Il y a en France 2,2 millions de joueurs de football licenciés, dont les deux tiers ont moins de 18 ans : ceux-ci pratiquent un sport amateur et populaire. Mais cette réalité de terrain est de plus en plus bousculée par le spectacle mondialisé du football qui impose dans les esprits son idéologie et ses pratiques, souvent antisportives. Explications.
Scénarisation symbolique de la mondialisation
Pour le géopolitologue Pascal Boniface, dans « La terre est ronde comme un ballon » (Le Seuil 2002), « le football c’est le stade ultime de la mondialisation » (p. 15). Point de vue d’ailleurs partagé par le sociologue critique, disciple de l’école de Francfort, Jean-Marie Brohm, pour qui le football est le parfait miroir du capitalisme mondialisé (« Le football, une peste émotionnelle », Folio actuel, avril 2006, p. 15).
Le spectacle qu’offre la Coupe du monde est en effet mondial. 1,7 milliard de téléspectateurs assistèrent à la finale de la Coupe du monde 1998 qui vit la victoire de l’équipe de France face à celle du Brésil. Facile à suivre, facile à comprendre dans toutes les langues, le football est une sorte d’ « esperanto sportif » qui émeut les philosophes. « Il est énigmatique et émouvant de voir tous les hommes de toutes les cultures partager le même amour du ballon », selon Alain Finkielkraut dans le « Journal du dimanche » du 26 avril 1998.
La libre circulation des hommes (notamment en Europe depuis l’arrêt Bosman) et des marchandises, idéal du capitalisme de marché, semble parfaitement accomplie dans le monde du football : ainsi William Gallas, Noir de nationalité française né à Asnières, aujourd’hui joueur dans le club britannique Chelsea FC, propriété de l’oligarque russe Roman Abramovitch, participera à la Coupe du monde dans l’équipe de France dont Coca-cola est l’un des sponsors.
Cette situation n’est pas exceptionnelle : tous les clubs brassent des capitaux venus de partout et procèdent, à coups de flux financiers dans les paradis fiscaux, à des « transferts » de joueurs. Et les équipes nationales (?), en particulier s’agissant de l’équipe de France, reconstituée pour la Coupe du monde, ne seront que des regroupements éphémères d’hommes déracinés, ayant souvent du mal à chanter l’hymne national du pays qu’ils représentent.
On trouve ici une métaphore parfaite du capitalisme mondialisé qui ne veut connaître que des producteurs et des consommateurs indifférenciés.
Dans « Qui sommes-nous ? », Samuel Huntington consacre de longs développements à l’analyse de la nouvelle classe mondialisée qui profite de la mondialisation à la différence des classes populaires et des classes moyennes ; on observe d’ailleurs que les écarts des revenus comme des patrimoines se creusent dans chaque pays entre les acteurs de la mondialisation qui en bénéficient et les autres qui en pâtissent. La Coupe du monde de football reproduit à grande échelle ce schéma, avec d’un côté une petite élite richissime de privilégiés du ballon (joueurs, agents, communicants, sponsors), de l’autre une masse de téléspectateurs passifs qui offrent « leur temps de cerveau disponible » aux publicitaires, selon l’expression de Patrick Le Lay de TF1. En ce sens le football est bien une scénarisation symbolique de la mondialisation.
Fiction sportive : la chorégraphie audiovisuelle
La Coupe du monde de football est sortie du domaine du sport et même de celui du spectacle sportif pour devenir une fiction sportive.
Le jeu lui-même n’est plus l’essentiel :
– ni dans le temps qui y sera consacré par les médias, puisque les « à-côtés » (entraînements, commentaires, vue des « peoples », vie privée des vedettes) bénéficieront de davantage de temps d’antenne encore que les matchs dont les temps forts – autant émotifs que sportifs – seront eux-mêmes longuement rediffusés ;
– ni dans la représentation directe dans le stade ou à travers les médias audiovisuels.
Ainsi le grand stade de Munich a été conçu comme une scène et de nombreux jeux de couleurs et de lumières y sont prévus pour intensifier les émotions ressenties par les spectateurs. Quant aux télévisions, leurs efforts ne viseront pas seulement à suivre le jeu, le ballon, les joueurs en action mais aussi à donner un spectacle total de l’ensemble du terrain, vu des bancs de touche et des gradins compris. Ainsi TF1 mettra en ligne, pour chaque match retransmis, 25 caméras susceptibles de donner à voir la trajectoire du ballon mais aussi les jeux de physionomie des entraîneurs et des supporters ; les actions de terrain mais aussi les mouvements de tribune et les « olas » dont la place dans la liturgie footballistique ne cesse de croître. Bref, il s’agit, plus encore que de retransmettre le jeu, de donner à voir le match et surtout de communiquer l’ambiance par delà le stade. Et d’ailleurs, il y a de plus en plus d’inserts (de ce qui vient d’arriver factuellement ou émotionnellement) dans les retransmissions audiovisuelles : ainsi le direct footballistique réintroduit dans son déroulé le différé, parce que le différé se prête mieux au choix des images et à leur répétition en boucle pour mieux impressionner et façonner les esprits.
Fiction sportive : truquage et dopage
Porteur des intérêts économiques de la mondialisation et des intérêts idéologiques de l’antiracisme, le football s’efforce d’échapper aux critiques sur les truquages et le dopage.
Pourtant on ne peut manquer d’être frappé par les résultats systématiquement favorables aux pays ou au continent d’accueil lors des dix dernières Coupes du monde de football : en 1966, 1974, 1978, 1998, ce sont les pays organisateurs (la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Argentine, la France) qui ont gagné la Coupe du monde, souvent en ayant bénéficié de décisions d’arbitrage favorables lors du match final ou des matchs éliminatoires. En 1970, 1986, 1994, le Mexique, l’Argentine et le Brésil gagneront, eux, dans des coupes jouées en Amérique latine (Mexico) ou en Amérique du Nord latinisé (Los Angeles). En 2002, la Corée du Sud, coorganisatrice, parvint à se maintenir, malgré un niveau de jeu plutôt faible, jusqu’en demi-finale grâce à une série de décisions d’arbitrage providentielles. Il est clair que dans l’enchaînement des matchs et les politiques d’arbitrage, les intérêts commerciaux et politiques du pays d’accueil sont pris en compte sans même qu’il soit forcément nécessaire de recourir à l « ultima ratio » de la corruption.
On ne peut toutefois exclure ce phénomène dans la mesure où depuis les années 90, des matchs truqués ont été organisés en Grande-Bretagne, au Brésil, en Belgique, en Turquie, en France, au Portugal et en Allemagne. On ne peut oublier non plus la déclaration de Fabien Barthez, aujourd’hui gardien de but de l’équipe de France, justifiant, en février 2005, sa mise à mal d’un arbitre en affirmant que « le foot est pourri ». Le fait que ses violences et ses propos ne lui aient valu que trois mois de suspension (au lieu des six mois incompressibles prévus par le règlement) ne plaide pas en faveur de l’innocence des milieux du football.
Enfin, si les matchs peuvent être parfois truqués, ils sont aussi et surtout souvent joués par des joueurs dopés. Là aussi les faits ne permettent guère de doute. L’argument traditionnel selon lequel le football échapperait au dopage parce qu’il s’agit d’un jeu d’adresse et d’un jeu d’équipe résiste difficilement au spectacle d’un sport de plus en plus athlétique dont les joueurs passent plus de temps à faire du culturisme en salle qu’à s’entraîner sur le gazon. Au cours des dix dernières années, de nombreuses traces d’EPO, de créatine ou de mandralone ont d’ailleurs été trouvées dans la pharmacopée des joueurs. Zinedine Zidane lui-même a reconnu avoir pris de la créatine : il est vrai qu’il a longtemps joué (comme quatre de ses futurs co-équipiers de la Coupe du monde) à la Juventus de Turin, équipe phare du calcio italien. Système de jeu et de pari italien que l’entraîneur de l’AS de Rome, Zdenek Zeman, a invité à « sortir des pharmaciens » en 1998, avant de récidiver dans ses propos dans « Le Monde » du 19 février 2003 en déclarant : « Le calcio est une industrie, la quatrième ou la cinquième du pays. Il a une certaine force, il devient un lobby, un secteur qui a ses propres règles. » Et lorsqu’en décembre 2005 le médecin de la Juventus de Turin, poursuivi pour pratiques illicites, fut relaxé en appel, l’hématologue Giuseppe d’Onofrio déclara : « Une chose est sûre, c’est que le football est intouchable » (« Le Monde », 16 décembre 2005).
Le football est d’autant plus « intouchable » que la FIFA n’applique pas le code mondial de l’agence antidopage pourtant plutôt laxiste.
Ainsi c’est bien à une fiction sportive que vont assister les milliards de spectateurs de la Coupe du monde du 9 juin au 9 juillet 2005.
Polémia
Première diffusion le 30/05/2006