Envisager l’histoire de l’Humanité, conçue comme l’histoire d’écosystèmes artificiels plus ou moins complexes, permet d’envisager de nouvelles perspectives.
Le conflit, garant de la vie
Force est d’admettre, en effet, que la guerre, quelle que soit sa nature, n’est pas réductible à une cause précise à l’échelle humaine. Ainsi, des guerres peuvent opposer des civilisations différentes à leurs marches. On se rappellera que la Russie chrétienne européenne a été dominée par des Asiates musulmans pendant trois siècles ; qu’Arabes et Chinois s’affrontèrent aux limites de leurs empires (bataille de Talas, 751). Les Arabes dominèrent le sud de l’Europe pendant plusieurs siècles. Les Turcs assiégèrent Vienne en Autriche à deux reprises (1529, 1683). Plus proche de nous, la colonisation européenne opposa des armées issues de civilisations différentes. Les Espagnols affrontèrent les Aztèques, les Incas, etc. ; les Anglais se battirent partout dans le monde, subissant parfois des défaites cuisantes (Gandamak, 1842). Les Français, loin de chez eux, affrontèrent les Tonkinois, etc. Mais ces conflits engagèrent peu de soldats européens car, selon l’adage « On fait toujours la guerre à ses voisins », les guerres intracivilisationnelles sont plus faciles à mener.
À une autre échelle que les guerres inter-civilisationnelles d’antan, les guerres civiles opposent des membres d’une même famille (Guerre des Deux Roses en Angleterre, Guerre de religion en France, Guerre de sécession en Amérique du Nord, Guerre civile russe, Guerre d’Espagne, etc.). Là, des frères, des cousins s’affrontent.
Entre ces deux pôles, on trouve une multitude de typologies de conflits ; par exemple des guerres entre peuples. Ces peuples appartiennent à la même race, à la même civilisation, mais parlent des langues différentes ; ce sont les guerres nationales tant décriées aujourd’hui.
Les lignes de fracture envisageables à l’origine de conflits sont par conséquent innombrables. Ainsi, aujourd’hui, l’amplitude des phénomènes migratoires interclimatiques crée des perspectives de conflits s’organisant sur des lignes de fracture inenvisageables avant. Aussi, comprendre l’essence de la guerre à travers le prisme écologique pourrait, dans l’esprit d’aujourd’hui, en limiter les potentialités. Mais une politique résolument pacifiste ne pourrait parvenir à cette fin car le conflit est un moyen de rééquilibrer écosystémiquement des sociétés –ou écosystèmes artificiels – soumis au Second Principe de la thermodynamique (1) et donc à la croissance de l’entropie.
En effet, le facteur essentiel justifiant un conflit est que ceci va limiter l’entropie des systèmes à des niveaux tolérables écosystémiquement. Sciemment, nous évitons ici de développer par écrit le fond de nos propos car ceux-ci cadrent mal avec l’esprit de notre temps. Nous livrons quelques éléments laissant au lecteur le soin de construire les déductions auxquelles ils conduisent.
Ainsi, tout système engendré à l’issue d’un état marginal, comme une guerre par exemple, va s’autoconsolider. Il tend donc vers un niveau d’entropie faible relativement à son niveau de complexité potentiel. Les valeurs sociales qui dominent sont très strictes alors. Politiquement, après un conflit, l’autorité politique est assez bien acceptée car chacun fait siennes les normes sociales dominantes. La première phase de ce cycle historique est donc la consolidation des structures issues de l’état marginal. Mais une fois celles-ci bien établies – le système ayant pérennisé ses fondements –, l’entropie ne va cesser de croître jusqu’à atteindre un niveau critique. La manifestation sociale de cette entropie dangereuse a été qualifiée de « stérilité écosystémique » dans d’autres articles publiés par Polémia (2). Paradoxalement, cette entropie jugée néfaste crée les conditions de l’innovation structurant le nouveau système issu de l’état marginal à venir. Ce sont des innovations de rupture signifiant par là qu’elles n’ont pas comme vocation de développer le système, mais d’anticiper sa disparition. Car une fois certains seuils atteints, le système entre à nouveau en état marginal. Le déterminant essentiel à ces changements d’état est lorsque la pérennité de ses composantes essentielles est en jeu.
Il s’agit de la pérennité des lignées viables qui le constituent, obligées de se recomposer sur d’autres bases. Par analogie avec le langage des sociologues, un système réagit quand les insiders sont en péril. L’insider, sous l’angle écologique, est la personne apte à la reproduction biosociale. Tant que cela ne concerne que les outsiders, donc plus fragiles socialement, rien ne bouge. Lorsque le niveau critique est atteint, le système rentre en état marginal, et ainsi de suite.
Tout système est obligé d’évoluer ainsi car les contraintes s’exerçant sur lui changent en permanence et l’entropie ne fait qu’y croître. Il est capable de s’adapter à la marge à quelques-unes d’entre elles, mais le changement des contraintes déterminantes l’oblige à des mutations profondes. Dit en termes issus de la thermodynamique du non-équilibre, il doit changer de branche thermodynamique. Or, l’enclavement d’écosystèmes de natures différentes, apparaissant, se développant et disparaissant, intégrés les uns aux autres et fonctionnant sur des tempos différents imposent ces changements perpétuels résumés par la célèbre phrase issue du roman Il Gattopardo, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa :
« Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. »
Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les mutations politiques qu’un territoire connaît. Prenons un territoire au hasard en France européenne. Celui sur lequel s’est développée la ville de Lyon, par exemple. Il porte au début de l’Histoire la capitale des Gaules, puis c’est le déclin. Le royaume de Bourgogne lui fait revivre un âge d’or. Économiquement, Lyon se développe surtout à partir du XVIe siècle dans l’orbite des régions outre-Rhin, et ainsi de suite. Dans cet esprit, un jour, Paris s’effondrera. La Ve République disparaîtra. Les frontières politiques bougeront. Etc. En revanche, toutes choses étant égales par ailleurs, les déterminants climatiques de l’entité France ne devraient pas changer à court terme. Mais si ce climat mute profondément, alors la recomposition macropolitique s’imposera, etc. Ce qui se développe sur un territoire, puis périclite, pour se redévelopper ensuite, fait son histoire politique, mais ne peut être dissociable d’une intégration à des écosystèmes identifiables. Il y aurait dans cet esprit une véritable discipline à créer : l’histoire dans le prisme écosystémique et écologique. Une sorte d’écohistoire…
Le conservatisme millénaire de nos gènes impose ce changement perpétuel que l’Histoire décrit. L’écosystème apparaît alors comme l’espace garantissant cette perpétuation par le changement ; espace où l’efficience entropo-néguentropique est le but jamais réalisé. Les notions d’entropie, de néguentropie, d’état stationnaire ou marginal, de structure dissipative, de branche thermodynamique, etc., sommairement présentées dans de précédents articles publiés par Polémia, mais aussi les notions de bassin attracteur, d’espace des phases, etc., innervent désormais la pensée scientifique contemporaine. Leur déploiement dans les sciences sociales leur donnerait un nouvel élan.
Signalons par précaution que ces notions sont récentes, très récentes. Ainsi l’entropie ne se définit pas et ne se mesure pas, reléguée par beaucoup de scientifiques dans l’espace philosophique. Malgré cela, appréhender la fonction écosystémique de l’entropie permet d’entrevoir alors de nouvelles perspectives sur le sens de l’histoire dans une perspective biosociale. L’entropie conformément au Second Principe condamne toute structure à sa fin, mais lui permet aussi d’explorer de nouveaux équilibres repoussant le terme de son existence. C’est l’effet paradoxal de l’entropie.
Sur ces fondements, encore très flous, l’Histoire est interprétable comme la recherche permanente de l’organisation optimale d’écosystèmes afin de favoriser la reproduction des lignées constituant la biosphère – lignées, elles-mêmes, en perpétuels changements, mais dans des temporalités plus amples que celles accessibles à l’Histoire. Cette évolution passe parfois par l’intégration de nouveaux constituants, mais le plus souvent par l’expulsion de ses constituants écosystémiquement stériles. Dans ce processus dont l’actualité et l’étude du passé rendent compte, pour peu de succès écosystémiques, il y a beaucoup d’échecs. Cette dynamique se réalise avec comme épicentre nos génomes, donc indépendamment de notre volonté individuelle et de notre conscience.
Il n’y a donc pas de fin ou de déterminisme, sinon ceux fixés par le niveau d’entropie de nos systèmes et par notre capacité à contrarier ses effets délétères. Tous les philosophes de la Modernité, c’est-à-dire ceux ayant donné comme sens à l’Histoire une perspective téléologique, ne font que constater ce qu’un écologue identifie dans le fonctionnement d’écosystèmes naturels. Mais alors que l’écologue n’y voit que la réponse de systèmes à des contraintes endogènes ou exogènes, les Modernes, religieux ou profanes, annoncent une cohérence se déployant dans le temps avec comme finalité un ordre parfait. Hérésie dans le prisme écologique. L’entropie, par son effet paradoxal, conduit tout système à sa perte tout en lui permettant de trouver la voie assurant la pérennité, à l’échelle humaine, des lignées le constituant. Voilà pourquoi des civilisations meurent… et d’autres apparaissent.
Il n’y a donc pas de Raison triomphante, de Paradis terrestre envisageable, de Lendemains qui chantent, de Marché ordonnateur suprême, d’aboutissement au point Oméga, etc. Toutes les philosophies déterministes sur l’Histoire oublient la finalité essentielle : vivre et se perpétuer. L’au-delà appartient alors à la religion, celle-ci étant elle-même une des composantes de la noosphère associée à chaque civilisation, elles-mêmes associées à des territoires et climats homogènes ayant engendré des formes vivantes particulières, contrastant avec celles développées dans d’autres espaces. Ces formes vivantes, expressions de génomes millénaires, n’ont qu’un but : créer les conditions pour se perpétuer.
Vue avec notre œil individualiste hédoniste de modernes matérialistes, la guerre est une engeance. Mais vue avec un œil sociobiologique, elle est le moyen de garantir la pérennité de nos écosystèmes artificiels et de nos génomes dont nous ne sommes que l’expression, même si cette expression porte des émergences irréductibles à nos gènes, comme la conscience par exemple. Ces voies sont de nouveau à explorer. Soyons conscients toutefois que nos aïeux, d’ici et d’ailleurs, fonctionnaient selon ces principes.
Depuis, la science et la philosophie ont démontré que le comportement collectif n’est pas réductible au comportement des parties. Cela se traduit par les principes de synergie et d’émergence dans la théorie des systèmes que la notion de complexité d’émergence résume. Ainsi, en guerre, on va s’étripailler avec qui pourrait être un ami et combattre uni à quelqu’un que l’on détesterait dans d’autres circonstances.
L’idée dominante sous ces lueurs est qu’il n’y a pas de bons ou de mauvais régimes politiques. Il n’y a que des régimes adaptés ou inadaptés aux circonstances. Entretenir une offre métapolitique fournie est donc vital pour un avenir dont les contraintes décideront de celle qui sera la plus adaptée. Si le système n’a pas de solution en réserve, il disparaît. Personnalités charismatiques, luttes de pouvoir individuelles ou collectives, conflits plus ou moins amples, etc., permettent d’identifier à l’instant ce qui garantit le succès écosystémique. Quelles sont ces circonstances déterminantes : celles où la perpétuation de nos génomes, puis de nos gènes, est menacée. Le paradoxe est que ces états marginaux se manifestant par ce que Maupassant dénonce sont nécessaires pour la perpétuation de nos lignées (voir article I/IV). En cas d’insuccès, elles disparaissent.
Pour résumer ces vues, le professeur Jacques Vigneron imaginait une France coupée en deux avec les gens de gauche au nord et les gens de droite au sud – ou l’inverse – en étant certain que 10 ans après il y aurait au nord 50% de gens de droite et 50% de gens de gauche, idem au sud. Le scrutin majoritaire à deux tours impose, il est vrai, cette dichotomie, réduisant l’expression politique que permettraient des scrutins à la proportionnelle. Comme le mentionne Polémia dans sa ligne de base « polemos, le conflit, est le père de toutes choses ». Une vision écologiste centrée sur l’entropie ne fait que conforter cet adage.
C’est muni de cette grille de lecture que l’on peut envisager des questions déterminantes à ce jour comme le rôle de l’islam dans nos sociétés occidentales contemporaines, la question juive à travers les âges, le métissage biosocial, la responsabilité en temps de guerre, etc. Oserons-nous écrire sur des sujets aussi scabreux ? On verra.
Intégrer le rôle de l’entropie dans l’évolution, et donc dans l’Histoire, permettrait de surmonter beaucoup de paradoxes de notre temps. En revanche, envisager des lendemains qui chantent indéfiniment est une lubie selon cette approche. Or, c’est la lubie fondatrice de la Modernité. D’où sa fin prochaine comme composante principale de la noosphère et son remplacement par des idéologies plus prosaïques. L’Ecologie est particulièrement performante pour en fournir. Mais pas celle dévoyée politiquement ; la vraie écologie.
Enfin, la perspective la plus motivante pour prolonger cette réflexion est d’admettre que connaître les déterminants essentiels des conflits permettraient de les limiter. Pour éviter ces guerres, la politique doit gérer l’entropie au quotidien et ne pas se défausser sur le futur, car alors des gens n’étant pas a priori condamnés périraient. Mais là, toutes nos notions de responsablité sont à subsumer.
D’un point de vue écologique, le but de la politique est de favoriser la perpétuation des lignées constitutives de la biopshère ; de toutes les lignées. Prenant acte de la suprématie d’Homo Sapiens, et parmi eux d’Homo Industrialis, des philosophes fameux ont érigé le devoir de protéger la nature au statut de responsabilité. On pense sur ce thème à Hans Jonas (1903-1993) comme un des protagonistes ayant porté cette perspective. Mais cela contrarie les humanistes et les Modernes en général ayant fait de la dissociation nature/culture le fondement de toutes leurs ambitions théo-téléologiques. Le capitalisme énergivore en est la conséquence la plus manifeste.
Or, qui dit consommation d’énergie dit production d’entropie et… (refrain). Les conditions sont donc réunies aujourd’hui pour qu’une crise majeure survienne. Comparativement, les épidémies récentes (grippe espagnole de 1918) ou les conflits mondiaux d’hier passeront pour des chatouillis démographiques sans grandes conséquences. Il y eut déjà des crises majeures en Europe. On pense bien évidemment aux grandes pestes du Moyen Âge, particulièrement celle du XIVe siècle, décimant jusqu’à un tiers de la population dans certaines parties de l’Europe. Une surexploitation des milieux naturels aurait créé le terreau favorisant leur expansion.
Le but est, autant que faire se peut, d’éviter d’en arriver là.
Quel est le meilleur régime politique pour le faire ? On ne sait pas. La seule certitude est que celui qui triomphera sera le plus efficace pour tendre vers l’optimum écosystémique.
Faisons donc confiance à nos génomes. Ils ont des milliers d’années. C’est beaucoup comparé à la durée d’une vie humaine. Porteraient-ils l’instinct pour nous guider, muni d’une mémoire du temps que notre conscience n’éclairerait que fugacement ? Ne serions-nous que l’expression de ces gènes, malgré nos consciences individuelles ? Alors autant ne pas les contrarier, car leurs réactions seront à la hauteur des égarements que nos consciences leur auront fait supporter. En résumé, écoutons notre instinct. (Fin, mais à suivre quand même).
Frédéric Malaval
Mars 2015
Notes de l’auteur
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