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Le terrorisme publicitaire

Le terrorisme publicitaire

par | 29 octobre 2013 | Société

Le terrorisme publicitaire

« Domination des services secrets et leur alliance avec la publicité… »

Curieusement, le jour même où Polémia tenait ses assises à l’occasion de sa 6e Journée de la réinformation, le quotidien Le Monde publiait un long article signé de Hans Magnus Enzensberger (poète, écrivain, traducteur et journaliste allemand) sous le titre Le Terrorisme publicitaire. Coïncidence, communion de pensée, air du temps? Nous le reproduisons ci-après et nos lecteurs, parmi lesquels un certain nombre de participants à notre Journée, pourront rapprocher cette étude des interventions de nos conférenciers, constatant que les deux rives du Rhin ne sont pas loin de souffrir des mêmes maux, qui sont tout bonnement les maux du mondialisme.
Polémia

Elle fut toujours bruyante. Aujourd’hui, on peut encore entendre, sur un certain nombre de marchés, la voix des camelots. Elle est agaçante, mais inoffensive. Lorsque la révolution industrielle lança le coup d’envoi de la consommation de masse, la réclame passa au régime industriel. Dans les milieux qui se prenaient pour l’élite, on tint longtemps pour vulgaire de se vanter soi-même, ou de vanter ses produits. Le fait que le secteur ait rebaptisé son activité « publicité » n’a pas amélioré sa réputation.

Des natures moins snobs participent aujourd’hui comme jadis à des jeux-concours, échangent des bons de réduction et comparent remises et promotions-bonnes affaires. Comment peut-on parler avec autant de bonhomie du terrorisme de la publicité ? N’est-on pas trop optimiste ? Et en quoi le tam-tam du camelot a-t-il absolument à voir avec la politique ?

Même si la clientèle ingénue ne veut rien en savoir, il est un fait : la politique s’est très vite emparée de la publicité –− l’inverse étant tout aussi vrai. La publicité est devenue, au plus tard à partir des années 1920, une force politique. Les partis se sont imposés comme des marques commerciales déposées et, afin d’obtenir des parts de marché, ont lutté plutôt au moyen de slogans qu’au moyen d’arguments.

Au cours des années de crise et de guerre civile qui succédèrent en Allemagne à la première guerre mondiale, la propagande avait atteint des proportions effrayantes. Aucune dictature du siècle ne s’en sortirait sans la « créativité » de spécialistes en publicité. Ce furent eux qui s’occupèrent des formulations les plus efficaces lorsqu’il fut question de campagne de dénigrement antisémite, d’agit-prop, de procès spectacles, de préparatifs de guerre et de culte de la personnalité.

« Un Peuple, un Reich, un Führer »

Après 1945, il devint inenvisageable de faire des affaires avec des paroles du genre « Un peuple, un Reich, un Führer », ou avec des mises en scène de réunions politiques de masse à la Leni Riefenstahl. Aussi, lorsqu’en 1989 ce fut un peu plus qu’un mur qui tomba, et lorsque disparurent les banderoles qui proclamaient ce que signifiait apprendre à triompher de l’Union soviétique, les spécialistes émérites de l’agit-prop durent chercher du regard de nouveaux champs d’activité. Etant donné leur souplesse d’esprit, il ne leur fut pas difficile de s’adapter lorsque sonna l’armistice de la guerre froide.

Le besoin de tels spécialistes avait déjà pris une forte importance depuis le développement des médias de masse. Balzac et Zola savaient, en leur temps, que la presse ne pouvait pas vivoter de la seule vente des journaux. Les agences publicitaires fleurissaient au fur et à mesure que se développait l’édition de magazines et de journaux à sensation. Lorsque la radio et la télévision devinrent des médias de masse, elles conclurent en Amérique un pacte à la vie à la mort avec la « Madison Avenue » à New York, où se sont historiquement installées les grandes agences de publicité. Les films et les informations seraient interrompus et rallongés de façon routinière par des intermèdes publicitaires.

Ce que cela impliqua comme conséquences politiques et sociopsychologiques n’a été jusqu’à présent qu’insuffisamment exploré. Une armée d’universitaires-consultants, de sociologues et de spécialistes en études de marché, qui se mit au service des industries concernées, s’est chargée de ne pas le faire. Dans une économie de la captation de l’attention, il ne doit qu’en tout dernier lieu être question d’élucider le monde dans lequel on vit. On s’évertuera pour cette raison à privatiser l’espace public et à soutirer à la population le temps qui lui est laissé pour vivre sa vie. La publicité a atteint ces objectifs.

Elle a dévasté l’habitat avec ses panneaux lumineux, ses enseignes et ses banderoles. Les grands axes de circulation, les gares et les stations de bus et métro sont encombrés de toutes parts de panneaux-écrans sur lesquels un quelconque « annonceur » cherche à écouler quelque chose. Avec la même violence, la publicité s’introduit dans l’espace privé des hommes et leur vole autant de temps que possible. Personne ne peut aujourd’hui entrer dans un cinéma sans être importuné par les beuglements de la publicité. Un autre vieux moyen de communication, le téléphone, a lui aussi été colonisé par les entreprises de marketing et autres voleurs d’attention. La grande famille des publicités-déchets fait, avec ses prospectus et ses newsletters, l’essentiel des échanges postaux.

Il est difficile de comprendre quelle longanimité permet à l’humanité de tolérer ces abus. La résistance s’organisa de façon timide : « Pas de publicité ! », lit-on sur de nombreuses boîtes aux lettres, une requête ignorée par les distributeurs d’ordures sous-payés qui doivent remplir leurs quotas. Aucune protection n’est à espérer de la part des institutions étatiques.

Tout cela fait pourtant partie d’une phase de l’évolution technique qui donne déjà une impression de suranné. Car la puissance politique de la publicité a pris au cours des trois, quatre dernières décennies une ampleur sans précédent. Ce furent l’invention de l’ordinateur et la mise en place d’Internet qui rendirent cela possible.

Les mises à jour sont trafiquées

Depuis, Google, Facebook, Yahoo & Co –- et leurs valeurs boursières –- éclipsent les vieux monstres de l’industrie lourde et des capitaux financiers. Tout le monde apparaît dans leurs fichiers clientèle. Leur principe de base est de ne générer par eux-mêmes aucun contenu. Cette tâche, ils la laissent à d’autres médias ou bien aux utilisateurs, qui leur fournissent gratuitement informations ou détails sur leurs vies privées. Ce modèle commercial dépend du financement par la publicité. Ces groupes disparaissent s’ils ne font pas de la retape. Il n’y a pas de moteur de recherche neutre. Les mises à jour sont trafiquées, les recommandations d’achat falsifiées, les enfants rééduqués en bons petits clients. Certes, des géants du commerce comme Amazon doivent se coltiner comme avant l’expédition des biens matériels, et des groupes comme Microsoft ou Apple vivent encore de la vente de leurs logiciels et de leur matériel informatique. Mais qui veut gérer des milliards de clients doit collecter leurs données personnelles. Des méthodes mathématiques, qui s’avèrent de très loin supérieures aux méthodes jadis utilisées par les techniciens de la domination politique des polices secrètes, servent à cela.

La publicité a ainsi adopté une nouvelle dimension politique. Car les groupes américains qui dominent l’Internet sont des alliés des « États dans l’État ». Les relations qu’ils entretiennent avec les services secrets reposent sur de solides intérêts communs ; groupes industriels comme services secrets ont besoin de toutes les informations disponibles permettant de contrôler la population. On se met d’accord sur le fait que les droits fondamentaux ne sont que des vestiges de temps révolus. De façon très obligeante, l’un des protagonistes les plus puissants, le créateur de Facebook, Mark Zuckerberg, est convaincu que l’époque de la sphère privée est terminée.

Alors que la politique européenne fait celle qui ne se doute de rien, joue à la dégonflée, on remarque que ceux qui s’opposent aux « États dans l’État » viennent justement des Etats-Unis. Les lanceurs d’alerte traités de traîtres, comme le sont M. Manning et M. Snowden, restent fidèles à la Constitution de leur pays.

Il est difficile de déterminer avec précision qui est aux manettes dans le camp de la surveillance et du contrôle. S’agit-il desdits « services » étatiques, qui se sont émancipés de tout contrôle démocratique ? Leur père fondateur, J. Edgar Hoover, le patron du FBI, avait déjà réussi à intimider des présidents avec ses dossiers. Aujourd’hui, les chefs de gouvernement regardent de monstrueux services jouer aux patrons.

S’agit-il donc de ces organisations qui gardent la situation bien en main, en se cachant derrière les acronymes des services de renseignement comme NSA, DGSE et BND ? Ou bien s’agit-il plutôt de leurs complices, les groupes industriels d’Internet, qui maîtrisent les données ? Ce partenariat forme un univers politique parallèle dans lequel la démocratie ne joue plus le moindre rôle.

On trouve encore dans cette association un troisième larron : la criminalité organisée. Là encore, il n’est pas évident de comprendre à quoi on a affaire. Certes, tout « utilisateur » sait bien que des syndicats du crime internationaux s’activent en permanence sur la Toile afin de voler des données, afin de semer spams, attaques par hameçonnage, virus et chevaux de Troie, afin de blanchir l’argent de la drogue, de faire du commerce d’armes. Et saisir ainsi toutes les occasions d’argent sale que le flux de données a à offrir. Mais les frontières entre les affaires civiles et militaires, entre les cellules d’espionnage et les cellules terroristes sont floues, car toutes les parties utilisent les mêmes méthodes et recrutent les mêmes informaticiens, hackeurs et cryptographes à partir d’une même pépinière de talents.

Cela vaut pour un autre participant à ce jeu avec la Toile. Il est de loin le plus petit. Son rôle est celui du trouble-fête. Parce que l’anonyme guérillero du Web fonctionne à l’écart de toute forme d’organisation hiérarchique, en s’en passant fort bien, il est difficilement saisissable. Cette forme avancée de résistance civique réserve probablement encore aux services secrets plus d’une fâcheuse surprise.

Ce qui est beau dans le régime post-démocratique dans lequel nous vivons, c’est son silence. Les rôles du gardien d’immeuble-espion et du délateur sont désormais assurés par des millions de caméras de surveillance et de téléphones portables. Pour la très grande majorité des gens, c’est chose assez agréable. Doit-on alors appeler progrès historique le fait de découvrir que la surveillance totale et le contrôle total de la population s’avèrent également possibles avec des moyens relativement non violents, relativement peu sanglants ?

Cette situation est garantie par la domination des services secrets et leur alliance avec la publicité. Qui s’accommode donc de ce régime le fait à ses risques et périls.

Hans Magnus Enzensberger
Source : lemonde.fr
26/10/2013
Traduit de l’allemand par Frédéric Joly

Hans Magnus Enzensberger, poète, écrivain, traducteur et journaliste allemand, également connu sous le pseudonyme d’Andreas Thalmayr, est célèbre pour sa critique du monde contemporain, il a notamment publié, chez Gallimard, Le Perdant radical : essai sur les hommes de la terreur (2006) et Le Doux Monstre de Bruxelles ou L’Europe sous tutelle (2011).

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