« Nous sommes tous des Roms. »
Avec moins de retentissement que l’affaire Leonarda à l’automne 2013, celle de « Darius », ce jeune Rom tabassé par d’autres jeunes à Pierrefitte (Seine-Saint-Denis) en juin dernier, vient une fois de plus illustrer l’utilisation abusive et systématique de tous les ressorts du politiquement correct et de la bien-pensance qui imprègnent notre quotidien, par le truchement de la « French connection » entre les classes politique et médiatique.
Le feuilleton commence le 13 juin par un épisode, propice, il est vrai, à faire pleurer les chaumières : Gheorghe Franzu, alias « Darius », un Rom de 16 ans, est trouvé gisant dans un caddie de supermarché, dans le coma, « le visage atrocement tuméfié » (TF1). Ces circonstances vont permettre aux médias d’ouvrir le dossier dans le registre de l’horreur xénophobe.
Peu importe que la victime ait été agressée à la suite d’une tentative de vol rebaptisée « un supposé cambriolage » (France 24), qu’elle soit connue de tout le quartier pour des larcins répétés du même ordre et que ses agresseurs ne soient probablement pas plus qu’elle des « Français de souche ». La cause est entendue et le chœur des vierges effarouchées entonne le cantique bien connu de la stigmatisation anti-rom et, cela va de soi en ce lendemain de victoire du FN aux élections européennes, de la lutte contre la progression rampante des idées « nauséabondes ».
Comme dans l’affaire Leonarda, toutes proportions gardées, l’offensive va marquer le pas assez rapidement pour deux raisons :
- d’une part, même si les voies de fait subies par Darius ne sont ni contestables, ni excusables, il va se révéler assez rapidement que la présentation initiale de la gravité des dommages subis a été, selon la technique coutumière, considérablement amplifiée. On apprendra le 20 juillet que Darius est sorti du coma et que son pronostic vital n’est plus engagé. Le 18 août, il sort de l’hôpital. Son avocat n’a toutefois pas manqué de souligner qu’il devra subir des séances de rééducation trois fois par semaine, aux frais du contribuable naturellement ;
- d’autre part et surtout, une fois mieux cerné, le portrait pour le moins peu flatteur de Darius incite les médias à quelque retenue. Ce portrait n’est d’ailleurs pas tiré uniquement par ceux qui auraient souffert ou pu souffrir de ses méfaits, mais aussi par les membres de sa communauté : on lira ainsi dans Libération du 15 août 2014 qu’il aurait été « dénoncé par des habitants de son propre campement », peu enclins à couvrir les agissements de cette brebis galeuse. Au final, le fait que les agresseurs n’aient pas été identifiés et le contexte « ethnosociologique » singulier de l’événement ne permettent guère de poursuivre son exploitation médiatique sur le thème du racisme anti-rom.
Mais comme les médias ne s’avouent jamais vaincus, ils vont chercher à entretenir la braise par une subtile transposition du référentiel idéologique. On ne va plus parler de xénophobie, mais commencer à distiller l’idée que, malgré le flou du dossier, l’État – et, par là, il faut comprendre les Français – est responsable – et par là il faut entendre coupable – de ce qui est arrivé à ce malheureux jeune homme, et que nous sommes collectivement en dette à son égard.
La presse ne semble pas se demander pourquoi, à ce stade, un retour dans sa famille n’est pas évoqué, alors que l’on nous dépeint avec constance les Roms comme une communauté où la famille joue un rôle fondamental.
Ce nouvel angle d’attaque se fera dans un premier temps assez discret. Il consistera à s’interroger sur ce que va devenir Darius, qui a atteint entretemps la majorité (*), lorsqu’il ne sera plus pris en charge par les services hospitaliers et qu’il ne sera plus éligible aux services d’hébergement et d’aide aux mineurs. On laisse alors entrevoir la douloureuse image d’un Darius SDF livré à l’enfer de la rue… La presse ne semble pas se demander pourquoi, à ce stade, un retour dans sa famille n’est pas évoqué, alors que l’on nous dépeint avec constance les Roms comme une communauté où la famille joue un rôle fondamental.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là, et le dernier épisode en date est sans doute l’un des plus révélateurs.
Depuis le 24 août, Le Monde tient ses lecteurs en haleine par le récit des tribulations de Darius et de sa famille, dont on avait peu parlé jusqu’ici et qui fait maintenant une apparition remarquée sur le devant de la scène. On apprend notamment qu’il s’agit d’une famille « isolée et abritée de façon extrêmement précaire » – tiens donc ! – et surtout qu’elle a des exigences, puisqu’elle entend bien être relogée avec son Darius chéri, et qu’elle ne veut pas de chambres, mais un terrain pour s’installer. Dans un premier temps, elle a d’ailleurs refusé toutes les propositions de logement de la préfecture de Seine-Saint-Denis. Au passage, le lecteur médusé aura également appris qu’elle comprend 34 membres, car les Roms ont une « conception élargie de la famille ».
On se tromperait lourdement en imaginant que ce genre d’ultimatum aurait peu de chances d’aboutir, compte tenu de tous les éléments de contexte évoqués ci-dessus.
En effet, Le Monde du 26 août nous informe que finalement Darius a accepté la proposition de la préfecture de Bobigny, «limitée» à deux chambres dans un hôtel parisien pour l’intéressé et 5 membres de la famille. Il a été précisé qu’un «intermédiaire de Roumanie» est intervenu pour faciliter l’aboutissement de la négociation, et qu’il s’agit d’un logement assuré «pour la longue durée».
Gageons que nous n’entendrons pas reparler de sitôt de cette affaire : l’enquête de police semble être durablement enlisée, mais le «Système» n’a probablement aucun intérêt à ce que la réalité des faits soit mise au grand jour, car cela donnerait au public des sujets de méditation qui n’iraient pas dans le sens de l’idéologie politico-médiatique dominante.
Il n’est pas innocent de relever que le préfet à l’Egalité des chances de Seine-Saint-Denis – hé oui, cela existe, et pas que dans le 93 ! – lorsqu’il a annoncé l’issue de la négociation, a cru bon de mettre l’accent sur le fait que tout allait être mis en œuvre pour assurer l’insertion de Darius et des siens, et surtout qu’il ne s’agissait pas de dispositions spécifiques en faveur de ceux-ci, car 6000 personnes en difficulté en bénéficiaient chaque jour dans ce seul département.
Ce sont, à notre sens, ces propos qui doivent servir de grille de lecture, de filigrane idéologique, au-delà des péripéties du cas d’espèce. Dans l’affaire Darius, les pouvoirs publics se sont vus imposer une obligation de résultat et de l’afficher, parce que l’événement avait été exploité médiatiquement. Mais l’arbre Darius ne doit pas cacher la forêt de la réalité quotidienne. Cette réalité, ce sont les 6000 «personnes en difficulté» – concept flou, s’il en est – de Seine-Saint-Denis, multipliées par celles de X autres départements. On aimerait pouvoir espérer que la majorité d’entre elles n’ont pas un profil comparable à celui de Darius. Mais quoi qu’il en soit, ce n’est pas en poursuivant dans la voie de la culpabilisation des Français, en soutenant comme des principes intangibles que nous sommes la cause des difficultés de ces personnes, et donc que nous leur sommes redevables, que l’on sortira de l’ornière dans laquelle nous ont enfoncés tous les gouvernements qui se sont succédé depuis plusieurs décennies.
Bernard Mazin
26/08/2014
Note
Sur ce point, la situation n’est pas très claire, car à lire les articles de presse parus entre juin et août, Darius semble être passé de 16 à 18 ans. Il avait vraisemblablement 17 ans au moment de l’agression et est devenu majeur depuis lors.