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Le Bonobo, Dieu et nous. À la recherche de l’humanisme chez les primates, de Frans De Waal

Le Bonobo, Dieu et nous. À la recherche de l’humanisme chez les primates, de Frans De Waal

par | 17 décembre 2013 | Société

Le Bonobo, Dieu et nous. À la recherche de l’humanisme chez les primates, de Frans De Waal

« Il semble bien que pour retrouver la voie de la solidarité, il nous faudra redonner toute leur valeur aux communautés ».

Un nouveau livre de l’éthologue hollandais Frans de Waal, qui est un des plus éminents spécialistes des grands singes, vient d’être traduit en français ; il est intitulé « Le Bonobo, Dieu et nous » et il s’inscrit dans la continuité de ses ouvrages précédents : « Le Singe en nous », « La Politique du chimpanzé », « L’Age de l’empathie », « Le Bon Singe : Les bases naturelles de la morale »…

Morale et émotions

Frans De Waal a passé une grande partie de sa vie à observer les comportements des grands singes vivant en captivité ou dans leur milieu naturel ; de plus, il a rapproché ses observations de celles des autres éthologues spécialistes des grands singes et a fait une synthèse de tout ce que nous connaissons sur leur comportement.

La conclusion que tire Frans De Waal de tous ces travaux est qu’il existe bel et bien une morale naturelle ou plutôt des bases naturelles de la morale que nous partageons avec nos plus proches parents, les chimpanzés et les bonobos : « Loin d’être un mince vernis, la morale nous vient de l’intérieur. Elle fait partie intégrante de notre biologie, comme le confirment les nombreux parallèles repérés chez d’autres animaux. » Pour notre éthologue, la théorie du vernis moral d’origine culturelle « a succombé à des preuves écrasantes de la présence innée de l’empathie, de l’altruisme et de la coopération chez les humains et d’autres animaux ».

L’existence de ces bases biologiques permet de rendre compte de l’universalité d’un grand nombre de règles et de comportements que chacun des groupes humains a traduits à sa façon dans sa culture particulière. Compte tenu de toutes ces observations, il semble évident que nous ne sommes pas les seuls êtres vivants à être soumis à des principes aussi essentiels que l’interdiction du meurtre (hors légitime défense ou agression étrangère), la protection des enfants, les devoirs parentaux, la coopération et le partage avec les membres de son groupe, la défense collective du territoire communautaire, le respect de la hiérarchie malgré la concurrence qu’elle suscite, le refus de l’injustice, l’interdiction de l’inceste…, toutes choses dont l’existence a été constatée chez nos cousins.

L’efficacité de la morale naturelle, celle qu’on observe dans les communautés de grands singes, est liée au fait de la petitesse de ces communautés dont tous les membres se connaissent et s’observent en permanence (le regard de l’autre est un élément déterminant du respect des principes moraux). Les rappels à l’ordre peuvent dans de telles conditions être immédiats, ce qui est très dissuasif. Par contre, dans nos sociétés gigantesques et anonymes, chacun d’entre nous peut se livrer discrètement à ses mauvais penchants à l’abri du regard des autres et en pensant pouvoir échapper aux sanctions. Dans ces grandes sociétés, la dimension altruiste de notre éthogramme, que nous devons à la sélection inter-groupes à laquelle les petites communautés de nos lointains aïeux ont été soumises pendant des millions d’années, peut être supplantée par la dimension égoïste de ce même éthogramme que nous devons à la sélection individuelle, laquelle est, elle, interne aux groupes. L’intérêt individuel qui était encore soumis aux exigences supérieures de l’intérêt communautaire dans les sociétés rurales du début du siècle dernier a pris une importance proportionnelle à l’anonymat de nos sociétés modernes.

Morale et sélection naturelle

Konrad Lorenz a écrit que la croyance dans une origine rationnelle de la morale, en plus d’être inexacte, permet de penser que n’importe quelle morale établie rationnellement serait acceptable. Si c’était le cas et si la morale était une construction purement culturelle, on pourrait imaginer que des systèmes moraux totalement nouveaux puissent être créés et inculqués moyennant une éducation ad hoc. C’est ce qu’ont essayé de faire les régimes totalitaires du siècle dernier qui ont laissé derrière eux le souvenir d’expériences insupportables.

Pour Lorenz, il allait de soi que, fort heureusement, les ressorts de nos codes moraux étaient innés, et que ces ressorts étaient suffisamment puissants pour nous ramener dans les limites de ce qui est acceptable. Frans De Waal a vérifié au cours de ces quarante dernières années les intuitions de son génial prédécesseur et il arrive aux mêmes conclusions : « La loi morale n’est ni imposée d’en haut, ni déduite de principes soigneusement raisonnés ; elle naît de valeurs bien ancrées, qui sont là depuis des temps immémoriaux. »

Préoccupé par l’origine biologique de la morale, Christopher Boehm, un anthropologue américain qui a étudié à la fois les humains et les grands singes, a analysé la façon dont s’y prennent les communautés de chasseurs-cueilleurs pour faire respecter les règles :

« Il estime qu’elle peut conduire à une sélection génétique active, semblable à celle d’un éleveur qui choisit des animaux sur la base de leur apparence et de leur tempérament. Certains sont autorisés à se reproduire, d’autres pas. Non que les chasseurs-cueilleurs aient explicitement réfléchi en termes de génétique humaine, mais, en ostracisant ou en tuant ceux qui violent trop de règles ou qui ont enfreint une règle trop importante, ils retirent bel et bien des gènes du réservoir génétique … Répétées systématiquement pendant des millions d’années, ces exécutions à justification morale ont sûrement réduit le nombre de têtes brûlées, de psychopathes, de tricheurs et de violeurs, ainsi que les gènes responsables de leurs comportement. »

Religions et biologie

Ceux d’entre nous qui adhèrent à des croyances religieuses pensent que leur Dieu (ou leurs dieux) est à l’origine du code moral qu’ils respectent. Le problème évidemment c’est que des codes moraux sont associés aux religions les plus diverses et que ces codes contiennent, au-delà de leurs spécificités, les mêmes règles essentielles. Pour Frans De Waal, la raison de cette universalité des principes moraux de base réside dans le fait que ce ne sont pas les dieux qui ont créé les hommes mais les hommes qui ont créé les dieux dont ils ont fait les créateurs et les gardiens des principes moraux. Ce besoin d’un renforcement culturel de la morale serait lié, à son avis, à l’augmentation de la taille des sociétés humaines à partir de la révolution néolithique.

Les religions ne seraient donc, à son avis, que des expressions culturelles d’un même ensemble d’émotions d’origine biologique ; elles constitueraient une partie de la superstructure culturelle de cet être « inachevé » qu’est l’homme (bien qu’il ne soit pas, avant sa naissance, une « tabula rasa », il est inachevé en ce sens que contrairement aux autres animaux, ses pulsions et ses émotions naturelles doivent être mises en forme après sa naissance ; c’est ce qui faisait dire à Arnold Gehlen que « L’homme est par nature un être de culture »).

Solidarité et éthologie

Pour Frans De Waal, il est évident que la morale est fondamentalement liée aux émotions et qu’elle n’est pas une construction rationnelle. Par exemple, chez tous les grands singes comme chez les humains de toutes origines et de toutes cultures, la préférence de chacun pour ses enfants biologiques est une donnée comportementale et émotionnelle essentielle. Les rationalistes contemporains nous expliquent qu’un enfant est un enfant comme un autre et qu’en conséquence il n’y a aucune raison de préférer son enfant à celui d’un autre. Compte tenu de l’existence de centaines de millions d’enfants menacés par la famine, ils tentent de convaincre les habitants privilégiés des pays développés de ne plus faire d’enfants et d’adopter des enfants misérables d’Afrique ou d’Amérique du Sud. Force est de constater que ce raisonnement très rationnel ne fait guère recette et seuls des couples stériles ou très idéologisés s’y conforment ; malgré la propagande dont l’objectif est la transformation de nos comportements dans le sens d’une ouverture totale à l’autre, nous continuons de préférer nos enfants à ceux des autres et nos semblables à ceux qui ne nous ressemblent pas.

Le philosophe Jean-Claude Michéa a dit récemment que la solidarité n’est possible qu’au sein de communautés de taille limitée ; ce point de vue est cohérent avec les conclusions de Frans De Waal et il semble bien, en effet, que la solidarité diminue très rapidement avec la dissemblance (le sociologue américain Robert Putnam a montré, dans une étude qui a fait scandale, que la méfiance entre les membres de nos sociétés augmente avec l’hétérogénéité de celles-ci) et avec l’éloignement. La solidarité ne peut pas être universelle mais uniquement locale et communautaire. Les mondialistes prétendent que la création d’une société individualiste, universelle et solidaire est possible mais dans les faits tous les résultats de leurs efforts tendent concrètement à faciliter le triomphe du néo-libéralisme c’est-à-dire de l’individualisme, de l’égoïsme et de la cupidité. Il semble bien que pour retrouver la voie de la solidarité, il nous faudra redonner toute leur valeur aux communautés.

Bruno Guillard
10/12/2013

Frans De Waal, Le Bonobo, Dieu et nous. À la recherche de l’humanisme chez les primates, Éditions Les liens qui libèrent, 2013, 361 pages.

Bruno Guillard
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