À l’issue du concours Tchaïkovsky, Lucas Debargue, 24 ans, a reçu le quatrième prix de piano. Mais il est le dernier sur la liste des finalistes. C’est à la fois désolant et extraordinaire. Devant lui quatre Russes, dont un Lituanien et un Chinois des USA. Mais… il reçoit le Prix de l’Association de la critique de musique de Moscou (1) donné à un seul participant au concours, toutes disciplines confondues. Pour eux, c’est le meilleur.
Ce prix permet d’honorer un candidat remarquable que le jury ne pouvait consacrer.
Candidat surprise, il y avait une kyrielle de Russes, de Chinois, etc., préparés dès le berceau pour remporter ces grands concours. Le Tchaïkovsky est un des plus prestigieux. La première place lui était donc inaccessible. Lucas Debargue a commencé le piano sérieusement il y a quatre ans. Accéder à la finale était inimaginable il y a deux semaines. Mais depuis, il a joué. Une page VKontacte, le Facebook russe, lui est désormais consacrée. Medici TV, qui retransmettait le concours, aurait réuni plus de 6 milllions de téléspectateurs dans le monde à cette occasion.
Après l’avoir entendu, le célèbre musicologue américain Seymour Bernstein, 88 ans, touita aussitôt « Le pianiste français Lucas Debargue doit être d’un autre monde » (2). Or ce vieux monsieur a dû voir passer tous les grands du XXe siècle. On disait la même chose de Gould pendant sa tournée en URSS en 1957. Les Moscovites, fins mélomanes, ne s’y sont pas trompés : les applaudissements appelaient le bis à l’issue du deuxième tour où il a joué le concerto pour piano n° 24 de Mozart, pour sa première fois avec un orchestre. Le chef de l’Orchestre de chambre de Moscou, Alexey Utkin, fit revenir Lucas Debargue près de lui, l’embrassa, demanda à l’orchestre de se lever. Les applaudissements redoublèrent, le public se leva à son tour, mais notre pianiste de Compiègne s’éclipsa. Il y a une année, il jouait devant un public rare dans la Gare de St Denis comme étudiant à l’École normale Alfred Cortot dans la classe de Rena Shereshevskaya.
Généralement, les candidats à un concours sont au sommet de leur art. Après, ils prendront de la maturité, certes, mais perdront peut-être la fraîcheur de la jeunesse. L’interprétation est un sport de haut niveau. Là, tout est en place, mais… Pendant la finale, les autres candidats firent ce pour quoi ils sont programmés : être fiables. Lucas Debargue, lui, nous a fait vibrer au second tour. C’est rare en Classique où des flopées d’interprètes savent de mieux en mieux jouer les bonnes notes au bon moment, mais de plus en plus rarement de la musique. Après un deuxième tour flamboyant, Lucas Debargue ne put tenir la distance face à ces bêtes de concours, sélectionnées, formées, couvées pour éclore le jour J. Que peut faire un poète cerné par une horde de guerriers de la musique ?
Disons-le sans détour : l’orchestre de la finale était bien différent de l’Orchestre de chambre de Moscou du deuxième tour. Il écrasait tout sur son passage. Le pianiste russe Sergey Redkin, un autre prodige lui aussi, était inaudible tant les cuivres, les grosses caisses et tout ce qui permet de faire boum-boum, tsoin-tsoin l’étouffaient. Seuls lui et Debargue ont créé leur cadence pour les concertos joués pendant le second tour. Ce dernier résistait dans le concerto n° 2 de Liszt, puis subit le même sort que son homologue russe dans le concerto n° 1 de Tchaïkovsky. Seuls les pianistes capables de résister à ces boum-boum-badaboum peuvent survivre. Curieusement, l’orchestre joua plus finement avec celui qui emporte le premier prix: Dmitry Masleev. Prestation impeccable. C’est propre. On est content pour lui.
Avec un jury convaincu que ce concours devait se jouer avec la dernière note du dernier accord, le sort de la bataille ne faisait plus illusion. On aimerait savoir ce qui s’est dit. Toutefois, grâce à ce concours et à sa place en finale, Lucas Debargue est connu maintenant. Les Russes sont fous de lui, tout en admettant la singularité de son parcours. Il y a quinze jours, même des habitués de l’École normale ignoraient son nom. Véridique.
On interprétera son parcours comme on voudra. L’entendre jouer devrait suffire (3). Pour ceux qui manquent de temps, suggérons toutefois Gaspard de Ravel et le 24 de Mozart. C’est perso.
Son professeur Rena Shereshevskaya a donné une interview dans Rossiskaia Gazeta. Elle expose comment son élève est arrivé là.
À l’issue de l’annonce des résultats, la déception était de mise. On y croyait vraiment à l’issue du second tour. Mais ce Prix des critiques de Moscou serait encore plus gratifiant que ceux décernés par le jury. Lucas Debargue donnera un concert à Moscou en décembre 2015.
Frédéric Malaval
02/07/2015
Notes
(1) Приз ассоциации музыкальных критиков Москвы – Дебарг Люка
(2) « First, the Medtner is unbelievable! But I doubt that anyone will ever hear Ravel’s Gaspard performed like this. The French pianist Lucas Debargue must be a another world. Simply the most miraculous playing. Perhaps because of this alone he may win the competition. » (Tout d’abord, son Medtner est incroyable ! Mais je doute que quiconque ait jamais entendu le Gaspard de Ravel interprété comme il l’a fait. Ce pianiste français Lucas Debargue doit être d’un autre monde. C’est tout simplement le jeu le plus miraculeux qui soit. Peut-être que rien qu’à cause de cela il gagnera le concours.)
(3) medici.tv
Ndlr : Les critiques musicaux de Moscou ont estimé injuste que le Français n’ait pas eu le premier prix. Voyez : slippedisc.com