« Les enquêtes d’opinion montrent sans exception que le vote Front national est d’abord motivé par des raisons identitaires et sécuritaires qui l’emportent largement sur les thèmes économiques mis en avant dans le programme actuel du parti, tels la sortie de l’euro ou le protectionnisme “intelligent” ».
La question identitaire est désormais plantée au cœur du débat politique. La volonté des partis institutionnels d’occulter le sujet n’arrive plus à contenir l’inquiétude du corps électoral. La conscience collective nationale a globalement perçu que le sujet de fond de la société française était bien celui de son identité, c’est-à-dire, pour parler clair, le maintien de l’identité d’un peuple français sur ses bases historiques européennes, chrétiennes et laïques.
Pour preuve de cet état de fait, le terme de « Grand Remplacement » a trouvé une place dans le débat public « officiel », même si, presque toujours, il est évoqué négativement en tant qu’expression type d’une paranoïa identitaire.
La seule personnalité politique – hors FN, bien sûr – à avoir acté cette nouvelle donne est Jean-Luc Mélenchon, qui, après sa déroute européenne, déclarait amer que maintenant « les questions ethniques et religieuses se substituaient à la question sociale ».
Mais la campagne présidentielle de l’UMP s’est révélée riche d’enseignements. La droitisation de l’électorat UMP a contraint Sarkozy à mener une campagne « Buissonnière », marquée par un discours de fermeté verbale sur les problématiques de l’immigration. L’approche minimaliste de la ligne Juppé sur ces thèmes ne semble pas rencontrer les attentes du vote populaire UMP. Dans la perspective des primaires à droite, le « chouchou » des sondages et des médias laisse béant un vaste espace sur son flanc droit ; et c’est aussi sur ce terrain que la bataille se jouera.
Tensions au sein du Front national
Paradoxalement, c’est au moment où l’histoire semble près de basculer que le Front national, seul acteur historique des thématiques identitaires, complexifie et brouille son discours traditionnel.
Qui l’eût cru ? Le rapport à l’islam, et donc à l’électorat musulman, est devenu un enjeu politique conflictuel au Front national. Pour l’équipe dirigeante actuelle, la posture classique de résistance à l’ « islamisation » de la France tend à laisser place à une approche « républicaine », ou natio-étatiste et néo-chevènementiste, qui relativise l’enjeu identitaire. Marine Le Pen n’a-t-elle pas elle-même qualifié le thème du « Grand Remplacement» de « fantasme complotiste » ?
Il est difficile, en l’état, de faire la part de ce qui relève d’une démarche tactique ou d’un choix idéologique, mais, de fait, la ligne nouvelle agite les esprits au sein de la mouvance nationale. Toutefois, si le Web répercute l’âpreté des controverses chez les militants et les sympathisants actifs, il n’est pas encore possible d’en évaluer l’impact sur la base électorale.
Il est temps, en revanche, de poser, et peser, les termes de ce débat pour en estimer toutes les implications possibles. Autrement dit, quelle est la réalité des faits et qu’est-ce que le FN peut gagner ou perdre dans cette affaire ?
Incontestablement, les temps changent et la problématique identitaire de la France d’aujourd’hui n’est plus tout à fait la même que celle des décennies précédentes. La confrontation entre Dieudonné et le pouvoir socialiste a montré que la jeunesse issue de l’immigration n’était pas par nature vouée à être sous la dépendance politique de la gauche et des officines « antiracistes ».
De la même façon, les conflits autour du mariage homo, s’ils n’ont pas mobilisé les masses musulmanes, ont tout de même mis en exergue les ruptures culturelles insurmontables entre la population musulmane et le pouvoir socialiste. Les brèches sont ouvertes, elles ne pourront que s’agrandir.
Pour autant, de là à dire que l’électorat musulman est une terre de conquête pour la droite nationale, il y a un pas bien difficile à franchir.
Vote musulman : fantasmes et réalité au regard des chiffres
Que disent les chiffres ? Nous disposons malheureusement de peu d’éléments pour évaluer en détail les évolutions du vote musulman. Un premier constat s’impose toutefois : après avoir massivement plébiscité le candidat Hollande en 2012, à près de 90%, l’électorat musulman s’est largement détourné de la gauche aux élections municipales de 2014. Dans les zones à forte présence musulmane, le niveau d’abstention a été massif.
Cette abstention explique en grande partie la déroute de la gauche et le succès du vote Front national dans ces territoires traditionnellement acquis au PS. C’est le cas, notamment, des quartiers nord de Marseille où le FN fait ses meilleurs scores avec des taux de 25 à 30%. Mais le taux d’abstention est de plus de 50% et, surtout, une analyse plus fine de la carte montre que ce sont les zones pavillonnaires qui ont voté pour le candidat FN.
C’est ce que fait ressortir une étude Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès qui montre que le vote FN recule fortement quand la proportion de prénoms musulmans dépasse la barre des 20%.
C’est le cas, notamment, dans deux zones emblématiques des quartiers nord de Marseille – la Cité des Oliviers et le quartier des Lauriers – où les bureaux de vote enregistrent des résultats très différents selon qu’ils sont situés dans des zones pavillonnaires, de cités HLM ou mixtes. Plus le vote musulman est nombreux, plus le vote FN est faible.
La même analyse peut être développée en Seine-Saint-Denis, où le FN arrive en tête avec 20,50% des voix, dans un contexte d’abstention qui s’élève à près de 70%. Une étude, bureau de vote par bureau de vote, en fonction du type d’habitats et de populations, ferait probablement ressortir le même contraste entre zones pavillonnaires et celles de grands ensembles. L’analyse doit être très fouillée, car une même zone peut regrouper les deux types d’habitats. Le sujet est complexe et relève du travail d’enquête de terrain.
L’exemple de Perpignan
Une enquête de terrain a été menée de manière approfondie, bureau de vote par bureau vote, par la Fondation Jean-Jaurès et l’Ifop, à Perpignan (1), pour saisir au plus près la typologie du vote FN en fonction de la géographie urbaine. Le constat de l’étude est clair : il fait ressortir, dans le sud méditerranéen, l’existence d’un vote à forte composante communautaire, qui ne va pas dans le sens d’une « lepénisation » du vote musulman.
Quand la proportion de prénoms arabo-musulmans est majoritaire, constate l’étude, le vote FN décroche. Il évolue, cependant, à des taux encore significatifs, entre 10 et 15%. N’est-il pas logique alors de penser que le résidu de présence européenne forme l’essentiel de ce score ? Mais, comment le prouver sans sonder les électeurs sur une base ethnico-religieuse ?
De manière générale, analyse l’étude, au plan national, plus la proportion de populations arabo-musulmanes est importante, plus le vote à droite est faible. Mais, à Perpignan, constate-t-elle, la droite est arrivée en tête dans des zones à forte majorité musulmane.
L’explication de l’enquête, qui semble logique et convaincante, avance que, face à l’effondrement du Parti socialiste, les électeurs musulmans, pour faire obstacle au FN, auraient, dès le 1er tour, massivement voté pour la droite classique. Le réflexe communautaire percevrait donc toujours le parti de Marine Le Pen comme une menace.
Confirmation d’un vote communautaire blanc
A contrario, le vote FN progresse fortement dans les zones d’habitation populaires ou bourgeoises qui jouxtent les zones d’habitats sociaux où se concentre l’essentiel des populations issues de l’immigration. C’est ce que les sociologues appellent « l’effet lisière ».
C’est un vote communautaire « blanc », qui souligne, a contrario, que la motivation identitaire l’emporte chez les électeurs du Front national sur les considérations socio-économiques. Selon un récent sondage Ifop, 88% des électeurs du Front national votent d’abord en raison des enjeux migratoires et sécuritaires, et les sujets économiques arrivent loin derrière.
Si la classe ouvrière vote si majoritairement pour le FN, c’est d’abord parce qu’elle a été la première à subir dans son quotidien les effets de déstructuration sociale et culturelle de l’immigration de masse. Pour avoir refusé d’admettre cette vérité, le parti de Mélenchon a été réduit comme peau de chagrin.
L’idée que dans les quartiers « populaires » le vote musulman conforte désormais l’avancée du Front national est donc, jusqu’à nouvel ordre, une illusion.
Certaines rumeurs, après les élections municipales, ont même fait état d’un déplacement massif du vote musulman vers le FN – des esprits « imaginatifs » ont parlé d’un million de voix musulmanes ! – la réalité est bien différente et les logiques communautaristes se renforcent.
La communauté musulmane en recherche de nouveaux repères
Pour autant, il serait également absurde de nier les évolutions actuelles des esprits au sein de la communauté musulmane. Cette dernière se détache de la gauche et ses repères changent. Elle a perçu, notamment, lors des Manifs pour tous, le poids d’un militantisme catholique, qu’elle ignorait totalement – comme une bonne part de la population française, d’ailleurs – et avec lequel elle peut se sentir en phase face au discours sociétal de la gauche.
Si l’on se base sur le peu de chiffres disponibles, on constate qu’en 2012, selon une étude de l’Ifop réalisée en juillet après les élections présidentielles, 4% des électeurs musulmans déclaraient avoir voté pour Marine Le Pen (2% selon un sondage réalisé en avril, après le 1er tour, par Opinion Way pour le Figaro Magazine ?)
En 2014, une enquête, restée confidentielle, menée par une centrale syndicale faisaient ressortir que 8% de ses militants musulmans avaient voté FN. Cet échantillon n’est peut-être pas totalement représentatif de la moyenne nationale des électeurs musulmans, mais il est logique de penser qu’un ensemble d’éléments bien identifiés (mariage homo, théorie du genre, affaire Dieudonné, crise de Gaza, sans oublier l’échec social de la gauche…) pousse une fraction très minoritaire, mais grandissante, de l’électorat musulman vers un vote contestataire de droite, après l’avoir exprimé à gauche.
On peut, compte tenu des données disponibles, raisonnablement penser que le vote musulman FN a franchi la barre des 5%, ce qui n’est pas négligeable mais ne pèse pas réellement sur les rapports de forces globaux. L’électorat musulman étant évalué à environ deux millions d’électeurs pour un corps électoral d’un peu plus de 44 millions de personnes, un point de progression représente donc à peu près 20.000 voix.
La charge symbolique, en revanche, peut être importante dans le débat public, comme celui d’ailleurs du vote juif, estimé à plus de 13% à la suite des échéances électorales de 2014.
Le politologue Gilles Kepel, dans son dernier ouvrage (2), affirme que chez les musulmans « le tabou du FN a sauté ». Il est effectivement toujours surprenant et déroutant de voir, lors de reportages télévisés, de jeunes musulmans, ou moins jeunes, au look typé « banlieue », interrogés dans leurs quartiers, affirmer haut et fort qu’ils votent pour le Front national, sous le regard indifférent ou complice de leur entourage.
Il faut s’interroger cependant sur le fait de savoir jusqu’où on peut parler de vote musulman. Les motivations de cet électorat qui vote pour le FN n’ont pas été étudiées « scientifiquement». Peut-être qu’une partie significative de ce groupe se trouve en rupture avec ses attaches communautaires et religieuses et ne peut plus être traité en tant que « vote musulman ».
Ce sujet de l’incroyance, voire du changement de religion, et du détachement communautaire dans les populations de souche musulmane est, en contrepoint du phénomène de radicalisation religieuse et de repli identitaire, un vrai sujet malheureusement ignoré par la culture du politiquement correct, de peur d’exciter la colère des croyants.
Un discours de fermeté du FN face aux dérives de l’islam en France ne ferait probablement pas fuir l’électorat musulman acquis ou tenté par le vote FN. Après tout, les lubies sociétales de la gauche, radicalement opposées aux principes de l’islam, n’ont pas empêché les musulmans de voter massivement pour la gauche ; du moins jusqu’à récemment. Ces derniers ont clairement privilégié le soutien à un système clientéliste de redistribution qui leur profitait, au détriment des grands principes de la religion.
Les musulmans, beaucoup d’entre eux certainement, veulent aussi de la sécurité dans leurs quartiers et une bonne éducation scolaire pour leurs enfants. C’est une base de compromis opérationnelle pour aborder l’électorat musulman, tout en restant ferme sur les principes fondamentaux de l’identité française.
Un choix stratégique à poser
Le constat chiffré n’épuise donc pas la question du positionnement du Front national à l’égard de l’électorat musulman. Cette dernière doit être appréhendée au regard d’une vision et d’un projet politiques qui doivent trouver leur juste point d’équilibre entre les problématiques identitaires et sécuritaires (les deux sont liées) et les problématiques économiques et sociales.
Les gros bataillons de réserve de voix pour le FN, compte tenu des mouvements électoraux des dernières années, se trouvent dans la masse des abstentionnistes qui rejettent le Système et dans celle des classes moyennes fragilisées par la crise.
Le Front national, au plus haut de son histoire, se retrouve placé dans une situation paradoxale : diabolisé et marginalisé depuis plus de trente ans pour ses engagements sur l’immigration et l’insécurité, il affiche une certaine prise de distance avec ses positions traditionnelles quand celles-ci s’affirment, désormais, comme dominantes dans l’opinion et franchissent, petit à petit, le Rideau de fer du débat public.
Or, nous l’avons vu, les enquêtes d’opinion montrent sans exception que le vote Front national est d’abord motivé par des raisons identitaires et sécuritaires qui l’emportent largement sur les thèmes économiques mis en avant dans le programme actuel du parti, tels la sortie de l’euro ou le protectionnisme « intelligent ».
Dans cette logique, il est fort probable que Marine Le Pen rencontrerait le même écho dans les classes populaires, sans promettre pour autant le Smic à 1500 euros ou le retour de la retraite à 60 ans.
Porté par son opportunisme décomplexé, le nouveau président de l’UMP a parfaitement capté les changements de l’air du temps. Face à la droitisation « sociétale » de l’électorat de droite, il se fait, une nouvelle fois, le champion du retour à l’ordre, de la défense de l’identité nationale et de la lutte contre l’immigration incontrôlée. Dans le même temps, l’UMP concentre ses attaques contre le FN sur les questions économiques et sociales.
Cela serait tout de même un comble si, rejouant le scénario de 2007, Nicolas Sarkozy siphonnait, en 2017, une part non négligeable des voix du FN et de ses réservoirs d’électeurs potentiels, en exploitant les thèmes identitaires et sécuritaires que le Front national, faute de combativité et de clarté, lui aurait laissé préempter, à l’heure de « tirer les marrons du feu ».
Didier Beauregard
08/12/2014
Notes
(1) Perpignan, une ville avant le FN ?, Fondation Jean Jaurès, 01/12/2014
(2) Gilles Kepel, Passion Française : les voix des cités, Gallimard, avril 2014, 288 pages.
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