Pierre Le Vigan, écrivain, essayiste…, écrits philosophiques.
♦ De quoi le progrès est-il le nom ? Repenser le progrès (et l’utopie) avec Robert Redeker
Le progrès est une idéologie au double sens d’une âme collective mais aussi d’un masque. Mais c’est aussi un médium, un dispositif intermédiaire entre soi et le monde, et aucun médium n’est neutre : c’est une représentation du réel qui transforme le réel. Où en sommes-nous avec le progrès ?
Le thème a été traité par Pierre-André Taguieff (1), par Alain de Benoist (2) et quelques autres philosophes. L’immensité du sujet laisse toutefois des choses à dire. Ou à redire pour mieux les penser et comprendre.
Le progrès est une religion de l‘avenir – et même du temps. L’avenir, en effet, donne son sens au temps et permet de rejeter un passé toujours « moins bien » que « ce qui vient ». Le progrès est aussi une religion de la science, la science qui a besoin du temps pour se déployer dans le sens d’une nature et de la matière toujours plus et mieux maîtrisée par l’homme. Le progrès est aussi en ce sens une religion de l’homme, comme le voit bien de son côté Rémi Brague (3).
On trouve dans l’idée du progrès un messianisme (bien vu par Jean Grenier le père spirituel d’Albert Camus), une religion du salut par l’homme et par la science. Mythe créé par l’homme, le progrès est donc – et c’est ce qu’examine Robert Redeker – à la fois un scientisme et un hyperhumanisme. Le progrès, religion du salut matériel par l’homme, est aussi une religion de la sortie de toutes les autres religions, notamment celles d’un salut immatériel. Depuis Descartes, nous savons que la médecine, la mécanique et la morale doivent nous apporter le bonheur dans ce monde, « dans cette vie », comme dit encore Descartes. Tout est question de volonté, car celle-ci vaut plus que toute croyance. Elle est, en d’autres termes, la seule chose en laquelle nous devons croire : la puissance de notre volonté.
Poser l’hypothèse Dieu comme « chiquenaude » initiale (Pascal) permet ensuite à l’homme de passer aux choses sérieuses : son bien terrestre. Telle est l’hypothèse de la modernité : ce n’est pas tant de nier Dieu que de considérer que c’est une question qui ne doit pas empêcher – que l’on réponde oui ou non à la question de son existence – de passer aux choses sérieuses, c’est-à-dire « strictement » humaines, comme si l’homme pouvait être abstrait du fond sur lequel il apparaît, à savoir le monde, créé ou incréé (4). Le monde : ce qui fait lien et ouvre au sens des choses. Or, en affirmant le caractère infini de la volonté humaine, Descartes offre au pouvoir humain un champ de déploiement sans limites. Il permet la « souveraineté du sujet dans les temps modernes » (Heidegger, Nietzsche II). L’homme tend alors à s’émanciper du monde.
A partir de ce schéma, Robert Redeker enquête sur les différents aspects du culte du progrès. Nous voyons comment notre croyance a refaçonné le monde et nous-mêmes. Un des chapitres les plus novateurs met en parallèle la création du sujet comme individu et comme intériorité, cette véritable « découverte métaphysique du sujet » (Ferdinand Alquié) chez Descartes, et, moins attendu, chez Thérèse d’Avila. Dans les deux cas, il y a la négation de « cet assemblage que l’on appelle le corps humain » (Descartes). A la suite de Martin Heidegger, Robert Redeker voit dans le creusement de cette intériorité hors corps, chez Thérèse et chez Descartes, appelée cogito (mouvement de reconnaissance de soi par soi) ou « âme », la matrice du subjectivisme moderne.
Si le progrès n’a par définition pas de fin, l’utopie apparaît comme le contraire du progrès. L’utopie se veut point d’équilibre durable; elle est « remède et prévention contre la démesure ». En effet, l’utopie est, en un sens, contre l’histoire; elle arrête l’histoire. Elle arrête donc le progrès. L’idéal atteint ne requiert plus aucun progrès. Il est frappant de voir qu’une certaine droite, qui critique le progrès, critique aussi les utopies, alors qu’elles peuvent être une solution autre que le progrès et le progressisme sans fin. L’utopie s’oppose au programme. Mais l’usage du programme n’exclut pas celui de l’utopie.
Prenons un exemple allemand dans les années vingt et trente. Il y avait un programme du NSDAP. Il y avait une utopie nationale-socialiste, admirablement étudiée par Frédéric Rouvillois (5). Idem pour le marxisme léniniste. Il y avait le programme de Lénine et l’utopie d’une société où chacun s’épanouirait totalement et librement. Robert Redeker rappelle à ce sujet le lien entre marxisme et millénarisme, relevé avant lui par Ernst Bloch. Avec l’utopie c’en est fini de l’histoire et de l’avenir. L’utopie en termine avec l’avenir. Elle ex-termine l’avenir, dit, dans une formule très heureuse, Robert Redeker. Elle fait sortir l’avenir du jeu. Que voulait l’utopie nationale-socialiste ? En finir avec toute faillibilité de l’homme allemand. L’utopie, note encore Redeker, est une anti-chronie. Elle suppose l’arrêt du temps. Elle n’est, au contraire, pas sans lieu. Elle suppose au contraire un lieu définitivement limité. Elle suppose un lieu sans temps. Un pays sans histoire. Kant juge nécessaire l’idée d’une société idéale tout comme Rousseau juge nécessaire l’hypothèse de l’état originel de nature. L’utopie est moins un progressisme qu’un millénarisme qui met fin à tous les progressismes.
C’est un « arrachement au temps » qui suppose lui-même un espace arraché à l’histoire. Cette dernière devient une simple momie. L’utopie relève de la puissance du rêve, et non de la conviction par les preuves. Redeker souligne l’ambivalence de l’utopie : par son goût de la géométrie, de l’ordre parfait elle ressemble aux traits de la modernité, mais par son exposition d’un monde clos sur lui-même, où le bien est déjà et définitivement réalisé, l’utopie est antimoderne.
En même temps une certaine utopie est importée dans le système actuel, que Redeker se refuse à appeler « totalitarisme soft et gélatineux » (et c’est sans doute notre seul point de divergence avec lui). Cette utopie importée c’est celle de la santé et du bonheur. Les questions privées deviennent des questions publiques. L’Etat n’est pas seulement le grand assureur du bien collectif, ce qui est sa fonction, il devient le grand consolateur des malheurs privés, ce qui ne l’est plus. Redeker remarque que le sport, qui suppose la santé et fabrique l’euphorie, est au centre de cette utopie importée dans le monde hypermoderne.
L’utopie moderne s’y niche aussi ailleurs. Le progressisme encastrait la mort de chacun dans un rachat collectif : la nation pour Barrès et en fait toute la IIIe République, la classe des exploités pour le marxisme. Le post-progressisme, qui se veut en même temps un progressisme supérieur, veut abolir la mort en la fondant dans l’homme prothèse (on ne meurt que par petits bouts donc pas vraiment) et dans l’euthanasie qui fait de la mort, non point l’événement terminal, mais une procédure, indolore de surcroît et cool. Il s’agit toujours de modifier la condition humaine – en fait, de la nier. C’est pourquoi l’auteur a amplement raison de voir dans l’idée de perfectibilité, issue des Lumières, y compris de l’atypique Rousseau, une machine de guerre contre l’idée de péché originel, et contre le christianisme, qui s’est historiquement construit sur cette idée depuis la défaite de Pélage.
Avec le progrès les hommes se sont voulus comme « maîtres et possesseurs » de l’histoire – pas seulement de la nature. En même temps, le progrès a enlevé à l’homme son socle. C’est l’ère du vide. Sauf pour ceux qui n’ont jamais cru au progrès : les hommes et les peuples mentalement hors Occident.
Pierre Le Vigan
23/12/2015
Robert Redeker, Le Progrès ? Point final, Les Carrefours d’Ariane (28 mai 2015), Editions d’Ovadia, 216 pages.
Ce texte est paru dans la revue Perspectives Libres n°15 – 2015 publiée par le Cercle Aristote http://cerclearistote.com/
Notes :
(1) Du progrès, Librio, 2001 ; Le sens du progrès, Flammarion, 2004.
(2) « Une brève histoire de l’idée de progrès » in alaindebenoist.com. Voir aussi TVLibertés, émission « Les idées à l’endroit » n°3, 2015 ; Radio Courtoisie avec Frédéric Rouvillois, mai 2014.
(3) Le règne de l’homme, Gallimard, 2015.
(4) Certes, Markus Gabriel (à la suite d’autres) croit expliquer Pourquoi le monde n’existe pas, JC Lattes, 2015. Cela vaut comme stimulant sophisme mais pas plus.
(5) Crime et Utopie, Flammarion, 2014.
Correspondance Polémia – 23/12/2015
Image : « Le Progrès ? Point final » et son auteur.