Par Michel Geoffroy, auteur de La Super-classe mondiale contre les peuples ♦ On ne présente pas Chantal Delsol, professeur émérite des universités en philosophie, membre de l’Institut et auteur de chroniques souvent bien senties au Figaro. Mais son dernier essai, Le Crépuscule de l’universel [1], mérite que l’on s’y arrête.
De quel universel s’agit-il en effet ? Tout simplement, de la modernité occidentale, qui a rompu avec l’humanisme classique, pour se muer en humanitarisme et en individualisme fanatiques. Et pourquoi un crépuscule ? Parce plusieurs cultures mondiales s’opposent désormais clairement et fermement à cet humanitarisme idéologique. Et parce qu’il se trouve aussi contesté en Europe même par ce qu’on nomme le « populisme » et les « démocraties illibérales ». Pour cette raison, nous vivons une nouvelle « guerre des dieux », entre des paradigmes de plus en plus irréductibles.
La modernité occidentale en question
Est-ce une catastrophe ?
Oui, répondent les tenants du Système, qui voient les racines intellectuelles et morales de leur pouvoir remises en cause, et qui, pour cette raison, se réfugient de plus en plus dans le raidissement idéologique, la diabolisation et la répression de toute pensée ou parole dissidente en Occident.
Une situation paradoxale car ceux qui vantent la diversité récusent en réalité l’altérité « puisque [pour eux] l’autre est voué à devenir comme nous donc à disparaître en tant qu’autre [2] ». Donc le courant humanitariste « récuse les séparations mais réintroduit le clivage entre lui et ses adversaires, les antimodernes. Il est pacifiste mais fait la guerre sous toutes ses formes pour lutter contre ceux qui ne le sont pas [3] ».
Non, répondent tous ceux qui veulent libérer l’Europe de l’emprise mortelle de cet humanitarisme fanatique.
Entre ces deux positions, Chantal Delsol semble adopter une position de neutralité, ce qui rend parfois son propos difficile à suivre. Néanmoins, dans la dernière partie de son imposant essai (plus de 370 pages), elle articule une critique cohérente des contradictions intrinsèques à la modernité occidentale. Comme lorsqu’elle écrit que « nous envoyons des soldats pour défendre le pacifisme »…
Un monde moderne mais pas occidentalisé pour autant
L’analyse de Chantal Delsol prolonge à l’évidence celle de Samuel Huntington.
Elle montre bien que le monde se modernise – c’est-à-dire que les sciences et les techniques occidentales se sont diffusées partout – mais qu’il ne s’occidentalise plus pour autant. À la différence de ce qui se passait encore jusqu’au XIXe siècle.
Les principes et valeurs de l’Occident apparaissent de plus en plus au reste du monde comme un universalisme radical et intolérant, d’autant qu’ils s’appuient avant tout sur la guerre (« humanitaire », bien sûr) et sur le chantage économique pour se diffuser.
L’universalisme occidental est aussi un individualisme fanatique, alors que les autres cultures mondiales restent holistes et hiérarchiques.
Chantal Delsol se livre sur ce plan à une analyse éclairante des « déclarations des droits », occidentales, orthodoxes, islamiques et africaines [4], qui montre bien l’opposition entre différentes images de l’homme qu’elles impliquent : un homme dans sa solitude rousseauiste ou au contraire un homme inscrit dans ses communautés ou ses hiérarchies. Une opposition entre ceux qui pensent, comme John Stuart Mill, que toute contrainte vient des autres (ma liberté s’arrête là où commence celle des autres) et ceux qui pensent que la liberté provient de l’autolimitation et qui récusent l’individualisme au nom d’une philosophie de la relation et de la responsabilité.
La guerre des dieux
Nous entrons dans la guerre des dieux parce que, de nos jours, les civilisations qui ne se reconnaissent pas dans l’humanitarisme occidental, devenues modernes et puissantes, disposent désormais des moyens de s’y opposer efficacement. Et parce que « les cultures extérieures ont tendance à se transformer en idéologies afin de résister à l’Occident [5] ». Comme elles voient dans les nouvelles « valeurs » occidentales, la « douceur démocratique » chère à Tocqueville, un signe de faiblesse et de décadence.
En retour, l’Occident, qui ne juge les pays qu’en fonction de leur degré d’avancement vers la modernité qu’il incarne, se trouve incapable de comprendre l’essence des autres civilisations, abusivement mesurées à cette aune.
Un dévergondage de la vertu
Les autres civilisations ont raison de se défier de notre modernité puisque Chantal Delsol affirme que l’universalisme occidental est un « dévergondage de la vertu qui se défait des situations et se croit toute-puissante [6] ». On pensera évidemment à Chesterton dénonçant les vertus chrétiennes devenues folles… « L’humanitarisme parodie le Christ [7] », écrit d’ailleurs Chantal Delsol.
Cet universalisme court à l’échec car il néglige que « la réalité, au contraire, est faite de polarités dans lesquelles aucun principe ne peut dominer dans sa pureté ».
Et Chantal Delsol voit à juste titre, dans la façon dont l’Europe traite de la question migratoire, l’archétype de ce « dévergondage de la vertu ».
Progressisme versus traditions : un clivage dépassé
L’intérêt de l’essai de Chantal Delsol tient aussi à sa conclusion.
Contrairement à ce que prétendent les Occidentaux en effet, la guerre des dieux n’oppose pas les tenants de la modernité à ceux de la tradition comme au XVIIIe siècle, mais bien différentes acceptions de la modernité entre elles. La grille de lecture modernité/traditions sur laquelle l’Occident a assis sa domination n’a donc plus court. Désolé pour Emmanuel Macron, qui prétend incarner le progressisme contre les méchants nationalistes, comme si nous étions encore au temps d’Émile Zola !
Les autres civilisations ne rejettent pas une modernité qui leur a rendu la puissance ; elles recherchent seulement une modernité différente de celle de l’Occident humanitariste et considérée comme pathologique : elles rejettent une modernité qui repose sur l’éradication des identités, des religions et des traditions culturelles.
Elles recherchent au contraire une modernité qui soit « capable de prendre en compte des identités spécifiques et en général des enracinements considérés comme essentiels [8] ». Comme lorsque la Chine prétend par exemple fonder une véritable « civilisation écologique », reprenant à son compte les mots de l’Occident.
Cela signifie que l’Occident, désormais isolé dans « cette abstraction de l’universel jamais réalisable [9] » parce que désincarné, ne saurait conserver le monopole de la modernité : c’est bien la fin de son universalisme culturel !
Cela signifie aussi que l’Occident pourrait réapprendre de ces civilisations « le goût du bien commun et l’attachement à la communauté, l’ascétisme et l’amour du travail [10] » qui lui font tant défaut de nos jours.
Une nouvelle dynamique traditionnelle
On peut aussi tirer une autre conclusion de l’essai de Chantal Delsol.
Les penseurs traditionalistes ou conservateurs européens qui ont, dès le XVIIIe siècle, pointé avec précision les insuffisances et les contradictions de la modernité des Lumières, avaient bien raison [11], mais pour autant ils ont été incapables d’empêcher son triomphe politique, intellectuel et moral. Ils apparaissaient donc comme les vaincus de l’histoire, face aux « progressistes ».
Mais, aujourd’hui, ces mêmes antimodernes reprennent le sens de l’histoire en quelque sorte, à mesure que les autres civilisations, représentant la majorité de la population mondiale, contestent ouvertement la modernité occidentale et son humanitarisme. Comme l’écrit Chantal Delsol, « les cultures non occidentales, quand aujourd’hui elles réagissent vivement contre une démocratisation imposée de l’extérieur, ravivent les arguments de la pensée romantique occidentale [12] ».
À mesure aussi que les peuples d’Europe centrale qui, « en intégrant l’Europe institutionnelle, ont parfois l’impression d’intégrer une entreprise de démolition, le pédantisme en plus [13] », rejettent le dévergondage de la vertu des Occidentaux. À mesure aussi qu’à l’Ouest même, les peuples entrent en dissidence contre leurs élites « progressistes ».
On pensera sur ce plan à Milan Kundera écrivant qu’« aujourd’hui le seul modernisme digne de ce nom est le modernisme antimoderne [14] » et que cite Chantal Delsol.
Le Crépuscule de l’universel, un ouvrage à lire.
Michel Geoffroy
20/03/2020
[1] Delsol (Chantal), Le Crépuscule de l’universel, éditions du Cerf, 2020.
[2] Ibid., page 327.
[3] Ibid., page 327.
[4] La Chine, qui ne reconnaît pas le concept de droit individuel, n’a pas élaboré de déclaration officielle.
[5] Delsol (Chantal), op.cit., page 373.
[6] Ibid., page 372.
[7] Ibid., page 343.
[8] Ibid., page 373.
[9] Ibid., page 217.
[10] Ibid., page 353.
[11] On pourra se reporter sur ce plan à l’étude de Pierre de Meuse, Idées et doctrines de la contre-révolution, DMM éditions, 2019.
[12] Delsol (Chantal), op.cit., page 165.
[13] Ibid., page 355.
[14] Kundera (Milan), Le Rideau, Gallimard, 2005, page 74.
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