« Vous vous rappelez, quand le président George W. Bush s’est vanté en déclarant “Mission accomplie” ? »
Feu Saddam Hussein avait certainement raison quand il prédisait que l’invasion de l’Irak par l’Amérique deviendrait « la Mère de toutes les batailles ». Onze ans plus tard, ça continue.
Cette semaine a vu l’effondrement de deux divisions de l’armée gouvernementale irakienne, une foule de 30.000 hommes qui couraient comme des lapins devant l’avance inexorable des combattants de l’EIIL – l’État islamique d’Irak et Shams (Syrie), la même armée fantoche formée et équipée depuis une dizaine d’années par les États-Unis pour un coût de 14 milliards de dollars : un mauvais présage de ce qui attend l’armée et la police de l’Afghanistan menées par les États-Unis.
Vous vous rappelez, quand le président George W. Bush s’est vanté en déclarant “Mission accomplie” ? Le méchant Saddam Hussein n’avait-il pas été lynché par les alliés chiites des États-Unis ? N’avait-on pas vaincu le redoutable al-Qaida et assassiné son chef, Oussama ben Laden ? Vous vous rappelez Washington qui pavoisait pour avoir « asséché le marais » en Irak ? Dès que les États-Unis renversent un opposant à leur domination sur le Moyen-Orient – que j’appelle le Raj américain – un autre se lève. Le dernier en date: l’EIIL, une force djihadiste féroce qui contrôle désormais une grande partie de la Syrie et de l’Irak.
L’EIIL est l’association de groupes djihadistes sunnites qui combattent le gouvernement à Damas de Bachar al-Assad soutenu par les chiites (Bachar est un ennemi des États-Unis soutenu par l’Iran chiite), d’unités résurgentes de la vieille armée baasiste de Saddam, dirigées par le dernier membre survivant du cercle intime de Saddam Izzat Ibrahin al-Douri, et d’une poignée d’al-Qaïda en Irak.
Ils se battent pour renverser le régime chiite de Nouri al-Maliki, installé à Bagdad par les Américains et qui est un allié iranien. On soupçonne l’EIIL d’être secrètement financé par l’Arabie Saoudite sunnite, alliée des États-Unis.
Attendez une minute ! L’ennemi de mon ennemi est mon ami, comme le dit le vieux proverbe moyen-oriental. Les États-Unis tentent de renverser le gouvernement laïc de Syrie pour saper son allié, l’Iran. Les États-Unis se sont servis de groupes djihadistes brutaux contre le régime Assad à Damas. Mais maintenant, ces djihadistes sont pour la plupart tombés en Syrie sous l’emprise de l’EIIL – qui est en train de ronger le régime soutenu par les Américains à Bagdad. Déroutant, n’est-ce pas ? L’ennemi de mon ennemi est devenu l’ennemi de mon ami !
L’invasion de l’Irak en 2003 – la guerre la plus stupide de l’histoire américaine – qui a été soutenue avec enthousiasme par le Congrès et par les médias, a eu pour résultat un désordre monumental d’une complexité ahurissante dans lequel Washington s’embourbe. Les dames qui conseillent le président Barack Obama sur sa politique au Moyen-Orient ont l’esprit désespérément embrouillé.
Washington, aujourd’hui complètement paniqué par l’EIIL, s’apprête à lancer des frappes aériennes contre l’Irak en utilisant des avions de guerre basés au Koweït et dans le Golfe. Les États-Unis disposent également de deux brigades de combat mécanisées complètes au Koweït. Les Républicains appellent à la réintégration en Irak des forces terrestres américaines pour soutenir le régime Maliki largement détesté.
Tandis que Washington tergiverse, son petit protectorat kurde du nord de l’Irak menace d’envoyer ses efficaces combattants, ses « Pesh Merga », contre l’EIIL. Mais ceci n’arrange ni la Turquie, qui ne veut en aucun cas d’un État kurde, ni l’Iran, qui a déjà son propre problème kurde. L’Irak avait fait partie de l’Empire ottoman. Ses vastes réserves de pétrole sont une tentation constante pour la Turquie privée d’énergie.
L’origine de ce terrible gâchis remonte directement aux stratèges néoconservateurs de Washington regroupés autour du vice-président Dick Cheney. En 2002, leur objectif principal, d’après Cheney, était de détruire l’Irak, l’État arabe le plus avancé industriellement et le plus moderne, supprimant ainsi un ennemi majeur d’Israël, puis saisir le pétrole irakien.
Conformément à la formule romaine éprouvée par le temps « divide et regna » (diviser pour régner), Washington a joué les chiites irakiens, longtemps opprimés, contre la minorité sunnite, allumant ainsi un conflit plus large entre sunnites et chiites dans le monde arabe, notamment en Syrie.
En fait, Israël apparaît comme le seul vainqueur stratégique de la guerre Bush/Cheney contre l’Irak. Cette guerre, à ce jour, a coûté aux États-Unis la mort de 4.500 soldats, 35.700 blessés, 45.000 malades et plus de 1.000 milliards de dollars. L’Irak est en ruines, probablement brisé au-delà de toute espérance de reconstitution. Pas un haut responsable américain ou britannique n’est passé en procès pour cette guerre désastreuse et forgée de toutes pièces.
Nouri al-Maliki a totalement exclu les sunnites du pouvoir en Irak, et il utilise pour les réprimer la brutale police secrète et la torture. Il n’est guère étonnant qu’il soit confronté à un soulèvement majeur. L’économie de l’Irak, qui reposait sur le pétrole, est en ruines. Beaucoup d’Irakiens estiment que leur nation aujourd’hui misérable se portait bien mieux du temps de Saddam Hussein, aussi brutal et maladroit fût-il.
Fait intéressant, les efforts déployés par l’EIIL pour forger un État islamique en fusionnant la Syrie et l’Irak est l’un des premiers défis d’envergure lancé à l’odieux accord Sykes-Picot de 1916 en vertu duquel les empires britannique et français se sont secrètement entendus pour se partager les territoires moyen-orientaux de l’Empire ottoman moribond. Les frontières artificielles du Moyen-Orient d’aujourd’hui ont été établies par les impérialistes anglo-français pour imposer leur domination sur la région. L’Irak et la Syrie étaient les exemples les plus flagrants.
L’EIIL semble prêt à effacer les frontières britanniques et françaises pour recréer la province ottomane unifiée (en turc: vilyat) de la Syrie, du Liban et de l’Irak. A l’Ouest, les commentateurs dominés par les néoconservateurs qualifient les membres de l’EIIL de terroristes. Dans le Moyen-Orient, beaucoup voient en eux des combattants anticolonialistes qui luttent pour réunifier le monde arabe scindé et brisé en éclats par les puissances occidentales.
Les puissances occidentales s’apprêtent maintenant à riposter.
Eric Margolis
Titre original : The allmighty mess in Iraq
Traduction pour Polémia : R.S.
14/06/2014
Citoyen américain, Eric Margolis est écrivain et journaliste non conformiste. Jusqu’en 2010, il a fait carrière comme rédacteur au Toronto Sun, écrivant principalement sur le Moyen-Orient, l’Asie du sud et l’islam. Il contribue au Huffington Post et apparaît fréquemment sur les émissions de télévision canadienne ainsi que sur CNN.