Comme le polémiste de talent qu’est Éric Zemmour nous y a depuis longtemps accoutumés, la plume est incisive. Mais cette prose alerte et souvent caustique est ici mise au service de la gravité du propos. Le dernier ouvrage d’Éric Zemmour pourrait s’intituler « Du bon usage du devoir de mémoire ». Il se présente en effet comme une éphéméride de quelques quatre-vingts événements intervenus sur la période 1970-2007, certains d’entre eux en apparence anecdotiques – un film sorti sur les écrans, la parution d’un ouvrage, une manifestation, un match de football… –, d’autres beaucoup plus « lourds » (la loi Pleven, l’affaire de la Rue Copernic, le Traité de Maastricht, l’entrée dans l’euro…).
« Il est temps de déconstruire les déconstructeurs »
L’objectif de l’auteur est en effet de montrer que « notre époque a été tout entière dessinée par Mai 68 », plus précisément par « le triptyque soixante-huitard : Dérision, Déconstruction, Destruction » qui a sapé « les fondements de toutes les structures traditionnelles : famille, nation, travail, Etat, école ».
Les « révolutionnaires » de Mai 68 n’ont pas pris le pouvoir politique, mais cette défaite les a sauvés malgré eux. Car « l’Etat fut sauvé, mais pas la Société ». Citons encore quelques phrases de l’introduction de l’ouvrage, qui campent l’intention d’Éric Zemmour :
« La Ve République fut maintenue. Mais l’édifice était lézardé. Pourri de l’intérieur. Rendu peu à peu inopérant. Retourné (…) une “évolution des mentalités” menée tambour battant vida peu à peu de sa substance l’esprit de la République gaullienne, bien que fussent conservées intactes les apparences institutionnelles. La couronne du Président lui fut ôtée, sans le renverser, le suffrage universel, débranché pour se débarrasser du peuple. La République, exaltée sans cesse pour mieux abattre la France. 1789, sacralisé pour mieux imposer la revanche d’une contre-révolution libérale que n’aurait pas reniée Burke. »
« La France sortie de Mai 68 sonnerait la revanche des oligarques sur le peuple, de l’internationalisme sur les nations, des nouveaux féodaux sur l’État, des girondins sur les jacobins, des juges sur la loi, de la féminité sur la virilité. »
« Il nous faut désormais conter les quarante années qui ont défait la France (…) l’histoire totale d’une déconstruction joyeuse, savante et obstinée des moindres rouages qui avaient édifié la France ; histoire d’une dépossession absolue, d’une désintégration inouïe ; d’une dissolution dans les “eaux glacées” de l’individualisme et de la haine de soi. »
Chacune des 80 « vignettes » racontées par Éric Zemmour est une illustration de ce travail de sape insidieux, mais continu, qui a permis que l’échec politique de Mai 68 se transforme en une victoire dans les esprits qui produit encore ses effets près de cinquante ans plus tard. Il a réalisé, ce faisant, un véritable travail d’orfèvre, en mettant en résonance des événements d’importance très disparate, et qui sont sortis bien souvent de nos mémoires, mais qui illustrent chacun à leur manière cette évolution quasi inéluctable qui a marqué la France au lendemain de Mai 68. C’est en ce sens que l’on peut dire que cette fois-ci le devoir de mémoire sert une bonne cause.
L’auteur a choisi délibérément de borner son investigation à la période 1970-2007. On interprétera ce fait à la fois comme une volonté de prendre un peu de recul, mais surtout comme un refus de la facilité, car il eût été aisé de prolonger et d’amplifier l’analyse à certains événements qui ont jalonné le quinquennat de Nicolas Sarkozy (un exemple parmi bien d’autres : la validation par la voie parlementaire du traité constitutionnel de l’Union européenne refusé par les Français par référendum et rebaptisé pour les besoins de la cause « mini-traité »), sans parler des débuts de celui de François Hollande.
Ce choix de période est cependant loin d’être anodin. Il nous enseigne plusieurs leçons : il nous rappelle d’abord que les évolutions dont nous parle Éric Zemmour se sont développées indépendamment de la famille politique au pouvoir à un moment donné. Autrement formulé : le ver était dans le fruit dès Pompidou et Giscard d’Estaing, a prospéré sous Chirac, et le pourrissement n’a pas forcément été accéléré pendant la période mitterrandienne. Cette constatation confirme, s’il en était besoin, la dichotomie qui s’opère entre l’appétence aux réformes sociétales ou culturelles et le contexte politique sous-jacent : en particulier, les « alternances » ou le supposé clivage gauche-droite tel qu’on l’entend communément, n’interfèrent en rien sur l’idéologie dominante.
A cet égard, Éric Zemmour rejoint à sa façon la cohorte de plus en plus nombreuse, de Jean-Claude Michéa à Paul-François Paoli, des analystes qui mettent en évidence que dans le domaine économique et social plus rien ne sépare vraiment les deux familles politiques qui se succèdent au pouvoir en France depuis cinquante ans. De nombreux événements qu’il relate montrent d’ailleurs de façon éloquente cette complicité objective (cf. les citations des personnalités politiques de tous bords ou presque – de Mélenchon à Madelin – sur le fait que ne pas voter pour le Traité de Maastricht serait un signe de débilité profonde des Français, incapables de comprendre l’avenir radieux que ce traité leur préparait !
Démission du politique
Les récits d’Éric Zemmour montrent également que le « suicide français » n’est pas le résultat d’un complot savamment orchestré, mais d’une somme de démissions individuelles d’une classe politique « de droite » qui a abandonné depuis longtemps le combat des idées au profit de ses adversaires, pour ne garder que des préoccupations électoralistes. Le drame qui se noue depuis 1970 est que les protagonistes n’avaient souvent même pas conscience de leurs abandons.
Il est vrai, et c’est là un autre aspect de l’analyse qui s’inscrit dans la durée, que déjà dans les années 1970, la machine politico-médiatique était en place, prête à ringardiser et à diaboliser tous ceux qui auraient été tentés de se montrer rétifs à la perspective de changements « sociétaux » que leurs partisans, si minoritaires fussent-ils, jugeaient inéluctables. Si la gauche a pu avancer sur le boulevard du mariage homosexuel en 2013, c’est parce qu’au milieu des années 1980 a commencé à émerger un pouvoir gay, avec la complicité de personnalités du monde du spectacle (Thierry Le Luron, Coluche, Yves Mourousi) qui jouissaient d’une grande popularité, souvent humoristes de surcroît, donc que peu se seraient hasardés à aborder de front, de peur de se voir cloués au pilori.
Mais si le manque de clairvoyance est excusable, le manque de courage l’est beaucoup moins et, malheureusement, la classe politique française ne s’est pas montrée à son avantage dans ce domaine, comme en témoigne l’absence de réactivité, quand ce n’est pas la complicité active, des politiciens dans les différents épisodes passés au tamis de la recherche d’Éric Zemmour.
Face à une gauche qui, même si elle communie avec la « droite », en matière économique, dans l’acceptation du capitalisme mondialiste, n’a jamais renoncé à faire prévaloir ses vues sur les « valeurs de la République (1) », les droits de l’homme ou l’égalitarisme poussé à son paroxysme, et qui considère le « progrès » comme une tendance continue (2), la droite post-gaullienne, giscardienne ou chiraquienne n’a jamais pu opposer un référentiel de valeurs cohérent ; de surcroît, elle n’a jamais pu prendre appui sur un réseau d’influence aussi solide que celui de la gauche : enseignants, syndicats, technocratie des « énarques », juges, médias, écologistes politiques, lobby de l’immigration, féministes, LGBT et, bien sûr, les « intellectuels » qui, dans un passé pas si lointain, avaient le choix entre être « de gauche » ou n’être pas.
Éric Zemmour fait donc œuvre de salubrité publique en dénonçant, preuves à l’appui, les responsables de la situation dramatique dans laquelle se trouve notre pays, et au passage on ne lui en voudra pas d’avoir plus d’aisance que d’autres pour épingler certains des individus (Bernard-Henri Lévy) ou certaines des institutions (CRIF) qui par leur action contribuent au « suicide français ».
Ce n’est faire preuve d’un optimisme irraisonné que de constater que cette démarche de déconstruction des déconstructeurs est de moins en moins l’apanage d’auteurs isolés, « vilains petits canards » qui prêchaient souvent dans le désert ou qui se voyaient réduits au silence par l’étouffoir médiatique. Il n’en reste pas moins que des analyses telles que celles d’Éric Zemmour demandent encore courage et pugnacité à leur auteur. On en veut pour preuve les nombreuses tentatives de déstabilisation, campagnes de diabolisation et anathèmes que lui valent ses ouvrages, ses articles dans la presse écrite et ses interventions radiophoniques ou télévisuelles.
On ne saurait donc trop saluer et recommander cet ouvrage passionnant de la première à la dernière ligne. Il nous aide à comprendre comment et par qui la France en est arrivée là, et la compréhension du passé est un premier pas vers l’espérance d’un futur mieux maîtrisé.
Bernard Mazin
05/10/2014
Éric Zemmour, Le Suicide français, Ed. Albin Michel, Collection Essais, octobre 2014, 544 pages.
Notes
(1) Sur le détournement par la gauche de la notion de « valeurs de la République » on se reportera utilement au remarquable ouvrage de Paul-François Paoli, Malaise de l’Occident, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2014, qui a fait l’objet d’un commentaire de Bruno Guillard sur le site en mai dernier, et dont on ne saurait trop conseiller à nouveau la lecture.
(2) Sur la gauche et le progressisme, on lira avec profit l’ouvrage de Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée, Ed. Flammarion, Collection Climats, 2013, 357 pages.