Par Nicolas Faure, spécialiste de l’Allemagne et traducteur ♦ La « Leitkultur » est un terme allemand que l’on peut traduire par « culture directrice » ou « culture dominante ». C’est le sociologue germano-arabe Bassam Tibi qui a introduit le terme pour la première fois en 1998. À partir de 2000, ce concept a occupé une place importante dans le débat politique national allemand sur l’identité nationale et l’immigration.
Histoire d’un terme
Tibi a été le premier à proposer une « Leitkultur » dans son livre Europa ohne Identität (L’Europe sans identité) publié en 1998. Il la définit en termes de ce que l’on appelle communément les valeurs occidentales, et parle d’une « Leitkultur » européenne plutôt qu’allemande. « Les valeurs nécessaires à une culture centrale sont celles de la modernité : la démocratie, la laïcité, les Lumières, les droits de l’homme et la société civile. »
Ces valeurs fondamentales sont similaires à celles de « l’ordre fondamental libéral-démocratique » (Freiheitlich-demokratische Grundordnung) qui est considéré comme la valeur fondamentale de l’Allemagne de l’Ouest de l’après-guerre et de l’État allemand unifié après la réunification allemande de 1990.
Tibi prône le pluralisme culturel fondé sur un consensus de valeurs, plutôt que le monoculturalisme. Cependant, il s’est également opposé au multiculturalisme aveugle et au développement de sociétés parallèles où les minorités d’immigrants vivent et travaillent, isolées de la société occidentale qui les entoure. Tibi préconise une politique d’immigration structurée et s’oppose à l’immigration illégale en Allemagne.
Il semble qu‘il se propage en Europe, notamment en Allemagne, un relativisme culturel dont la manifestation la plus claire est le multiculturalisme des partis de la gauche allemande.
Pour la pensée de gauche en Allemagne, la Leitkultur ne comporte pas une dimension spécifiquement allemande, mais européenne, internationale, voire universaliste.
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En 2001, le journaliste Theo Sommer, rédacteur du journal allemand Die Zeit, avait utilisé l’expression « culture de référence allemande », dans le cadre d’un débat sur l’assimilation des immigrés en Allemagne et les valeurs fondamentales nationales. Il avait déclaré : « L’intégration implique nécessairement une assimilation poussée à la culture directrice allemande et à ses valeurs fondamentales »
En mai 2017, la déléguée du gouvernement fédéral à la migration, aux réfugiés et à l’intégration, Aydan Özoğuz (SPD), avait critiqué l’utilisation du terme « Leitkultur », car, selon elle, au vu de la diversité culturelle vécue en Allemagne, « une culture spécifiquement allemande […] n’était strictement pas identifiable au-delà de la langue ». Au lieu de l’idée d’une culture de référence, elle avait suggéré un « contrat social avec les valeurs de la Loi fondamentale comme fondement ainsi que des chances égales à la participation à la vie en société comme objectif ».
La séparation plus ou moins explicite de l’Église et de l’État tient dans ces argumentations une place importante. Ce sont là notamment des aspects différenciants par rapport au débat politique sur la Leitkultur, notamment à droite où la référence aux valeurs chrétiennes est incontournable, de même que la dimension nationale, y compris du côté de la CSU et de l ‘AfD.
La position de l’AfD
En mai 2016, l’Alternative pour l’Allemagne s’est prononcée dans son programme de parti en faveur d’une culture directrice allemande, décrite comme un concept contraire à « l’idéologie du multiculturalisme ». Selon le programme, la culture dominante allemande doit son fondement au christianisme, aux courants intellectuels de la Renaissance et des Lumières, dont les racines remontent à l’Antiquité et qui ont donné naissance à une pensée scientifique et humaniste, ainsi qu’au droit romain. Ces traditions seraient à la base de l’ordre fondamental libéral et démocratique de l’Allemagne et de l’État de droit, et conditionneraient également au quotidien les interactions entre les sexes et les générations.
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Voici un extrait de son programme de base (Grundsatzprogramm, élaboré au Congrès fédéral du parti à Stuttgart le 30.04./01.05.2016), concernant les questions relatives à la culture allemande :
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L´Allemagne est l’une des grandes nations de la culture européenne. Écrivains et philosophes, musiciens, artistes, bâtisseurs et architectes allemands ainsi que, plus récemment, les réalisateurs de films et divers créateurs/ plasticiens, ont contribué de façon significative au rayonnement mondial de leur art. La culture doit aussi être porteuse d’une nouvelle conception politique. Notre identité est tout d’abord d’essence culturelle. Elle ne saurait être le jouet de diverses influences. Il convient au contraire d’en renforcer la conscience dans un but d’encouragement et de sauvegarde de la cohésion culturelle. En ce qui nous concerne, la relation entre formation, culture et identité est d’une importance primordiale pour le bon développement de la société.
L’AfD considère la préservation de ce vaste héritage culturel comme l’un de ses objectifs politiques essentiels. Non seulement en tant que patrimoine pour les générations à venir, mais encore, pour continuer à le développer en cette époque de mondialisation et d’ère numérique, et d’en préserver les qualités irremplaçables. L‘Allemagne est également admirée dans le monde pour le caractère unique de sa scène théâtrale et symphonique. L’AfD fera en sorte de déclarer la culture comme cause nationale, tant au niveau fédéral que des Länder allemands.
L’Alternative für Deutschland prône une culture de référence allemande, reposant pour l’essentiel sur trois piliers : une tradition religieuse chrétienne, une tradition scientifique et humaniste, dont les racines antiques se sont nourries plus tard des influences la Renaissance et du Siècle des Lumières, et enfin le droit romain, socle de notre État de droit. L’ensemble de ces traditions fonde non seulement le principe de notre démocratie libérale, mais encore, il détermine la forme des relations quotidiennes entre les hommes, les rapports entre les hommes et les femmes, et l’attitude des parents vis-à-vis de leurs enfants. L’idéologie du multiculturalisme, au mépris de l’Histoire, met sur le même pied les courants culturels extérieurs et la culture nationale, relativisant ainsi gravement ses valeurs. L’AfD considère cette démarche comme une menace sérieuse pour la paix sociale et pour le maintien de la nation comme entité culturelle. Confrontés à cette menace, l’État et la société civile doivent défendre formellement l’identité culturelle allemande en tant que modèle de référence.
Notre culture est indissociable de la langue allemande, qui s’est construite au cours des siècles. Ceci se reflète de multiples façons, dans l’histoire des idées, la propre représentation de cet espace au centre de l’Europe et les valeurs du peuple allemand, qui certes évoluent, mais présentent néanmoins un fond spécifique. Le lien linguistique doit être maintenu et protégé dans la conscience générale. En tant qu’élément central de l’identité allemande, la langue allemande doit, selon le modèle d’autres nations, être inscrite dans la Loi fondamentale (Constitution allemande) comme langue nationale. Nous encouragerons en outre un plan d’action dans le but de maintenir et de conforter, sur le long terme, le haut-allemand ainsi que les dialectes régionaux historiques en tant que patrimoine immatériel de l’humanité. A cet effet, tant l’Institut Goethe que d’autres outils culturels devront être efficacement renforcés pour promouvoir l’apprentissage de la langue allemande dans le monde, de même que des accords bilatéraux de programmes d’études. L’AfD veillera à ce que, au sein de l’Union Européenne, la langue allemande soit mise sur un pied d’égalité avec l’anglais et le français, y compris dans la pratique quotidienne
L’AfD est par ailleurs préoccupé par l’évolution de la langue allemande à l’intérieur du pays et dans le sens d’une « internationalisation » mal comprise, remplacée par l’anglais ou encore, influencée par la théorie du genre. Nous réfutons formellement les consignes de langage dans le sens du « politiquement correct ».
L’AfD veut refréner l’influence des partis politiques sur la vie culturelle, conforter les fondations culturelles ainsi que les initiatives culturelles citoyennes, et promouvoir une politique culturelle en fonction de critères de qualité objectifs et d’intérêt économique raisonnable, plutôt que définie par opportunisme politique. La culture de la mémoire allemande, actuellement limitée à l’époque du national-socialisme, doit être élargie au profit d’une vision de l’Histoire qui comprendra également les aspects de l’Histoire allemande gratifiants et créateurs d’identité. La politique culturelle au sens plus restreint, devra, selon l’AfD, demeurer sous la compétence des Länder. L’AfD attache de l’importance à la conservation et à la promotion de la diversité culturelle, de même qu’au renforcement de la rentabilité de tous les établissements culturels.
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Outre les lubies de l’idéologie gauchisante qui considère qu’il n’existe pas de culture spécifiquement allemande, l’idée nationale ne varie guère : nous parlons ici d’une idée de la nation allemande plus culturelle que politique, fondée sur l’identification à une langue, une histoire, un passé culturel communs à tous les pays de langue allemande.
Cela ne l’empêche pas de chercher l’unité politique allemande, c’est -à – dire de chercher à faire coïncider les frontières politiques avec celles de l’aire culturelle germanique.
« Nous sommes un pays à l’identité bien ancrée. Notre culture de référence n’est pas quelque chose d’arbitraire que l’on peut interchanger. Elle est au contraire ce qui a fait la force de notre pays. Notre identité, avec notre culture dominante unique, nous donne force et stabilité, également pour l’avenir. Quiconque veut venir chez nous doit se conformer à nos règles. »
– Horst Seehofer, président de la CSU, (Christlich-Soziale Union)
Nicolas Faure
05/08/2022