« Faisant preuve d’une catastrophique imbécillité au sujet de l’intégrisme islamiste, l’Occident multiplie les initiatives qui favorisent son développement au nom d’un messianisme démocratique ignorant les particularismes locaux. Pour essayer ensuite plus ou moins d’enrayer, sans y parvenir, les catastrophes qu’il a provoquées. »
Il ne se passe pas de jour sans que les médias nous relatent les méfaits d’Al Qaïda, de l’EI, de Daech ou de Boko Haram, et il faudrait vraiment vivre à l’écart du monde pour ignorer l’existence d’une nébuleuse menaçante de l’islamisme radical. Mais il est plus difficile, pour le profane, de comprendre les origines et les causes de ce phénomène, la complexité de son organisation, les moyens dont il dispose et la manière dont il va évoluer. C’est à cette tâche pédagogique que s’est attelé Laurent Artur du Plessis dans son dernier ouvrage, qui a le double mérite, outre la clarté du langage auquel l’auteur nous a habitués dans ses précédents livres, de prendre en compte « l’opération Charlie », puisqu’il a été achevé juste après les attentats et l’intense exploitation médiatique et politicienne qui les a suivis.
Dans la première partie, Laurent du Plessis soutient l’idée que, peu à peu, l’islamisme radical prend le contrôle du monde musulman. Il analyse d’abord ce qui est résulté des « printemps arabes » de 2011 et qui n’est probablement pas ce que les partisans de ces mouvements espéraient : dictature anti-islamiste en Égypte, chaos en Libye, situation intermédiaire en Tunisie. Poursuivant le raisonnement, il pronostique que la crise de l’économie mondiale depuis 2008 va aller s’amplifiant et aura pour conséquence une détresse économique croissante non seulement dans les pays développés, mais aussi dans les pays musulmans, frappés notamment par la baisse des cours des produits pétroliers. Cette situation contribuera immanquablement à attiser les braises du djihadisme. Au passage, l’auteur salue la pertinence des analyses de l’école autrichienne, et singulièrement de Friedrich Hayek, auquel certains attribuent hâtivement la paternité de la doctrine du « tout-marché » que nous critiquons à juste titre. En quelques lignes, Laurent du Plessis démontre qu’il s’agit là d’un faux procès (p. 43) :
« L’École autrichienne prescrit une règle de bon sens : c’est l’épargne qui doit financer l’investissement, et non pas le déficit budgétaire et la création monétaire. L’endettement n’est acceptable que s’il est mesuré et productif et non pas débridé. Les “autrichiens” s’opposent aux adeptes de la relance budgétaire et monétaire à tout va. Ils préviennent que, d’éclatement de bulle en éclatement de bulle, arrive celui de trop qui conduit à l’effondrement général de l’économie réelle. Ce dénouement approche… »
Partant de telles prémisses, il n’est pas surprenant que l’auteur imagine un avenir plutôt sombre, d’autant que d’ores et déjà les mécanismes de prise en mains des appareils d’État par les forces djihadistes sont bien avancés. Il est vrai que les exemples ne manquent pas pour illustrer le propos, avec une palette très ouverte : prise du pouvoir par les moyens légaux, réussie (Turquie) ou non (Égypte, Tunisie) ; opérations de guérilla menées par l’EI, Al Qaïda, Boko Haram, ou les talibans, de la Syrie à l’Irak, du Mali au Nigeria, et du Yemen à l’Afghanistan. Et l’auteur a beau jeu de montrer que d’autres pays risquent de suivre à plus ou moins long terme : Algérie, Jordanie, Liban, Pakistan, Afrique subsaharienne… Ce tableau d’un califat islamique en cours de gestation n’a certes rien d’encourageant.
La seconde partie du livre est consacrée à l’évaluation des risques que le terrorisme islamiste fait peser sur la France et l’Europe. Elle comprend une analyse très pénétrante de la menace que font peser, d’une part, Al Qaïda, qui conserve de beaux restes même si elle est en perte de vitesse, d’autre part, Daech sur les pays occidentaux, et tout particulièrement sur la France, qui est pour le terrorisme une cible prioritaire, car « il lui est reproché sa défense de la laïcité, l’engagement de ses soldats contre le djihadisme en Afrique, sa participation à la coalition anti-EI… » (p. 115).
Laurent Artur du Plessis décrit à ce propos l’habileté consommée des mouvements pour utiliser les nouvelles techniques d’information et de communication pour susciter des vocations d’apprentis djihadistes, et la difficulté de traçabilité des sites dédiés à la propagation de la cause. A cet égard, il relève justement que :
« …les services de renseignement manquent de moyens matériels et humains. Il serait pertinent d’accuser l’impéritie de la classe politique qui, depuis des années, immole les budgets de la Défense et des forces de sécurité sur l’autel de ses calculs politiciens, et qui n’adapte pas assez la législation aux impératifs de la guerre contre le terrorisme » (p. 110).
Plus généralement, il note tout aussi judicieusement l’omerta qui prévaut dans les médias dès qu’il s’agit d’aborder la question de l’islam : refus de parler de l’immigration ; recours à de « vrais-faux » experts ; affirmation de contre-vérités au nom de la règle du padamalgam, comme par exemple « les références salafistes et wahhabites des organisations djihadistes sunnites n’ont rien à voir avec l’islam ».
La troisième et dernière partie est une tentative de faire de la prospective, en imaginant sur quel avenir pourraient déboucher les prémisses qu’il a énoncées dans les deux parties précédentes. Le tableau qu’il nous dépeint n’a rien à envier à un tableau de Jérôme Bosch : partant de l’idée que les sociétés de haute technologie sont de plus en plus vulnérables, l’auteur pronostique, par exemple, l’utilisation des appareils d’État tombés aux mains des islamistes pour manipuler les foules contre l’Occident, des sabotages dans les transports, des attaques des installations nucléaires, des tirs de missiles sur les populations civiles – en somme, ce qu’il appelle un gigaterrorisme au niveau mondial.
L’honnêteté oblige à dire que cette vision fataliste et catastrophiste est sans doute celle qui convainc le moins le lecteur. La volonté de faire prendre conscience de la menace est louable, mais il y a des raisons de ne pas la considérer comme inéluctable.
Ainsi, les tensions internes au monde musulman ne sont pas passées sous silence mais elles ont un impact probablement supérieur à celui que leur attribue l’auteur. Il est question, bien entendu, des divergences entre sunnites et chiites, mais ce ne sont pas les seules : rappelons que l’Université El Azhar du Caire, qui est la plus prestigieuse autorité en matière de doctrine de l’islam, a vigoureusement condamné les agissements de Daech, qu’elle n’a pas jugés conformes aux préceptes du Coran…
S’il est vrai que la technologie facilite la dissémination du discours et de la praxis islamiste, il ne faut pas oublier que l’Occident est détenteur des mêmes moyens. Il ne faut donc pas considérer comme un fait acquis que la victoire sera du côté de l’ennemi. L’auteur observe avec pertinence:
« Malgré les progrès de l’informatique, un contrôle absolu des déplacements des candidats au djihad est incompatible avec la fluidité des échanges internationaux inhérente à la mondialisation » (p. 117).
Certes, mais précisément : la prise de conscience de la menace terroriste, combinée avec la mise en évidence d’autres paramètres (crise économique, immigration massive, déracinement des peuples, etc.), peut être une raison supplémentaire de dénoncer l’impasse du cosmopolitisme, et de réhabiliter la notion de frontières.
Par ailleurs, Laurent du Plessis, à propos du contrôle d’Internet, estime qu’il faut « amputer la liberté pour la sauver ». Après tout ce qui a été diffusé sur Polémia sur la question de la liberté d’expression, je ne surprendrai pas en affirmant que je ne peux adhérer, dans la France de MM. Hollande, Valls, Cazeneuve et Taubira, à une telle position, même si elle est in abstracto défendable. L’auteur reconnaît d’ailleurs que « c’est vrai : en scrutant les djihadistes, l’œil de Big Brother viole aussi l’intimité de paisibles citoyens ». Tout le problème est bien là : l’auteur n’est pas suspect de complaisance à l’égard du pouvoir socialiste, mais on eût apprécié, à propos de « l’électrochoc Charlie Hebdo », qu’il ne saluât point (p. 121-122) le « discours énergique de Valls à l’Assemblée nationale », au cours duquel, le 14 janvier 2015, ont été annoncées des mesures répressives, illustrant ainsi mes articles des 6 octobre 2014 « L’EI, un bon prétexte pour le renforcement de l’arsenal législatif liberticide » et 19 janvier 2015 « Liberté d’expression : les grandes manœuvres ont commencé ! ».
Mais ces quelques réserves n’ont nullement amenuisé l’intérêt que suscite la lecture du Djihad à la conquête du monde, car Laurent Artur du Plessis s’y affirme, comme il l’a déjà prouvé par de nombreux ouvrages, comme un vrai expert des questions géopolitiques touchant à l’islamisme, et comme un vrai journaliste comme on les voudrait tous, à savoir capable d’expliquer clairement des phénomènes complexes sans langue de bois et sans a priori idéologiques. On peut donc consommer son ouvrage sans modération non pas pour se résigner, mais comme un bréviaire pour réagir et agir.
Bernard Mazin
15/03/2015
Laurent Artur du Plessis, Le Djihad à la conquête du monde, Ed. Jean-Cyrille Godefroy, janvier 2015, 181 p.