer – mais qui a parlé au cœur de ses concitoyens. Comme l’a relevé le géographe Joel Kotkin dans les colonnes de Forbes, « les États qui ont voté Trump sont caractérisés par une économie de production de biens tangibles : industries traditionnelles, alimentation, énergie. Trump l’a emporté dans les États manufacturiers traditionnels. Il a séduit les cols-bleus de l’Ohio, du Wisconsin, de l’Indiana, de l’Iowa et du Michigan. » Cet analyste en déduit que le vote Trump est un vote passéiste et anti-écologiste car « plus un État est émetteur de dioxyde de carbone, plus il a voté Trump »… Mais l’ampleur du soutien dont a bénéficié le candidat républicain dans les zones manufacturières rappelle aussi le vif attachement des travailleurs de l’industrie aux entreprises qui leur procurent non seulement du travail mais aussi une profonde fierté et une identité. Ce refus populaire de la désindustrialisation représente à l’évidence un gisement d’énergie et d’engagement qu’il ne faut pas négliger, ni aux États-Unis ni en France.
4/ Une réaffirmation de la valeur travail par la working class
Le succès politique de Donald Trump s’appuie aussi sur son succès dans les affaires dont il ne manque jamais de se prévaloir en rappelant qu’à la différence de ses adversaires – aussi bien les caciques du parti Républicain qu’Hillary Clinton il ne fait pas partie de l’establishment bien né, qu’il a grandi sur les chantiers de construction et ne doit sa réussite qu’à son dur labeur. Un message en phase avec le rêve américain, ainsi relayé à l’été 2016, par Donald Jr, fils du candidat et vice président de la Trump Organization affirmant que son père jugeait les gens sur leur travail si bien que « beaucoup de top executives de notre compagnie ont commencé comme ouvriers… Mon père voit chez les gens le potentiel que d’autres patrons sous-estimeraient car leur CV ne comporte pas le nom d’un collège prestigieux ». Un discours relevant à coup sûr du storytelling mais qui a davantage séduit que celui des démocrates, davantage centré sur les aides sociales et l’assistanat. Quand Hillary Clinton mettait l’accent sur le care, soulignant sa volonté de « prendre soin » des exclus et des déshérités, Trump proposait aux leftovers, ces laissés pour compte de la mondialisation, de leur redonner du travail, en faisant notamment miroiter le lancement d’un programme de grands travaux à travers le pays. En choisissant Trump, la bien nommée working class a clairement rappelé qu’entre l’assistanat et le travail, elle préfère le second car, outre un revenu, il offre une opportunité de se réaliser.
5/ Une forte volonté de reterritorialisation
Tandis qu’Hillary Clinton se présentait comme la candidate du libre-échange et d’une économie de la fluidité des capitaux, des informations et des travailleurs, Donald Trump a placé la notion de frontière au cœur de son discours martelant ainsi « qu’une nation qui n’a pas de frontière n’est plus une nation », ou promettant de mettre un terme à l’immigration illégale et aux délocalisations. Pour de nombreux analystes, le succès rencontré par ce discours ne s’explique pas seulement par des penchants xénophobes. Il exprime aussi une légitime volonté de protection – des emplois et des modes de vie – après des décennies de dérégulation. Pour le journaliste économique Jean-Michel Quatrepoint, après le Brexit, l’élection de Trump annonce ainsi la fin du cycle néolibéral qui s’était ouvert 40 ans plus tôt avec les élections de Thatcher et Reagan. Et de prédire que l’ « on va vers une reterritorialisation du monde autour de quelques grands ensembles, qui commerceront entre eux mais qui auront aussi à cœur de privilégier leurs marchés intérieurs. Le mondial ne disparaîtra pas, mais le local devra se substituer au global ». Un constat qui pourrait déboucher sur une vision renouvelée de la RSE intégrant un critère de « loyauté territoriale » qui, de toute façon, conditionnera l’image de marque des entreprises.
Philippe Christèle
5/01/2017
Voir aussi :
Mathieu Bock-Côté : «L’année 2016 a commencé à Cologne et s’est terminée à Istanbul»
« L’entreprise doit être méritocratique »
Correspondance Polémia – 13/01/2017
Image : Donald Trump, c’est lui qui a remporté l’élection américaine !