« Le pouvoir ne siège plus en Europe, mais aux États-Unis qui restent en Occident le seul véritable État souverain. »
Les gouvernements de l’Union européenne, et notamment celui de la France, ont pris l’habitude de cacher beaucoup de choses aux citoyens. En particulier un grand secret. Lequel ? Tout simplement que les Européens ne sont plus gouvernés par ceux qu’ils élisent et que les gouvernements ne savent plus gouverner. Mais au sein de l’oligarchie politique personne d’ose dire que le roi est nu, comme dans le conte d’Andersen, car il ne faut pas donner à la population le sentiment qu’on l’abandonne. Et aussi parce que le pouvoir procure encore quelques avantages qu’il ne faut pas laisser échapper…
Des apparences trompeuses
Les apparences médiatiques et institutionnelles ou le souvenir des temps jadis trompent en effet les citoyens européens sur la réalité du Pouvoir.
On leur parle tous les jours de leurs présidents, de leurs premiers ministres et de leurs ministres qui ont déclaré ou fait ceci ou cela. On leur montre les voyages officiels que font leurs gouvernants que l’on reçoit partout avec beaucoup d’égards, comme s’ils étaient puissants.
Régulièrement, en outre, les citoyens européens votent et choisissent des « majorités ». Chaque parti institutionnel fait de très gros efforts pour gagner ces élections et présente force programmes alléchants.
Les syndicats s’en mêlent aussi qui réclament périodiquement aux gouvernements de prendre des mesures pour ou contre ceci ou cela. Et l’on continue dans les écoles européennes d’expliquer aux enfants qu’ils ont la chance de vivre en démocratie, sous la protection des « droits de l’homme ».
Tout cela n’est plus, hélas, que spectacle.
La souveraineté limitée
Le premier grand secret que nous cache l’oligarchie politicienne tient à ce que les États européens ont perdu leur souveraineté et donc que les gouvernements nationaux gouvernent – c’est-à-dire choisissent – de moins en moins par eux-mêmes.
Les États de la zone euro ont ainsi perdu leur souveraineté monétaire au profit d’une banque (la Banque centrale européenne) qui est devenue en outre le tuteur souverain de toutes les banques centrales de la zone.
Ils ont aussi perdu l’essentiel de leur souveraineté budgétaire avec la mise en œuvre du TSCG (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance) signé en mars 2012 et entré en vigueur dans notre ordre constitutionnel. Ce traité impose en effet des règles d’équilibre budgétaire, de correction et de sanctions automatiques en cas de déséquilibre : il impose aussi l’examen des données budgétaires par un organisme indépendant, c’est-à-dire, dans l’esprit de ses promoteurs, non élu.
Les parlements des États de l’Union européenne ont également perdu l’essentiel de leur pouvoir législatif puisque leur rôle se borne de plus en plus à transcrire les décisions prises par les autorités de Bruxelles et notamment de la commission.
Enfin, les pays européens ont perdu l’essentiel de leur souveraineté de défense puisque celle-ci est transférée à l’OTAN, qui est une organisation contrôlée par les États-Unis, puisque l’Union européenne se garde bien de mettre sur pied une véritable défense européenne. La France possède, certes, une capacité nucléaire autonome, mais elle a réintégré l’OTAN, comme on le sait, à l’initiative de N. Sarkozy et fait preuve depuis d’un alignement exemplaire sur les positions de Washington.
La suprématie des juges
La France ayant acté le principe de la prééminence des traités internationaux –donc des traités européens – sur les lois nationales a encore plus réduit son pouvoir législatif, à la différence de l’Angleterre par exemple.
Le Conseil constitutionnel et désormais tous les tribunaux dans le cadre de la procédure des Questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) veillent donc à ce que les lois nationales soient conformes aux traités européens et en particulier à leurs principes fondamentaux, qui sont intégrés dans notre ordre constitutionnel. Les voies de recours auprès des juges européens ayant été largement ouvertes, en outre (notamment vis-à-vis de la Cour européenne des droits de l’homme), les juges sont devenus, comme au temps des « parlements » de l’Ancien Régime en France, les tuteurs non élus des gouvernements et des législateurs.
On ajoutera qu’avec le projet de Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement que Bruxelles négocie secrètement avec le grand frère américain, le mécanisme de « protection des investissements » permettra aux grandes entreprises mondiales de faire comparaître les États devant un comité arbitral pour obtenir des dommages et intérêts s’ils faisaient évoluer leur législation dans un sens qui leur serait défavorable : donc une nouvelle étape de la mise en tutelle des gouvernements et des législateurs nationaux par les juges.
Le gouvernement vassal
Gouverner, pour un État de l’Union européenne et plus encore de la zone euro, revient donc à se conformer à l’idéologie et à appliquer les décisions des instances de Bruxelles. En d’autres termes, il s’agit d’une souveraineté limitée comme dans le cadre de l’ex-Pacte de Varsovie. Car si les gouvernements s’écartent de la ligne fixée par Bruxelles ils courent le risque de sanctions et notamment d’annulation juridique de leurs décisions devant leurs propres tribunaux !
Comme l’a montré l’exemple de l’offensive « européenne » menée contre le gouvernement hongrois de V. Orban, celles-ci ont une acception très large des « valeurs européennes » puisque, par exemple, les modalités de recrutement des dirigeants de la Banque centrale figuraient parmi elles !
Un gouvernement européen ne peut donc conduire que la politique compatible avec l’idéologie dominante à Bruxelles qui se fonde sur la sainte trinité des droits de l’homme, de l’atlantisme et du libre-échangisme.
Les fusibles de l’Union européenne
Les gouvernements non seulement gouvernent de moins en moins par eux-mêmes, mais ils obéissent en outre aux ordres d’un Système qui fonctionne indépendamment des peuples et en général contre eux – donc non démocratique par essence.
Car les instances de l’Union européenne n’ont de démocratique que l’apparence puisque l’exécutif européen n’est ni élu ni responsable devant le prétendu « Parlement européen » et que ce dernier n’a pas l’initiative des lois. En outre, la constitution européenne n’a pas été adoptée par les peuples européens, mais imposée subrepticement via le vote de parlements eux-mêmes réduits à la situation de chambres d’enregistrement.
Le sort réservé à la Grèce, soumise au diktat de la « troïka » (Commission européenne, FMI, BCE donc aucune instance élue), démontre que les gouvernements ont pour seule fonction désormais de faire accepter, de gré ou de force, des décisions prises ailleurs. C’est-à-dire qu’ils doivent assumer seuls l’impopularité – au sens propre du terme –, ce qui explique l’instabilité croissante des exécutifs européens, la plupart du temps sanctionnés à chaque élection. Ils deviennent ainsi les fusibles politiques du Système de Bruxelles, alors que les vrais décideurs sont hors d’atteinte de la sanction populaire.
Le gouvernement impuissant
Tout cela est bien connu. Il faut cependant revenir sur les conséquences politiques de cette situation dans la durée.
La première conséquence réside dans la perte progressive de légitimité des gouvernements, puisqu’ils ne répondent plus aux attentes majoritaires du corps électoral, comme le
montrent de nombreux sondages d’opinion, et singulièrement en France. La situation de la France est d’ailleurs sur ce plan remarquable, avec un exécutif qui bat des records d’impopularité et de défiance rarement atteints dans l’histoire.
La défiance se renforce d’autant plus que les alternances politiques ne débouchent sur rien d’autre que la poursuite de la politique voulue par Bruxelles et ses maîtres.
La seconde conséquence découle du fait que des gouvernements de moins en moins légitimes ont donc de plus en plus de mal à faire prévaloir l’intérêt commun sur les intérêts catégoriels et donc à gouverner au sens commun du terme.
L’idéologie néo-libérale dominante amplifie en outre cette impuissance puisqu’elle ne reconnaît pas l’existence d’entités holistes autres que les choix individuels ni la notion de raison d’État. S’il n’y a rien au-dessus des intérêts et calculs individuels, au nom de quoi l’État pourrait-il trancher en faveur de l’un contre l’autre ? Pour cette raison les nations occidentales sont de moins gouvernables au moment même où les questions à trancher sont de plus en plus complexes parce qu’on a déconstruit les frontières.
Les nations européennes ne sont plus gouvernables
Voilà le second grand secret que les gouvernants nous cachent : les nations européennes ne sont plus gouvernables car elles ont atteint un niveau excessif de complexité alors que la régulation étatique ne fonctionne plus dans le cadre de l’Europe de Bruxelles.
Complexité technique, économique, institutionnelle ou aussi ethnique. Complexité partout en réalité. Complexité croissante en outre.
Cette situation se serait déjà produite dans l’histoire si l’on en croit le professeur Joseph Tainter (L’Effondrement des sociétés complexes, Le Retour aux sources, 2013), quand la
complexité, conséquence de l’expansion d’une société, commence à provoquer des rendements décroissants et des coûts de plus en plus insupportables, qui finissent par provoquer la dissolution du corps social.
Si l’on reprend l’ancienne terminologie de la sociologie de Ferdinand Tönnies, les nations européennes paraissent en effet être passées de la communauté à la société à la fin du XXe siècle, après la période des « Trente Glorieuses ». Car ces communautés ont implosé sous les coups de la révolution des mœurs, de la domination de l’économie, de la supranationalité, de l’ouverture des frontières et, bien sûr aussi, de l’immigration de peuplement. L’ouverture des frontières économiques dans les pays occidentaux rend par exemple beaucoup plus complexe la conduite des politiques économiques et l’élaboration de prévisions fiables en raison du nombre exponentiel de données qu’il faut désormais intégrer. L’évolution est plus ou moins marquée selon les pays, mais s’effectue globalement dans le même sens.
La complexité ethnique mine la concorde civile puisqu’elle conduit à la cohabitation de peuples différents sur un même territoire et qu’elle donne le sentiment désagréable aux autochtones de ne plus être chez eux. Elle provoque aussi des coûts sociaux croissants, comme le montre la crise générale des dépenses sociales, de recherche et d’éducation : on dépense toujours plus pour une qualité moindre. C’est ce que montre aussi la crise des dettes souveraines dans l’Europe du Sud : les États n’ont plus assez de ressources pour faire face à leurs dépenses, qu’ils ne savent plus restreindre.
En effet, comme la légitimité politique des gouvernements diminue tendanciellement, ceux-ci sont contraints de multiplier les dépenses de légitimation. C’est notamment la raison pour laquelle on favorise certaines dépenses dites sociales dont la fonction réelle vise à créer le clientélisme.
Les élites dépassées
Les exemples abondent autour de nous qui montrent que les gouvernements se trouvent de plus en plus englués dans des commandements contradictoires entre lesquels ils ont perdu la légitimité de trancher : par exemple, satisfaire les électeurs et conduire une politique libre-échangiste qui va à l’encontre de la demande sociale et provoque la désindustrialisation, alors qu’on prétend lutter contre le chômage ; ou bien entreprendre les réformes nécessaires sans mécontenter les différents groupes de pression ; ou encore redresser les comptes publics et mener une politique de soutien de la demande qui ne soit pas déflationniste, etc.
Les élites au pouvoir voient leur légitimité diminuer à mesure qu’elles apportent la preuve de leur incapacité à agir et à changer quoi que ce soit dans un mode sur lequel elles n’ont plus aucune prise réelle. Le sort de François Hollande paraît emblématique à cet égard.
Où se trouve le pouvoir ?
Mais si les gouvernements ne gouvernent plus, cela signifie-t-il que le souverain, comme Dieu, serait mort à son tour en Occident ?
Le Système a tôt fait d’apporter une réponse factice à cette question : nous aurions atteint les rivages heureux de la fin de l’histoire, de la fin des idéologies et de la fin de la politique. Nous aurions en quelque sorte accompli le « dépérissement de l’État » que prophétisaient les communistes, grâce au règne sans partage du libre-échange, de la « mondialisation heureuse », du contrat et de « l’état de droit ». Bref : dormez braves gens !
Changement de propriétaire
La réalité est tout autre : le pouvoir n’a pas disparu, il a seulement changé de mains. Cette passation de pouvoirs s’est accomplie subrepticement au nom du néo-libéralisme, l’évangile du XXe siècle finissant. C’est le troisième secret que cache l’oligarchie politicienne, de plus en plus mal, il est vrai.
En Occident le vrai pouvoir – celui de décider – ne siège plus dans les bâtiments publics, à Paris ou à Bruxelles, mais dans les sièges sociaux des grandes entreprises mondiales et des grandes institutions financières. Celles-là ont achevé la révolution bourgeoise initiée en 1789 en prenant tous les pouvoirs, c’est-à-dire en les inversant : la fonction marchande prenant le pas sur toutes les autres.
Le pouvoir ne siège plus en Europe, en outre, mais aux États-Unis qui restent en Occident le seul véritable État souverain et qui est aussi le siège des plus grandes entreprises mondiales. Ailleurs il n’y a plus que des vassaux, baptisés « alliés ».
La puissance et le spectacle
Le spectacle gouvernemental cache que les grandes entreprises et les grandes institutions financières mondiales ont acquis par rapport aux États et aux gouvernements des avantages décisifs à la fin du XXe siècle.
Elles peuvent se localiser où elles veulent, en particulier pour échapper aux contrôles et aux législations qui les gênent. Elles choisissent où exercer leur activité alors que les gouvernements ne peuvent pas le faire. Elles se sont dotées de moyens d’expertise, notamment juridiques, d’influence voire de chantage bien supérieurs à ceux des gouvernements. Grâce aux politiques de privatisations mises en œuvre au nom du néo-libéralisme, elles exercent en outre de plus en plus des missions de service public, voire régaliennes comme la sécurité et la guerre, ce qui contribue aussi à accentuer l’incompétence des gouvernements et à les fragiliser. Elles sont aussi propriétaires des principaux médias, qui font et défont les réputations politiques et les élections. Elles possèdent aussi des ressources et des surfaces financières désormais supérieures à beaucoup d’États sans avoir l’inconvénient de devoir lever l’impôt. Car richesse et puissance vont de pair.
Elles régentent aussi l’économie mondiale et peuvent mettre les gouvernements en difficulté partout où elles le veulent : en délocalisant, en se restructurant ou en menaçant de le faire, voire en finançant des opérations de déstabilisation comme elles l’ont déjà fait en Amérique du Sud.
Enfin, depuis la mort du communisme en Europe elles n’ont plus besoin de se préoccuper du bien-être de leurs salariés, devenus simple ressource humaine. De toute façon l’immigration et la délocalisation leur procureront partout une ressource moins chère.
Ce sont les véritables souverains du monde occidental, car leur pouvoir n’est limité que par leur propre mutuelle concurrence – laquelle n’exclut pas les ententes stratégiques, d’ailleurs, quand il s’agit de dominer les États et de mettre en tutelle les peuples.
Qu’est-ce qu’un gouvernement ?
Gouverner suppose de déterminer un ordre et un espace politique limités au sein desquels s’exerce la souveraineté politique : il suppose un territoire – donc une frontière –, un État, un peuple et une nation. La souveraineté signifie qu’une nation décide de sa langue, de sa diplomatie, de sa défense, de ses lois, de sa monnaie et de son organisation sociale et économique et enfin, souvent, qu’elle choisisse sa religion.
L’ordre politique repose sur la distinction essentielle entre le concitoyen et l’étranger, expression de la dialectique de l’ami et l’ennemi, ainsi que sur la définition et la séparation des pouvoirs qui le composent.
La légitimité du gouvernement tient au fait qu’il tire son pouvoir de procédures régulières (légales) et qu’il remplit effectivement sa fonction ; cette fonction se résume habituellement à assurer la sécurité, à garantir le respect des lois que la nation s’est données et à promouvoir la prospérité. S’il se dérobe à ces missions il perd sa légitimité à imposer la contrainte et à exercer le monopole de la force.
Le paradoxe de la lutte politique aujourd’hui tient donc à ce que les partis institutionnels – les politiciens – luttent sur une scène désertée par le Politique. Les commandants de ces partis tournent donc en rond sur le pont du grand Titanic européen, sous les yeux de plus en plus effarés des citoyens-passagers qui voient l’eau monter partout. Car comme l’ont montré les prétendues « ruptures » ou les prétendus « changements », de droite comme de gauche, on ne change rien si l’on reste à l’intérieur d’un Système européen qui a justement été conçu pour neutraliser toute politique, et aussi pour vassaliser les peuples européens du continent de surcroît.
Aujourd’hui le véritable enjeu de la lutte politique en Europe ne réside plus dans l’accès au pouvoir. C’est une étape nécessaire mais insuffisante. Le véritable enjeu réside dans le rétablissement de la souveraineté du politique, dans le rétablissement du Pouvoir et de la polis, de la Cité. Ce n’est pas le secret : c’est la solution.
Ceux qui le feront l’emporteront et trancheront enfin le Nœud gordien qui nous étouffe.
Michel Geoffroy
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