Les normes comptables, ce n’est pas très « sexy ». C’est pourtant devenu un enjeu de pouvoir essentiel. Car celui qui maîtrise la production des normes détient un atout majeur pour contrôler ceux qui les appliquent. Or les normes comptables d’aujourd’hui sont le fait des quatre grandes firmes d’audit anglo-saxonnes. Et celles-ci constituent souvent l’avant-garde de la conquête et parfois de la prédation capitalistique. À l’occasion de la disparition de Jérome Haas, président de l’Autorité des normes comptables, décédé prématurément, André Posokhow, expert comptable lui-même, fait le point pour Polémia sur un sujet peu connu mais essentiel.
Polémia
Le départ douloureux d’un grand commis de l’État
Jérôme Haas, président de l’Autorité des normes comptables, est décédé prématurément à Lisbonne où il était soigné pour un cancer au mois de mai dernier à l’âge de cinquante et un ans.
Ainsi a été interrompu le destin particulièrement brillant d’un haut fonctionnaire dont le nom et les fonctions n’ont cependant guère attiré l’attention du grand public. Il est vrai que c’est souvent le sort des authentiques grands commis de l’État de peser sur les idées et les événements dans une grande discrétion et d’agir dans l’intérêt général pour le plus grand profit de notre pays.
Et pourtant quel parcours ! Énarque et trésorier, il fut administrateur adjoint à la Banque mondiale à Washington, secrétaire général du Club de Paris puis du Comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), sous-directeur des participations puis sous-directeur de l’épargne et des marchés financiers et enfin directeur adjoint de la direction du Trésor et de la politique économique.
Nombreux sont ceux qui évoquent sa personnalité forte, attachante et complexe, son immense culture, son amour de la musique, de la poésie, son humour. Issu de la grande bourgeoisie puisque son père, Jean Claude Haas, était associé gérant chez Lazard, il était, selon les Echos, partagé entre le catholicisme dans lequel il avait été élevé et le judaïsme de ses ancêtres.
Professeur à l’ESCP de Paris, ses interventions publiques étaient flamboyantes. Il m’est arrivé il y a deux ans de l’écouter à un congrès des experts comptables et commissaires aux comptes spécialistes de l’évaluation des sociétés sur le thème des normes comptables, sujet pas très drôle s’il en est. Son éloquence et l’originalité de son discours avaient subjugué un public attentif mais généralement peu tenté par le lyrisme et le non-conformisme. Pour ma part, son intervention m’avait fortement marqué. Enfin quelqu’un disposant d’une autorité à la fois intellectuelle et administrative s’en prenait aux sacro-saintes normes comptables IFRS ! A ma connaissance il était bien le seul.
Jérôme Haas, déjà membre de l’Autorité des marchés financiers (AMF), présidait en effet l’ANC, l’Autorité des normes comptables en France, depuis la création de cet organisme en 2010. Il avait une double mission : édicter des normes comptables pour les sociétés non cotées françaises et représenter le ministère des Finances à l’international dans ce domaine.
Tout d’abord un tout petit peu de technique. Historiquement, le Conseil national de la comptabilité puis l’ANC, à partir de 2010, ont été les organismes de la réglementation française en charge de faire respecter les principes comptables fondamentaux et notamment ceux du coût historique, de la prudence et de la permanence des méthodes.
Les normes internationales d’information financière, plus connues sous leur nom anglais de International Financial Reporting Standards ou IFRS, sont des normes comptables, élaborées par l’International Accounting Standards Board ou IASB, un organisme privé basé à Londres, et destinées aux entreprises cotées afin d’harmoniser la présentation et de favoriser la clarté de leurs états financiers. Un règlement européen 2002 a imposé leur adoption pour l’établissement et la présentation des comptes consolidés des groupes faisant appel public à l’épargne. Depuis 2007, il s’applique de plein droit aux groupes cotés français. Les normes IFRS débouchent sur une large financiarisation de l’économie, l’utilisation courante du mécanisme de l’actualisation de nombreuses données comptables et la référence fréquente à des valorisations fondées sur le marché, la « juste valeur ». Elles s’appliquent à des comptabilités destinées avant tout aux investisseurs.
Laissons la comptabilité aux comptables, direz-vous dans un bâillement. Réprimez celui-ci car ce qui est derrière ces normes internationales c’est de la politique et de la politique d’actualité.
Les normes IFRS sont des normes anglo-saxonnes à vocation mondiale produites au terme d’un processus complexe par un organisme anglo-saxon basé à Londres et composé principalement d’experts anglo-saxons dont quatre sur seize sont américains alors que les États-Unis ont leurs propres normes comptables. Mieux : l’IASB est une fondation de droit américain.
Ces normes sont destinées à s’appliquer au terme d’un processus de convergence à tous les professionnels et surtout à toutes les entreprises du monde entier. Ce sont elles qui fixeront la façon dont les entreprises rendront compte de leur activité, et qui orienteront par conséquent les décisions de leurs dirigeants, mais aussi des investisseurs, des salariés, des décideurs politiques. Sans sacraliser outre mesure la place de la comptabilité, il paraît clair que celui qui maîtrise ce type de normes détient un atout majeur pour contrôler ceux qui les appliquent.
Les professionnels qui élaborent ces normes sont pour la plupart des membres des quatre grandes firmes d’audit anglo-saxonnes. Celles-ci constituent souvent l’avant-garde de la conquête et parfois de la prédation capitalistique.
Ces normes IFRS sont appelées à devenir la référence de la production de normes dans des domaines voisins et cependant différents. C’est le cas actuellement pour les normes internationales d’évaluation des sociétés sur lesquelles travaille l’International Valuation Standard Council, organisme anglo-saxon basé à Londres et dont le président est Sir David Tweedie, ancien président de l’IASB.
Cela ne vous rappelle rien ? Mais c’est la même logique et le même processus que ceux du Traité transatlantique qui vise à nous imposer, sous peine de châtiments financiers exorbitants, les normes anglo-saxonnes et surtout américaines en matière industrielle, commerciale, alimentaire, etc.
Enfin, ces normes IFRS constituent un péril certain pour notre culture. Exagération, penserez-vous ? La comptabilité est étroitement liée au droit. C’est le cas de notre système comptable qui est articulé avec notre droit issu du droit romain qui fait partie de la civilisation de notre pays. Or les IFRS, par nature, ressortissent à la « common law ». La généralisation des IFRS conduira à la prédominance de celle-ci.
Jérôme Haas avait fait des normes comptables son combat. « Il était au service de son pays. Son dévouement à la chose publique était absolu », raconte René Ricol.
Il critiquait ardemment ces normes IFRS édictées par un organisme privé pour qui l’Europe, une fois de plus, a abdiqué sa souveraineté. Ces normes étaient pour lui trop conceptuelles et trop à l’usage des investisseurs.
Il avait d’ailleurs indiqué devant les sénateurs lors d’une audition intitulée « Les normes comptables au service de l’économie » :
« Je n’hésite pas à dire que de bons comptes font un documentaire ennuyeux. Le problème, c’est que nous avons aussi affaire à d’autres normalisateurs comptables, et notamment internationaux, qui préfèrent les œuvres de fiction plus colorées et excitantes – mais ces œuvres finissent par décrire la réalité comme ils la voudraient, plus que comme elle est. »
La crise financière de 2008, dont l’ampleur a été renforcée par l’usage de ces normes et en particulier de la règle fondamentale de la juste valeur fondée sur le marché, justifiait à ses yeux leur remise partielle en question.
Jérôme Haas souhaitait des normes comptables « simples, sures et stables ». C’est ce qu’il expliquait dans une tribune publiée dans Le Monde du 23 avril 2013 :
« Derrière la technicité de ces documents d’experts, des choix de société se dessinent pour aider à sortir de la crise de la mondialisation financière : préférence pour le présent ou conscience du long terme, diversité des modèles socio-économiques (…). La crise actuelle n’est pas technique. Elle conduit tous les producteurs de règles, et donc nos sociétés entières, à remettre en cause notre horizon de temps, et à imaginer une meilleure articulation entre les espaces mondial et local. »
Pour lui, la comptabilité devait pouvoir refléter la diversité des modèles économiques choisis par les entreprises, et non le carcan unique qu’imposeraient les investisseurs.
Jérôme Haas menait dans son domaine une lutte conceptuelle à contre-courant de l’idéologie du rouleau compresseur mondialiste. Dans ce combat des normes que la France devrait livrer, ce qu’elle ne fait pas, son départ est une grande perte pour notre pays.
André Posokhow
01/07/2014
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