Trois articles récents parus dans le journal Le Monde sont révélateurs d’évolutions tout à fait intéressantes du contexte politique, idéologique et culturel de l’Europe. Que ces informations figurent en bonne place dans ce journal et, qui plus est, qu’elles y soient présentées de façon neutre – dans deux cas – ou même favorable – dans le troisième cas – est encore plus significatif.
1. La publication du livre de Sylvain Gouguenheim : « Aristote au Mont Saint-Michel » (mars 2008)
Ce livre édité par Le Seuil, maison plutôt réputée comme « de gauche », est significativement sous-titré : « Les racines grecques de l’Europe chrétienne ». Il a donné lieu à une présentation très flatteuse dans « Le Monde des livres » du vendredi 4 avril 2008 : un article favorable de trois quarts de page de Roger-Pol Droit sous le titre « Et si l’Europe ne devait pas ses savoirs à l’islam ? », complété d’un appel en première page : « Essais. L’Occident sans l’islam. Remettant en cause une idée solidement installée, l’historien médiéviste Sylvain Gouguenheim conteste que le savoir des Grecs ait été transmis à l’Europe par le monde musulman ». On ne peut pas être plus clair.
Le samedi suivant, 5 avril 2008, ce livre n’était déjà plus disponible chez Gibert, l’une des principales librairies du Quartier latin à Paris. Il n’en restait que quelques exemplaires à la FNAC des Halles. On notera que la publication de cet ouvrage coïncide par ailleurs avec une année universitaire 2007-2008 où Aristote figure au programme de l’agrégation de philosophie.
Le contenu du livre est excellent. Non seulement parce qu’il réfute de façon nette et cinglante les thèses historiques politiquement correctes devenues aujourd’hui dominantes sur la transmission de la culture grecque au Moyen Age et sur la glorification d’un islam médiéval tolérant, protecteur et diffuseur de la culture antique. Mais aussi parce qu’il affirme sans détour :
- que les notions d’identité et de racines ont un sens : les cultures ne sont pas interchangeables ; il y a en elles des structures de pensée profondes, permanentes et durables ; la langue est souvent le véhicule et le révélateur de ces structures mentales ;
- qu’il y a une incompatibilité culturelle majeure entre l’Europe gréco-chrétienne et le monde islamique ;
- qu’au contraire le christianisme européen baigne dans la culture grecque, qu’il en est d’une certaine façon l’héritier ; à juste raison, l’auteur insiste à ce propos sur la notion d’incarnation et sur la distinction entre le temporel et le spirituel.
2. L’article de Jerry Z. Muller, « Us and Them. The Enduring Power of Ethnic Nationalism » (Foreign Affairs, mars-avril 2008) (*)
Dans Le Monde du 11 avril 2008, la chronique de Thomas Ferenczi (journaliste spécialiste de l’Europe et ne cachant guère ses sympathies « européistes ») rend compte de cet article sous le titre « Le retour de l’ethnonationalisme ». Ce compte rendu est formulé de manière neutre et presque compréhensive pour la thèse défendue par Jerry Z. Muller. Celui-ci enseigne l’histoire à l’Université catholique d’Amérique. Il a notamment publié en 1997 « Conservatism: An Anthology of Social and Political Thought from David Hume to the Present » (Le Conservatisme : une anthologie de la pensée sociale et politique de David Hume à nos jours) et en 2002 « The Mind and the Market: Capitalism in Modern European Thought » (L’Esprit et le marché. Le capitalisme dans la pensée européenne moderne).
Or que dit Jerry Z. Muller dans cet article ? Des choses radicalement contraires à l’idéologie de la gauche américaine et d’une large partie des élites dominantes européennes :
- « Qu’il soit ou non politiquement correct, l’ethnonationalisme (**) va continuer de modeler le monde au cours du XXIe siècle » ;
- « La dislocation de la Yougoslavie ne fut que le dernier acte d’une longue pièce. Mais le nœud de l’intrigue de cette pièce – la désagrégation des peuples et le triomphe de l’ethnonationalisme dans l’Europe contemporaine – est rarement identifié, de sorte qu’une histoire dont l’importance est comparable à la diffusion de la démocratie ou du capitalisme reste largement ignorée et négligée » ;
- « Les analystes de la désagrégation ethnique se focalisent habituellement sur ses effets destructifs, ce qui se comprend au vu des souffrances humaines qui en ont souvent directement résulté. Mais de telles attitudes peuvent produire une mise en perspective biaisée de la réalité, en négligeant de voir les coûts moins visibles et, surtout, les bénéfices importants que la séparation ethnique a engendrés » ;
- « La démocratie libérale et l’homogénéité ethnique ne sont pas seulement compatibles. Elles peuvent être complémentaires » ;
- « On pourrait arguer que si l’Europe a été aussi harmonieuse depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ce n’est pas à cause de l’échec du nationalisme ethnique mais à cause de son succès, qui a éliminé quelques-unes des principales sources de conflits tant entre les pays qu’au sein de chacun d’eux. Le fait que les frontières ethniques et étatiques coïncident aujourd’hui largement a signifié qu’il y a moins de différends au sujet des frontières ou des communautés expatriées, ce qui a conduit à la configuration territoriale la plus stable jamais connue dans l’histoire européenne » ;
- « Au cas où les immigrants musulmans ne s’assimileraient pas (should not assimilate) et où, au lieu de cela, se développerait chez eux une forte identification communautaire selon des principes religieux, une conséquence pourrait être la résurgence des identités ethnonationales traditionnelles dans certains Etats, ou le développement d’une nouvelle identité européenne se définissant en partie contre l’islam » ;
- « La partition peut être la solution ultime la plus humaine dans les cas d’intenses conflits communautaires. Elle crée inévitablement de nouveaux flux de réfugiés, mais au moins elle répond au problème posé » ;
- « Dès lors que l’ethnonationalisme est une conséquence directe d’éléments clés de la modernisation, il a toutes chances de gagner en importance dans les sociétés engagées dans un tel processus » ;
- « Ce serait une erreur de penser que le nationalisme, puisqu’il est en partie une construction de l’esprit, serait une chose fragile ou indéfiniment malléable. L’ethnonationalisme n’a pas été un accident de l’histoire de l’Europe : il correspond à des ressorts permanents de l’esprit humain qui sont activés par le processus de création des États modernes ; il est une source essentielle à la fois de solidarité et d’affrontement et, sous une forme ou sous une autre, il se maintiendra encore pendant de nombreuses générations. On ne peut que gagner à voir cette réalité en face. »
Ce point de vue s’inscrit en rupture avec le traitement habituel, manichéen et politiquement correct des courants de pensée et des mouvements ethniques ou identitaires : l’ethnonationalisme n’est plus diabolisé mais considéré comme une force politique rationnelle, liée à la modernité, ayant d’importants aspects bénéfiques et pouvant même aller « dans le sens de l’histoire » ! C’est en quelque sorte une réhabilitation du « mouvement des nationalités » qui, au XIXe siècle, fut souvent considéré comme une force progressiste…
La publication de cette étude dans la prestigieuse revue « Foreign Affairs », dont l’influence intellectuelle auprès des élites américaines et internationales n’est plus à démontrer, est en elle-même un événement. Rappelons que « Foreign Affairs » fut la première à énoncer la doctrine de l’endiguement (containment) du communisme, élément-clé de la « guerre froide » (article de George F. Kennan, juillet 1947) et qu’elle publia la première formulation par Samuel Huntington du concept de « choc des civilisations » (été 1993). L’article de Jerry Z. Muller n’est-il pas destiné à avoir une portée comparable ?
3. Le lancement par Rita Verdonk du parti Trots op Nederland (en abrégé ToN), « Fier des Pays-Bas » (3 avril 2008)
Le Monde du 11 avril 2008 rend compte de façon neutre de la création de ce nouveau parti, à l’initiative de l’ancienne ministre de l’Intégration et de l’Immigration du gouvernement néerlandais de 2003 à 2007, Rita Verdonk.
Le parcours de Mme Verdonk, surnommée « Rita de fer », est significatif. D’abord membre du Parti socialiste pacifiste, elle a adhéré en 2002 au parti libéral VVD. Elle est devenue populaire – et controversée – comme ministre par ses positions fermes en matière d’immigration et d’intégration. Elle a échoué de peu à prendre la direction de son parti en 2006 et elle en a été exclue en octobre 2007.
Son programme politique actuel allie un libéralisme économique et politique (dénonciation de la bureaucratie et des entraves à la liberté d’expression, réduction du nombre des fonctionnaires, exaltation de la responsabilité des citoyens), une affirmation des valeurs et de l’identité nationales face à l’immigration (réduction de l’aide au développement, « contrat de droits et de devoirs » à imposer à tous les étrangers, restriction de l’accueil des demandeurs d’asile) et une orientation « sécuritaire » (rétablissement de la peine de mort). « Nous ne pouvons constamment faire place et nous adapter à d’autres cultures », affirme-t-elle notamment. À ces traits qui l’apparentent respectivement, en cherchant dans le personnel politique féminin, à la Britannique Margaret Thatcher et à la Danoise Pia Kjaersgaard s’ajoute une forme d’organisation politique « à la Ségolène Royal », avec participation des électeurs à l’élaboration du programme.
« Son discours, qui mélange libéralisme, conservatisme et populisme, s’adresse aux nombreux déçus des partis traditionnels », conclut « Le Monde ». Rita Verdonk viserait 20% des sièges à la Chambre des députés aux élections de 2010 et serait en mesure, selon les sondages actuels, d’en obtenir de l’ordre de 15%. Le positionnement de cette nouvelle force politique ne l’assimile ni aux partis conservateurs ou centristes classiques, ni aux partis populistes ou nationalistes ayant connu des fortunes diverses en Europe au cours de ces dernières années. Pour cette raison, son évolution mérite d’être suivie avec la plus extrême attention.
Ces trois événements se situent à des niveaux de réflexion et d’action très différents : fondements philosophiques et culturels pour le premier ; doctrine politique pour le deuxième ; formulation d’une offre politique pour le troisième, en vue de répondre à une demande et de gagner des « parts de marché » (ici parts de l’électorat) au détriment d’autres offres. Ces trois niveaux correspondent, sur un autre terrain, à la recherche fondamentale, à la recherche appliquée et à l’offre de produits nouveaux sur le marché. Ils sont liés les uns aux autres. Tout véritable changement politique, comme tout changement technique et matériel, est précédé par des évolutions sur ces différents plans. Le changement de la vue du monde prépare celui de la doctrine politique, qui prépare lui-même celui des programmes, des partis et des personnels politiques. Au terme de ce processus, c’est l’action politique elle-même qui est transformée et, avec elle, la vie en commun des hommes.
Trois hirondelles, certes, ne font pas le printemps. Mais la convergence de leur envol est surprenante et de bon augure.
Polémia
01/05/2008
Notes
(*) « Nous et eux. L’emprise durable du nationalisme ethnique », en ligne sur Internet.
(**) « Le cœur de l’idée ethnonationaliste est que les nations se définissent par un héritage commun, comprenant en général une langue commune, une foi commune, et une origine ethnique commune ».