Il n’y a pas si longtemps, « fédéralisme » n’était pas un gros mot en politique ukrainienne, et cela même d’un point de vue nationaliste orienté vers l’Occident. Par exemple l’année passée, le professeur Alexander J. Motyl de l’Université de Rutgers, qui commente fréquemment les événements en Ukraine, a fourni une explication éclairée de la raison pour laquelle la décentralisation serait judicieuse : en particulier pour lutter contre la corruption (voir le commentaire de l’AIU de l’époque dans l’article «Decentralizing Ukraine: an Issue that Deserves Serious Discussion» [La décentralisation de l’Ukraine: un sujet qui mérite d’être discuté], août 2013).
Cependant, à présent, les gouvernements occidentaux ne voient dans la perspective de la décentralisation qu’un stratagème visant à désintégrer l’Ukraine. John Kerry, le secrétaire d’État américain a délaissé la question du fédéralisme au «gouvernement» de Kiev qui n’a pas été élu, et qui a toutefois été accepté sans réserve par les États-Unis comme par l’Union européenne en tant que gouvernement légitime et voix autoritaire de tous les Ukrainiens. Il n’est donc pas surprenant que les habitants fulminent :
« Pourquoi la Russie n’adopte-t-elle-pas le fédéralisme ? Pourquoi ne confère-t-elle pas davantage de pouvoir aux régions nationales de la Fédération ? Pourquoi n’introduit-elle pas d’autres langues officielles des États, à côté du russe, dont l’ukrainien qui est parlé par des millions de Russes ? » […]
« Au lieu de sermonner les autres, il vaut mieux d’abord mettre les choses en ordre chez soi. » (Reuters, « Ukraine hits back at proposals by Russia’s Lavrov » [L’Ukraine riposte aux propositions de Lavrov], 31 mars).
Bien sûr qu’en effet, la Fédération de Russie possède une structure fonctionnelle fédérale. Selon l’article 68 de sa Constitution, les États membres de la Fédération ont le droit d’adopter des langues officielles. Cela dépasse les droits des oblasts ukrainiennes. D’ailleurs, il existe des dizaines de langues officielles des différentes Républiques, dont l’ukrainien, le tatare de Crimée et d’autres langues. Inversement, comme aucune autre langue que le russe n’est parlée à l’échelle nationale, il est la seule langue officielle dans l’ensemble du territoire de la Fédération.
C’est tout le contraire de la situation en Ukraine, où le bilinguisme ukrainien-russe est un fait quotidien dans une grande, sinon la majeure, partie, du pays. Pourtant, l’article 10 de la Constitution de l’Ukraine déclare absurdement que le russe n’est qu’une langue minoritaire.
Quand l’Ukraine décide de considérer le fédéralisme, si elle s’y décide réellement, le pays sera obligé de fournir un cadre juridique plus réaliste à son bilinguisme fonctionnel : un cadre qui promeuve l’unité, plutôt que de provoquer le désaccord, en prenant pour exemple l’expérience d’autres pays bilingues ou multilingues.
Une manière de faire précisément cela serait d’adopter un accord national qui permettrait de définir les rôles de l’ukrainien et du russe en tant que langues nationales en leur donnant un cadre constitutionnel fédéralisé.
En plus, la prestation de Kiev, selon la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, reste insatisfaisante du point de vue de langues véritablement minoritaires, comme le roumain, le bulgare, le gagaouze ou le rusyn, que Kiev refuse de reconnaître à tout prix, bien que cette langue soit protégée en tant que langue minoritaire officielle en Slovaquie, Serbie, Roumanie et ailleurs.
Si le « gouvernement » de Kiev rejette strictement et mal à propos toute discussion sur le fédéralisme et les droits linguistiques, cela ne peut aboutir qu’à un affaiblissement ultérieur de l’intégrité de l’Ukraine, plutôt que de la renforcer. Malheureusement, la priorité du «gouvernement» de Kiev est évidente : c’est son programme géopolitique, militaire et stratégique. Le 2 avril, la Commission OTAN–Ukraine a fait une déclaration dans laquelle elle soutenait ce qui suit (et ce n’était probablement pas un poisson d’avril) : « Nous saluons le fait que, le 21 mars, l’Ukraine a signé les chapitres politiques de l’Accord d’association avec l’Union européenne. »
On aurait pu penser que les « chapitres politiques » d’un accord signé avec une organisation complètement différente – l’Union européenne – ne concernent pas l’OTAN. Mais bien sûr que l’OTAN est concernée, car cet accord oblige Kiev à harmoniser ses politiques étrangères et de sécurité avec Bruxelles, qui, quant à elle, est subordonnée à l’OTAN selon les arrangements « Berlin Plus » datant de 2002.
Si les gouvernements occidentaux continuent à se tromper de priorités et à soutenir avec détermination le « gouvernement » ni représentatif ni élu de Kiev, ils ne font que menacer l’unité fragile de l’Ukraine.
James George Jatras
Directeur adjoint de l’Institut américain en Ukraine (AIU)
Source : AIU, 03/04/2014
Traduction : Horizons et débats n° 8, 14/04/2014
James George Jatras est juriste et spécialiste en relations internationales, affaires gouvernementales et sciences politiques des législations. De 1985 à 2002, il a travaillé en tant que conseiller et analyste politique de plusieurs membres républicains du Sénat américain. De 1979 à 1985, il a été fonctionnaire au sein du Secrétariat d’État américain. Il est membre de la chambre des avocats de la Cour suprême des États-Unis et des chambres d’avocats de Pennsylvanie et du district de Columbia. Il fait des conférences et publie des articles sur divers sujets dans les médias papier et en ligne. Il s’exprime régulièrement au sujet de la loi FATCA, notamment concernant les aspects législatifs et politiques.