Par Johan Hardoy ♦ L’islamologue et philosophe Meïr Bar-Asher est directeur du département de Langues et Littératures arabes à l’Université hébraïque de Jérusalem. Dans un ouvrage érudit, Les Juifs dans le Coran (Éditions Albin Michel, 288 pages, 9,90 euros), il s’intéresse à la façon dont le livre sacré des musulmans et, plus largement, la littérature religieuse islamique considèrent les juifs.
Les juifs en Arabie avant l’islam
Les premiers contacts entre Juifs et Arabes ont lieu presque mille ans avant l’avènement de l’islam en Arabie. Selon les légendes musulmanes, la reine de Saba se serait convertie au judaïsme, avec un grand nombre de dignitaires de sa cour, avant d’épouser Salomon.
Au IIIe siècle de notre ère, le royaume de Himyat parvient à unifier le sud de la péninsule et adopte le monothéisme dans sa version juive un siècle plus tard. Des tribus juives ou arabes converties au judaïsme vivent ainsi en Arabie avant les débuts de l’islam.
Les juifs à l’époque du Prophète
Muhammad commence sa carrière prophétique à La Mecque (610-622) puis la poursuit à Yathrib (Médine) jusqu’à sa mort (632).
C’est dans cette dernière ville que le Prophète aurait surtout connu les tribus juives, lesquelles se lient avec les musulmans par un « Pacte de bonne entente et de soutien mutuel ».
Selon la tradition islamique, l’une ou l’autre de ces tribus trahit ensuite le Prophète lors de trois batailles décisives contre les polythéistes mecquois, ce qui justifie les représailles menées à leur encontre. L’une des tribus, les Qurayza, fait l’objet d’un jugement conforme « aux règlements de la guerre codifiés dans la Torah » : les hommes pubères sont exécutés et les femmes et les enfants réduits en esclavage.
La dernière grande bataille entre les partisans de Muhammad et des tribus juives est celle de Khaybar (628). Les vaincus sont les premiers à être soumis au paiement de la jizya, l’impôt des populations non musulmanes conquises.
Les juifs dans le Coran
Le Coran, qui est écrit dans un arabe beaucoup plus pétri d’influences hébraïques et araméennes que l’arabe classique, mentionne très souvent les juifs et leurs écritures saintes. De nombreux épisodes bibliques font l’objet de relations détaillées tels que l’histoire des Patriarches, la servitude puis la sortie d’Égypte, l’installation en Terre sainte, le don de la Torah, etc. Noé, Abraham, Loth, Moïse, David et Salomon et bien d’autres sont également cités à plusieurs reprises. Des grands prophètes tels qu’Isaïe, Jérémie et Ézéchiel sont cependant passés sous silence.
Le terme le plus couramment employé concernant les juifs est celui de banû Isrâ’îl (« fils d’Israël »), qui évoque les Hébreux de l’époque biblique, mais aussi, en de très rares occasions, les contemporains de Muhammad. Cette dénomination est utilisée de manière favorable ou non, selon que le récit concerne la sortie d’Égypte ou l’idolâtrie du Veau d’or, par exemple.
La dénomination al-yahûd (« les Juifs »), ou encore la locution alladhîna hâdû (« ceux qui sont devenus juifs »), désignent, dans un sens généralement péjoratif, les juifs des époques postbibliques, notamment ceux que le Prophète a connus lors de sa prédication. Il est écrit qu’il faut se garder de devenir leurs alliés, tout comme il convient de s’écarter des chrétiens.
Une troisième expression, ahl al-kitâb (« le peuple du Livre »), se rapporte aux détenteurs d’Écritures sacrées révélées : les juifs, les chrétiens et les sabéens (de même que les zoroastriens). Cette qualité reconnue ne leur évite pourtant pas, quelquefois, d’être qualifiés de kâfirûn (« mécréants »).
Un verset parle également de la transformation de ces peuples « en singes et en porcs ». La tradition coranique classique s’interroge sur le sens réel ou imagé de cette métamorphose et en induit une porosité entre les règnes animal et humain.
L’élection d’Israël et l’Alliance sont souvent évoquées, mais la conduite du peuple juif, sa rébellion et son peu de foi justifient qu’il soit déchu de la faveur divine, dont la grâce reste conditionnelle (les commentateurs du Coran font aussi, par cohérence, du comportement moral des musulmans une condition de leur élection).
Outre la pratique du prêt usuraire, les juifs sont accusés, de façon réitérée, d’avoir falsifié le texte biblique et tué les prophètes qui leur ont été envoyés. Du fait de leurs péchés, ils sont condamnés à la misère et à un statut inférieur.
Les juifs selon la tradition musulmane
Le recueil de mesures légales – et discriminatoires – connu sous le nom de pacte de ‘Umar, du nom de ‘Umar Ibn al-Khattâb (calife de 634 à 644), est généralement considéré comme le fondement des rapports de l’islam aux « gens du Livre ». Ces derniers peuvent ainsi se voir accorder le statut de dhimmîs, c’est-à-dire de minorités soumises mais « protégées » par le pouvoir islamique, et pratiquer librement leur culte à condition de payer la jizya et de subir diverses limitations liées aux relations avec les musulmans, au port de vêtements spécifiques, à l’interdiction de monter à cheval, etc.
Cette législation, qui reflète fidèlement la position de tous les légistes musulmans, qu’elle que soit leur école, ne se dégage pas explicitement du Coran mais s’appuie sur de nombreux versets énonçant la condition inférieure des « gens du Livre », tels que celui qui énonce « Combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent directement le tribut après s’être humiliés. »
Pour ce qui concerne spécifiquement les juifs, les traditions orales postérieures au Coran contiennent de nombreuses considérations péjoratives. L’un des hadîths les plus connus présente la lutte entre l’islam et le judaïsme comme un affrontement éternel qui ne trouvera son terme qu’à l’ère eschatologique.
Les juifs selon le monde musulman
Meïr Bar-Asher se montre plutôt pessimiste pour l’avenir : « Les Juifs, qui tout au long de l’histoire musulmane ont subsisté comme minorité « protégée » et soumise à la domination de l’islam, ont fait irruption dans l’arène géopolitique internationale avec les débuts du sionisme au XIXe siècle, lors de leur retour en Terre sainte, puis de la création de l’État d’Israël indépendant au milieu du XXe siècle. (…) D’un point de vue musulman, cette situation est insupportable, tant sur le plan religieux que politique, car les Juifs sont censés mener une vie d’humiliation et de pauvreté à l’ombre de l’islam ; que ce ne soit plus le cas constitue un scandale, nourrissant un discours incessant à ce sujet. »
« D’autres voix, plus posées, tentent cependant de se faire entendre au sein du monde musulman ; mais il faut bien constater qu’aujourd’hui elles sont loin d’être dominantes et rencontrent peu d’écho. »
Johan Hardoy
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