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L’avant-guerre civile

L’avant-guerre civile
L’avant-guerre civile

Il s’agit d’un essai qui pourrait laisser à penser, de prime abord, que l’auteur apporte des éléments révélateurs et symptomatiques des tensions sociales existantes, prouvant et justifiant le titre de l’ouvrage. Cependant, c’est tout autre chose qui nous est présenté par ce professeur d’Université suisse : une analyse fort pertinente sur le système politique et organisationnel existant dans nos pays développés européens, avec ses racines, ses modalités, ses dangers et les remèdes possibles.

En un premier temps, l’auteur nous brosse le tableau de l’exercice du politique à partir de son essence grecque avec comme pierre d’achoppement ce qui constitue le fondement du Politique : la distinction ami/ennemi. Une approche machiavelienne de la Cité nous fait entrevoir le rôle fédérateur et fondamental de l’ennemi extérieur ou intérieur dans l’unité et la cohésion des citoyens. Les bases de cette analyse s’élaborant entre autres à partir de travaux trop méconnus entrepris par des politologues comme Julien Freund et Carl Schmitt.

Poursuivant dans sa problématique, Éric Werner en vient à traiter logiquement et phénoménologiquement de ce qu’est « la continuation de la politique d’État par d’autres moyens », à savoir l’état de guerre. Pour parler de guerre civile, il faut savoir au préalable ce qu’est le phénomène guerre. Qu’est-ce que l’état de guerre, quand sommes-nous en guerre, que faut-il pour distinguer la paix de la guerre, quels sont les effets immédiats et durables de la situation de guerre sur l’état des sociétés et sur la psychologie des populations, etc. ? De la Grèce antique à l’époque moderne, l’auteur décrypte, analyse, et définit la polemos, la situation conflictuelle. Un peu répétitif parfois, très didactique, Éric Werner met en place les jalons qui lui permettront d’étayer la thèse essentielle de son essai : l’état d’avant-guerre civile et ce qui le caractérise.

L’élément essentiel de cet essai ainsi que son apport original reposent sur la thèse du « désordre pour l’ordre », comme nous pouvions le lire dans la prière d’insérer. Nous saisissons comment les gouvernements des États jouent sur les facteurs conflictuels internes et externes à leurs sociétés pour asseoir davantage leur pouvoir et leur légitimité. Laissant se perdurer les antagonismes et les éléments d’instabilité et de disparité existants (age, sexe, religions, inégalités sociales et culturelles, immigration, situations de non droit dans les zones urbaines, et tous facteurs moraux et physiques touchant et pouvant diminuer les défenses immunitaires des sociétés et sapant la stabilité – le Stato machiavelien, base de l’État) et mêmes en les suscitant, les États attisent les facteurs de guerre civile. Mais, dans cet exercice subtil et dangereux, les gouvernements jouent sur la multiplicité des antagonismes ; plus ces derniers sont nombreux et plus ils se neutralisent car ils s’interpénètrent. Là où une guerre civile éclaterait par le fait que la société se scinderait en deux ou trois camps correspondant à des antagonismes forts focalisant et catalysant, une multitude d’antagonismes entraîne une sorte de « guerre de tous contre tous » à l’instar du Léviathan de Hobbes sans que cependant la situation ne bascule vers l’émeute, la révolte ou la guerre civile car les différents motifs antagoniques touchent les mêmes personnes.

En faisant le constat induit par son analyse, Éric Werner en vient à revoir la définition clausewitzienne de la guerre ; la guerre n’est plus la continuation de la politique d’État par d’autres moyens. La structure politique des États ayant changé, de nouveaux centres de pouvoir étant apparus (organisations internationales diverses, sociétés transnationales aux budgets supérieurs à de nombreux pays, etc.) ; par là même, le monopole de l’usage de la violence (sous toutes ses formes) n’est plus du ressort exclusif des États. Les États « traditionnels » perdent leur puissance et prérogatives, enchaînés qu’ils sont par des traités et des organisations internationales (ONU, OSCE, PESC, UEO, GATT, OMC, etc.), et le Droit n’est plus celui exclusif des États jusqu’à lors pourtant seuls souverains en ce domaine.

L’auteur nous fait remarquer aussi cet inquiétant glissement qui s’est opéré depuis 1914 dans la justification des guerres. Ce ne sont plus les motifs territoriaux, économiques qui sont évoqués mais avant toutes choses le Droit et la morale (Droits de l’Homme). Il en résulte donc de nouvelles modalités de conflits échappant à la notion de « guerre » ; ce sont bien des guerres qui ont lieu (violences caractérisées, usage d’armes de destruction massive, morts, sang, etc.), mais n’étant pas entreprises par des États, elles échappent à la vieille définition de Clausewitz.

Autre glissement repéré par Éric Werner, celui existant entre forces armées traditionnellement réservées à un emploi contre un ennemi extérieur et forces de Police opérant normalement à l’intérieur d’un État ; un des éléments révélateur est le vocabulaire (on ne parle plus de défense mais de sécurité), et les opérations de guerre apparaissent plus comme des actions de Police internationale pour le respect du Droit (Irak, Bosnie, Kosovo). Ainsi, par le flou des missions confiées et par l’abolition des champs d’action respectifs entre Armées et Police, des forces militaires pourraient être logiquement amenées un jour à agir contre ses propres ressortissants.

Dans le dernier chapitre de l’essai, des solutions sont proposées ; solutions très éthérées puisqu’elles sont d’ordre philosophique. Le salut par la philosophie est une esquive opératoire devant l’ampleur de la tâche de réforme ou de révolte ; nous en restons donc un peu sur notre fin. Le médecin prend en compte, constate, dissèque, diagnostique semble-t-il sur un monstre en mutation, mais également comme grouillant et s’agitant de convulsions dues à la vermine.

Cet essai de Werner est un travail remarquable ; pour autant, il n’est pas du ressort d’universitaires de proposer des solutions mais aux hommes politiques – en reste-t-il seulement ?

Philippe Raggi
18/11/2003

L’avant-guerre civile d’Éric Werner, Éditions de L’Age d’Homme, 1999, 117 p., 15,24 €.

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