Le CRIF, sur son site crif.org, a publié le 14 octobre dernier une tribune qui n’est autre qu’une longue allocution prononcée le 18 mars 2015, sous le titre de Patrick Drahi, les juifs et l’argent, par Bernard-Henri Lévy, qu’il n’est pas nécessaire de présenter, à l’occasion de la remise à Patrick Drahi du Prix Scopus de l’Université hébraïque de Jérusalem.
Il y a là un véritable document anthologique, une sorte d’hymne au secret, à la réussite, à la richesse, au judaïsme, à l’adversité, à l’argent, piliers du non-enracinement. Nous en extrayons quelques phrases significatives.
Le Secret :
« J’aime l’idée, d’abord, de rendre hommage à un homme dont on ne sait à peu près rien.
« J’aime qu’il soit célèbre et inconnu. Qu’on parle de lui tout le temps et qu’on n’en dise jamais grand-chose. J’aime qu’il soit mystérieux et discret. Enigmatique et pudique. J’aime qu’il fuie, me semble-t-il, le vedettariat et le tapage qui va avec. J’aime qu’en cet âge du spectaculaire intégré, dans cette époque folle où règne le tout-puissant visible et où chacun se tient sous la tyrannie du regard d’autrui, j’aime qu’en ces temps de panoptique inversé où ce ne sont plus seulement les puissants qui observent, surveillent et traquent leurs sujets mais les sujets qui surveillent les puissants et les ont à l’œil, il ait, lui, choisi de se dérober, de s’éclipser, d’être sans trop paraître et, quand il paraît quand même, quand il se plie, comme tout à l’heure, au jeu du film-interview, de ne pas se sentir tenu de déballer pour autant son petit tas de secrets… »
« C’est le fait qu’il vient de nulle part… Ou plus exactement – mais, là aussi, cela revient au même – qu’il vienne de plusieurs endroits à la fois, qu’il ne s’en cache pas, qu’il s’en flatte même et qu’il aille contre, ce faisant, cette religion nationale, de plus en plus pesante, qui est la religion de l’enracinement. »
« Je dis Sartre à cause, cette fois, de Jean sans Terre qui a failli être le titre des Mots et qui insistait sur le fait qu’un homme digne de ce nom n’a pas de patrie plus chère, plus sainte, que celle de la langue et de ses mots. »
La Réussite
« J’aime la façon qu’il a, quand il en parle, de parler de sa réussite.
Car ce mot qui le suit partout et qui, même, le précède, ce mot qui lui est associé dans les innombrables articles où l’on n’apprend à peu près rien de lui mais qui évoquent quand même sa mirobolante success-story, sa fortune immense, etc., a, pour un philosophe, au moins deux sens : celui qu’il trouve chez Spinoza et celui que, pour aller vite, il avait déjà chez Machiavel… »
La Richesse
« Et c’est très précisément ce que vient de nous dire Patrick Drahi, tout à l’heure, dans ce film où il ne nous confiait donc pas grand-chose mais où il disait tout de même qu’il ne se trouvait jamais assez riche, qu’il trouvait que ses collaborateurs ne l’étaient jamais assez non plus et où il concluait que l’essentiel, pour lui, est toujours, non dans ce qu’il est en train de réussir, mais dans ce que sa nouvelle “sortie” lui permet d’espérer réussir demain, après-demain, ou encore après. »
Le Judaïsme
« Je dis “le judaïsme” car, comme l’ont bien vu Sartre, Levinas et Benny Lévy, il y a, au cœur du judaïsme, le refus de cette forme d’idolâtrie qu’est l’attachement maniaque, exclusif, sacralisateur, à une racine, un sol, une matrice, une matière, une nature. »
L’adversité
« Et j’imagine que Patrick Drahi saura se tirer des guet-apens qui lui seront inévitablement tendus. »
« Mais qu’il sache tout de même qu’il ne fait pas bon être juif et riche en France. »
L’argent
« Le judaïsme, pour commencer, n’a jamais eu ce rapport torturé à l’argent, cette relation coupable et honteuse, qu’ont eue les chrétientés, je veux dire le catholicisme mais aussi le protestantisme. »
« Car oubliez Max Weber et ses théories, hâtives, sur l’éthique protestante et la naissance du capitalisme. »
« Oubliez ces traités qui sont, soit dit en passant et comme, du reste, ceux de son grand adversaire, Werner Sombart, très souvent infectés par le préjugé antisémite selon lequel le seul rapport possible des juifs à l’argent serait l’usure. »
« La réalité c’est que, dans le christianisme, protestant comme catholique, l’argent est sale. Il est coupable. Il a affaire, non seulement avec le diable, mais avec le sexe identifié au diable et à ses engendrements monstrueux. Alors que, dans le judaïsme, il y a cette idée, même quand on est pauvre, qu’être riche n’est pas un crime, que l’argent n’est pas infâme, qu’il n’est pas recommandé d’être indigent pour accéder à la béatitude et qu’il n’est pas impossible d’être sage quand on est doté d’une fortune dans le monde d’ici-bas. »
« Je vous rappelle à cet égard, qu’Abraham était riche, que Moïse était riche, que Jacob est revenu riche de la maison de Laban, que Jonas est réputé riche quand il part pour Ninive – sans parler de La Genèse et de L’Exode qui insistent lourdement sur le fait que c’est les bras pleins de richesses que les Hébreux tentent l’aventure de la traversée de la Mer Rouge et du voyage vers Canaan. »
« Mais il y a autre chose. Si nos maîtres n’ont pas condamné l’argent, s’il leur est même arrivé de le justifier, s’il revient finalement aux juifs, au moins autant qu’aux protestants, d’avoir, comme l’a bien montré Jacques Attali, inventé le capitalisme moderne et si cela, surtout, ne les a pas mis, comme dans la parabole fameuse de l’Evangile de Marc, dans l’obligation de se faire chameaux pour passer à travers le chas de l’aiguille de l’accès au royaume des cieux, c’est parce qu’ils ont compris une chose qu’ils ont été les seuls à comprendre et qui est très très importante : l’argent a une vertu éthique. »
Hé oui, une vertu éthique ! »
« Au rebours du préjugé, l’argent ne corrompt pas ou, en tout cas, pas forcément, mais peut élever l’humanité ! »
« A l’inverse de ce que nous répètent, tous les matins, les altermondialistes et autres antilibéraux, l’argent n’est pas nécessairement barbare mais peut avoir une fonction civilisatrice ! »
« C’est ce qu’a entrevu Marx dans les textes que vous connaissez tous mais où il jette le même opprobre sur le capitalisme qu’il hait et sur le judaïsme qu’il hait, du coup, aussi. »
« C’est ce qu’a vu Levinas dans un texte moins connu, issu d’une drôle de commande que lui avait adressée, à l’occasion de son 25e anniversaire, le Groupement belge des banques d’épargne, et où il parle de la “socialité de l’argent”. »
« Et je vais vous donner trois preuves ou, plutôt, trois signes de cela. D’abord, on le lui reproche assez, l’argent tend à nous affranchir de la fixation archaïque au lieu.“Détruire les bosquets sacrés”, exige le prophète Isaïe ? Conjurer la malédiction de la racine et de l’enracinement ? Se soustraire à cette assignation au propre qui est le lot des sociétés barbares et qui fut à la source, notamment, du premier meurtre connu de l’histoire de l’humanité, celui d’Abel par Caïn – les deux frères se disputant la même propriété foncière ? L’une des solutions c’est la substitution, justement, de la richesse liquide à cette richesse foncière. C’est la liquidation, nolens volens, nolens puis volens, de la fortune liée à un sol et transformée en une fortune abstraite. C’est la jouissance de cette fortune “portative” dont parle Heine dans sa controverse avec Ludwig Börne en employant, comme par hasard, le même mot que quand il parle de cette “patrie portative” qu’est, pour un juif, la Bible. L’argent, c’est la mobilité. L’argent c’est la circulation. L’argent c’est même, insiste Heine, la démocratie. L’argent c’est, en tout cas, l’un des principes générateurs de la liberté. »
Polémia
28/10/2015
Titre original de l’allocution de Bernard-Henri Lévy : Patrick Drahi, les Juifs et l’argent
Source : Crif.org
Correspondance Polémia – 28/10/2015
Image : Bernard-Henri Lévy