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Le marché, la nouvelle frontière américaine

Le marché, la nouvelle frontière américaine

par | 21 janvier 2016 | Géopolitique, Politique

Le marché, la nouvelle frontière américaine

Jure Georges Vujic est un écrivain franco-croate, avocat et géopoliticien, diplômé de la Haute Ecole de guerre des forces armées croates. Directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, il contribue aux revues de l’Académie de géopolitique de Paris, à Krisis et à Polémia. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dans le domaine de la géopolitique et de la politologie.

A l’heure postnationale, la frontière ne fait plus directement référence à un espace précis, un territoire national donné. Le marché absolutisé au nom duquel on déréglemente, déterritorialise, libéralise, est devenu, dans le contexte des négociations pour l’installation du grand marché transatlantique (le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), la nouvelle et dernière frontière américaine, à la fois un front pionnier capitaliste global et virtuel, un espace financier apatride à conquérir, sans fins ni limites si ce n’est lui-même, un perpetuum mobile cynétique autoréférentiel à renouveler et reéinventer à l’infini.


La conception turnerienne de la frontière

On se souvient du rôle majeur qu’a joué dans l’histoire des USA le fameux paradigme de la nouvelle frontière, au point d’en constituer l’origine même du modèle américain basé sur l’esprit colon et pionnier ainsi que l’innovation. Une fois la frontière acquise et dépassée, la frontière qu’elle soit géopolitique, économique, culturelle et technoscientifique se devra être régénérée afin de rendre aux États-Unis leur vigueur passée mais aussi de légitimer leur marche en avant dans le monde. La frontière dans la conception américaine, se différencie substantiellement et philosophiquement de la conception européenne de la frontière conçue en tant que limite (limes) territoriale et constitue une notion spécifiquement américaine qui correspond à peu près au front pionnier des historiens français.

Dès le début de l’occupation du continent au XVIIe siècle, l’avancée vers l’intérieur va amener á la création de ce concept : la frontière ce sont les terres vierges non encore mises en valeur par les pionniers. Au fil des années, elle recule peu à peu vers l’Ouest jusqu’à sa disparition officielle en 1890….Cette disparition, qui correspond symboliquement aux dernières guerres indiennes (« frontier wars » en américain), va créer toute une mythologie dont le western littéraire. La fin du vieil Ouest et de son mode de vie est vécue avec inquiétude par un grand nombre d’Américains qui redoutent la disparition des vertus qui ont fait la force et la grandeur des Etats-Unis. Il convient de rappeler que dans l’esprit de Jackson Turner dans son étude La signification de la frontière dans l’histoire américaine, la frontière revêt une signification à la fois mentale, caractérielle, culturelle et géopolitique, le front pionnier ayant joué un rôle décisif dans la formation du caractère et des valeurs américaines : l’individualisme, le goût de l’action, le pragmatisme dont la spécificité provient en grande partie de cette expérience originale. La conception turnerienne de la frontière souffre dès le début d’une certaine aporie anti-européenne teintée d’exceptionnalisme américain, puisque sa réécriture de l’histoire américaine qui s’articule autour de la Conquête de l’Ouest s’oppose ainsi à l’interprétation de l’« École Teutonique » (« Teutonic School ») selon laquelle la démocratie américaine trouve son origine dans l’Allemagne médiévale et à l’« Eastern Establishment » qui interprète l’histoire américaine en fonction de l’Est, voire de l ‘Europe.

Rappelons de même que le paradigme frontalier de Turner continuera de jouer un rôle central dans l’exportation du mythe américain et va contribuer à influencer pour les décennies à venir la représentation de l’Ouest cinématographique. Avec la fin de cette frontière pionnière vers 1891, correspondra aussi la décomposition progressive du mythe agrarien et d’une certaine mode de vie sauvage qui trouve son origine dans la pensée politique de Thomas Jefferson, un des pères spirituels de la nation. La notion de frontier proprement américaine trouve son expression culturelle et géopolitique dans le concept de « Destinée manifeste » et de l’exceptionnalisme américain. Cela permet aussi d’expliquer les nombreuses ingérences politiques du gouvernement américain ou des interventions militaires dans des États étrangers, notamment lors de la guerre froide. Après la Seconde Guerre mondiale et l’engagement des Etats Unis dans le monde, cette notion de frontière substituera dans le discours politique officiel en tant que mythe mobilisateur comme l’emploi de la formule « New Frontier » dans le discours électoral de J.F. Kennedy en 1960. La politique de la Nouvelle frontière s’inscrit alors dans le progressisme afin d’éviter au pays de se trouver dans une situation d’isolationnisme. Ainsi, les Etats Unis devaient à l’époque surmonter une nouvelle barrière de la crise économique, du chômage, de la ségrégation raciale et des inégalités économiques. La notion de nouvelle frontière servira progressivement de légitimation á l’interventionnisme « civilisateur » ou « humanitariste » américain dans le monde, interventionnisme qui, pour Tommaso PadoaSchioppa après la fin de la guerre froide, se fera de « façon raffinée » sous la présidence de Bill Clinton, puis de façon plus brutale sous George W. Bush sous la forme ouvertement impériale. La frontière géopolitique américaine, en perpétuelle mouvance et transformation, dans le contexte global de concurrence géoéconomique et énergétique sera instrumentalisée extensivement pour justifier le contrôle des routes maritimes stratégiques et des ressources énergétiques indispensables. C’est dans ce sens que les théoriciens du début du XXe siècle tel Alfred Zimmern plutôt que d’associer la notion d’empire américain à l’Empire romain se référaient plutôt au siècle de Périclès et à l’impérialisme athénien, quand Athènes dut constituer une marine puissante dans le cadre de la ligue de Délos pour sécuriser ses approvisionnements en grains en provenance de la Mer noire. Cette thèse reste vérifiable sur l’échiquier militaire et stratégique des Etats Unis dans le monde, au Moyen orient, en Afrique et surtout en Asie.

Libre-échangisme, TTIP et colonisation intérieure de l’Europe

L’histoire a montré que les pays disposant d’une forte puissance ont toujours cherché à étendre leur territoire. Il en a été ainsi pour l’Empire romain, l’Empire russe, l’Empire ottoman, la Chine, mais plus encore pour les empires coloniaux européens tels que l’Empire espagnol de Charles Quint, où le soleil ne se couchait jamais, l’Empire britannique et l’Empire colonial français, que ce soit par les conquêtes napoléoniennes ou la colonisation.

Ainsi, la question de l’existence de l’Empire américain est plus que jamais d’actualité et Adrien Lherm reprend cette idée que les Américains profitent de la mondialisation sans l’imposer par la contrainte mais par l’hégémonie culturelle et le marché (théorie du soft power). A la suite de l’intégration territoriale définitive des territoires américains à la fin du XIXe siècle, le paradigme de la nouvelle frontière aurait dû disparaitre. Ce n’a pas été le cas et après cette date, on se remit à réfléchir sur le rôle qu’avait joué la frontière dans l’histoire et la psychologie collectives des Américains et réactualiser les thèses de Turner pour en faire des instruments de propagande et de »guerre de représentations » dans le monde. Néanmoins si la philosophie et les moyens du néoimperialisme américain ont changé, privilégiant les stratégies de marché et le softpower culturel, il n’en demeure pas moins que le capitalisme libre-échangiste, qui fut le fer de lance et le paradigme de la domination impériale britanique du XVIe. au XIXe siècle, aujourd’hui néolibéral et financialiste repose sur plusieurs stratégies de colonisation interne au niveau global. C’est ainsi que dans son historique Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire analyse le capitalisme comme une « forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes». Cette stratégie néocoloniale d’expansion, si, dans le passé, elle s’est manifestée dans les périphéries proches du centre, aujourd’hui on le voit bien, s’étend á des périphéries beaucoup plus lointaines, dans les macro-régions emergentes de l’Asie, au Moyen-orient mais aussi en Europe.

Dans le cadre de cette stratégie de colonisation interne, tout ce qui n’est pas une valeur d’échange négociable, tout ce qui constitue un obstacle á l’expansion du marché est considéré comme ennemi. Et c’est pourqui cette logique du marché nécessite la destruction des économies naturelles, et des cultures populaires dans lesquelles elles se sont historiquement enracinées. Bien sûr, afin de légitimer cette colonisation interne, les Etats Unis propagent via leurs relais atlantistes un discours, cosmoplite, sans-frontièriste et pro-imigrationiste, fondé sur l’universalisme abstrait et la démocratie de marché globale, nouveau front pionnier du grand marché planétaire.

Le TTYP constitue le principal outil juridique et économique d’assujetissement et de colonisation interne de l’Europe, puisqu’il permettra á long terme d’appliquer de façon uniforme á la nouvelle périphérie européenne, un processus général économique sociétal de généralisation du rapport social capitaliste. Par ailleurs, alors qu’on assiste à une mondialisation du marché, paradoxalement on assiste á une mondialisation du phénomène sécuritaire qui se manifeste par la prolifération des murs et des barrières sécuritaires. Néanmoins il faut se rendre á l’évidence, cette logique des murs n’est pas incompatible avec les dynamiques de colonisation interne, puisque d’une part les divisions internes et les fractures sociales et ethno-confessionnelles périphériques (surtout si elles se déroulent sur les territoires non américains) font le jeu des puissances de l’argent, et d’autre part qu’on constate que le complexe militaro-industriel est le plus grand bénéficiaire de la mutation de l’environnement sécuritaire depuis la fin de la guerre froide.

Il existe un véritable marché de la frontière lequel combine la construction d’infrastructures, de systèmes d’armes, de renseignements, ainsi que des composantes terrestres, marines et aériennes comme les radars et les drones, un ensemble d’éléments qui appartiennent donc – encore aujourd’hui – à la sphère du militaire. Le marché du frontalier militaire représentait 17 milliards de dollars dans le monde en 2011 et, avec la fin de la guerre froide, la privatisation des marchés de défense, autrefois monopolistiques, a favorisé la conversion des entreprises de défense vers le privé. Il faut ajouter au coût de la construction des murs (de 1 à 6,4 millions de dollars par kilomètre aux Etats-Unis, par exemple) celui de leur entretien (environ 6,5 milliards de dollars pour la barrière Etats-Unis–Mexique sur les vingt prochaines années). Alors que le TTIP exige le démantèlement des barrières économiques et douanières protectionnistes ainsi que des avantages sociaux, les grandes corporations internationales concluent des accords juteux sur la construction de nouvelles barrières fortifiées. Le TTIP est l’ultime étape dans la concrétisation juridique de la marchandisation du monde avec cette possibilité, pour les grandes corporations américaines et internationales, de contourner la réglementation des Etats en s’appuyant sur un traité de libre-échange conclu par l’Etat sur le territoire duquel il entend exercer une activité économique : la substitution du common law au droit européen continental, la suppression des droits sociaux, l’intégration sécuritaire sous contrôle américain, le mécanisme d’arbitrage qui ressemble plus à des tribunaux spéciaux qui autorisent des multinationales à attaquer des Etats en justice (connu sous le nom de code ISDS). En outre, le TTIP, qui prône la libéralisation de ce grand marché, paradoxalement est conçu comme une barrière « géoéconomique » une nouvelle frontière atlantiste dans le cadre de le réorientation géopolitique de l’administration Obamienne vers la région Asie-Pacifique. L’unification de ce grand marché transatlantique permettrait en effet de bloquer via une politique de néo-containement l’accession de la Chine au statut de superpuissance économique globale en Asie-Pacifique et en Afrique.

Les stratégies de déstabilisation sont consubstantielles à la colonisation interne, puisque les guerres internes et les tensions ethniques et religieuses et le paradigme de choc de civilisation Islam/Chrétienté permettent de mieux manipuler et de contrôler. C’est comme si on avait à faire à de nouvelles guerres intra-indiennes à l’intérieur des réserves européennes entre « tribus » autochtones et allogènes, soumises à la colonisation interne.

Le mythe de la nouvelle frontière américaine s’est transformé peu à peu dans un contexte de crise des marchés financiers vers la quête d’un nouvel eldorado financier permettant de réaliser de nouveaux grands profits par les marchés-frontières. En effet, avec la crise des marchés financiers émergents, les USA sont conscients de la nouvelle étape de la mondialisation financière qui se joue actuellement. C’est pourquoi les bourses les plus attractives dans les pays émergents tels que la Tunisie où l’adoption de la Constitution a dopé les échanges, le Liban et la Jordanie, les pays du Golfe stimulés par la reprise des négociations à Genève entre les rebelles syriens et le régime de Bachar el-Assad, Le Pakistan, la Lituanie ou le Vietnam sont devenus les cibles privilégiées par les fonds en action à la recherche de rendement élevé. Enfin beaucoup d’entre eux ont une monnaie indexée sur le dollar. C’est la raison pour laquelle les centres financiers s’essayent à la finance dite des marchés-frontières dans le jargon de la finance.

La frontière zonale

A l’opposé de la frontière de type européenne et romaine, la frontière zonale renvoyant à la notion de zonalité correspond le mieux au terme turnerien de « frontier » désignant « la frange mouvante où se forge la nouvelle société. ». La zonalité en fait correspond le mieux á la logique du marché, puisque dans cette conception la frontière n’a pas de contenu précis, c’est un horizon spatial en perpétuel reconfiguration, lieu mouvant de naissance et de mutation de la nouvelle société américaine et occidentale. La frontière zonale se différencie alors de la forme linéaire de la frontière (qui peuvent se calquer sur les frontières naturelles ou bien résulter d’un tracé artificiel comme certaines frontières dites historiques) correspondant aux notion de « border » ou « boundary », limite séparant deux états souverains, dont le trace produit des modes d’exclusion définissant l’intérieur/l’extérieur, le dedans/le dehors etc. rendant possible le basculement immédiat d’un espace à un autre. La nouvelle frontière s’inscrit donc dans un processus global de déterritorialisation et dans le contexte du TTIP dans un processus d’extra-territorialisation et d’extra-judiciairisation. En ce sens, loin d’avoir renoncé á la dynamique géopolitique de la frontière, les Etats Unis consacrent le marché global en projet politique, économique, culturel, sociétal totale. La frontière-marché est éminemment réticulaire, et s’imbrique étroitement aux réseaux financiers techniques alors que les États sont « conviés » sous la menace de la discipline monétariste (consensus de Washington, FMI, WTO ) à mettre en œuvre toutes les modalités nécessaires et sans entraves aux circulations et flux spécifiques  du marché, indispensables à la domination de l’oligarchie financière globale. Le processus de relativisation et de désouverainisation de l’État, issu de la multiplication des interactions à l’échelle mondiale des réseaux financiers et économiques techniques transforment le « fait territorial » en simples « limites gestionnaires ».

Conclusion

La frontière classique cède la place á la frontière gestionnaire sous l’effet des politiques de privatisations et les constructions supra étatiques, qui prennent leur place dans des systèmes de gouvernance mondial, apparaissent ainsi comme des réponses à la nouvelle donne mondiale. Les Etats ou l’appareil étatique sont relégués aux fonctions de maintenance sécuritaires et la sous-traitance sur le modèle néolibéral, marchand de la gestion de l’espace sociétal qui peut être sous le coup des inégalités sociales en proie á une territorialité du repli que produit l’hétéronomie sociale, sous certains aspects rappelle une gestion ségrégationniste du territoire (ghettoïsation et phénomène des banlieues).

Cette nouvelle conception de la frontière-marché qui vante les mérites du cosmopolitisme, du métissage généralisé, de la suppression des frontières, constituerait l’aboutissement de cette longue marche obsessionnelle mondialiste visant á unifier le monde par un marché unique rédempteur, traduction de vieux songe messianique américain de paix universelle et d’humanité unifiée.

Par Jure Georges Vujic
18/01/2016

Les intertitres : ils sont de la rédaction

Notes et littérature :

–Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, Paris,
–2004 Frederick Jackson Turner The Frontier In American History, publié par Henry Holt and Company, 1935, New York.
–Gregory H. Nobles American Frontiers, Cultural Encounters And Continental Conquest, Edition Hill and Wang, 1997
–M.Foucher, Fronts et frontières. un tour du monde géopolitique. Paris, Fayard, 1991.
–Alfred Zimmern, 1911, The Greek Commonwealth Politics and Economics in Fifth Century Athens, , Oxford, reprint 1977
–Article « Mondialisation du marché de la frontière fortifiée. Beau paradoxe, non ? » , Courrier international,novembre 2011.
–Article : RFI, http://www.rfi.fr/emission/20140206-nouvelle-frontiere-marches-financiers-pays-developpement

Correspondance Polémia – 21/01/2016

Image : TTIP : « Accord commercial utile pour l’Europe-USA »

 

 

Jure George Vujic

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