Par Hubert Mounier de Vérot ♦ « L’animal est une personne », selon le biologiste Yves Christen. « L’animal n’a pas de droit mais nous avons des devoirs envers lui », selon le philosophe Alain de Benoist. À la lumière de l’éthologie – et de la sensibilité sinon de la sensiblerie contemporaine –, notre regard sur l’animal a changé. Pour autant faut-il céder aux délires de l’« antispécisme », cet « antiracisme » au cube ?
L’antispécisme est l’idéologie qui postule que, de même que les différences biologiques entre les populations humaines, les différences biologiques entre espèces seraient inexistantes ou bien ne seraient pas de nature à justifier une quelconque supériorité des Hommes sur les animaux. Si cette idéologie est aujourd’hui largement répandue en Europe, son absurdité avait été démontrée dès 1965.
Notre chroniqueur Hubert Mounier de Vérot nous l’apprend en évoquant la Lettre sur les chimpanzés du philosophe Clément Rosset. Un essai publié il y a plus de 50 ans et qui n’a rien perdu de son mordant contre le politiquement correct.
Polémia
Ce petit bout de livre de 196 pages par lequel son auteur, le philosophe Clément Rosset, s’est fait connaître dans les années 1965, avait déjà un peu remué l’intelligentsia politico-médiatique de l’époque qui très vite avait mis l’éteignoir pour éteindre cette lumière ; même cause, mêmes effets…
Pourquoi cette extinction ? Parce qu’avec un immense brio, une jolie plume, l’auteur mettait en évidence la nullité de la pensée et puis la mettait en pièces grâce à la puissance de l’humour et du discours au deuxième degré.
L’auteur, toujours persévérant, a décidé de republier sa lettre en 2002 pour la raison « que les bêtifiants qui faisaient autorité dans l’intelligentsia française de l’époque n’ont pas cessé d’être d’actualité ». Si Clément Rosset, avant de disparaître en 2018, avait réédité son petit livre, il aurait très facilement pu rédiger la même préface.
Dès l’ouverture du livre, l’auteur nous avertit :
« Le plaidoyer qu’on va lire n’est qu’une modeste contribution à la grande entreprise des temps modernes qui est de réaliser l’irrésistible ascension de l’humanité vers la perfection. » « L’unique pensée qu’on tient ici pour assurée est la croyance au progrès de l’avenir », mais « la plus grande crise de notre époque, sur laquelle la présente lettre se propose de jeter une faible lueur, semble en effet avoir échappé aux scrupules inquiets de ceux-là mêmes qui, dans d’autres occasions, nous ont donné des preuves surabondantes de leur générosité et de leur bonne foi ».
L’auteur, en quelques chapitres, développe l’idée et la réalité du problème chimpanzé.
1. Tout d’abord, il y a un vrai problème, et c’est en vain qu’on cherche à l’éluder.
En effet, on a presque partout renoncé à réprimer et à étouffer les populations minoritaires : fous, prisonniers, homosexuels ; mais les chimpanzés sont maintenus dans leur cage et privés de tous les droits élémentaires : droit à la défense, à la parole…
Or la vérité est que l’homme et le chimpanzé sont de la même famille, celle des primates, et que l’on est hominien ou on est simien de la même façon qu’on est Basque ou Breton…
Ce retour à nos origines communes fait éclater définitivement le cadre trop étroit de l’humanisme… et donc met fin à tous les privilèges que se sont octroyés les hominiens aux dépens des simiens.
Nous ne pouvons plus longtemps laisser les chimpanzés dans leur état de misère. On ne peut rien contre la liberté des chimpanzés ; plus on étouffe, plus l’explosion sera terrible.
2. Est-ce que le chimpanzé est un être pensant ?
Toutes les études menées sur le sujet démontrent que le chimpanzé est un être pensant ; s’il ne pense pas, c’est qu’on l’empêche de penser, et s’il ne parle pas le français, c’est que cette langue n’est pas adaptée à la morphologie de son palais.
D’ailleurs les hominiens parlent-ils la langue du chimpanzé ?
Enfin n’avons-nous pas négligé l’éducation du chimpanzé ?
Toutes les différences observables s’expliquent par les différences de milieu.
En effet, né à Salzbourg, n’importe quel chimpanzé un peu musicien aurait pu composer Don Juan aussi bien que Mozart, lequel sur les bords du lac Tchad aurait péri d’insolation avant d’écrire une seule note de son œuvre.
En fait, le chimpanzé est virtuellement capable de tout ce à quoi atteint l’hominien. Il ne lui manque au fond que les moyens. À nous de les lui donner, ou bien de l’en priver arbitrairement.
3. Le chimpanzé est sensible et c’est la société des hominiens qui l’aigrit.
Déjà proche des hominiens par son intelligence, le chimpanzé a une ressemblance encore plus impressionnante par une sensibilité qu’il exprime par toutes ses émotions de joie, de tristesse, douleur… et même si l’âme du chimpanzé diffère un peu de celle de l’hominien, c’est qu’elle est restée plus naïve, plus proche de cette bonté originelle dont le progrès nous a éloignés.
Notre refus d’intégrer les chimpanzés dans la société hominienne l’enferme dans un état de ségrégation dans lequel nous les maintenons par égoïsme et par calcul.
À force de regarder le chimpanzé comme chimpanzé, celui-ci est devenu véritablement chimpanzé, s’est posé comme « le chimpanzé », s’est constitué lui-même comme la « chose chimpanzé » et s’est trouvé « chimpanzéifié ».
L’analyse sartrienne nous apporte toutes explications sur ce phénomène.
Dans cette situation d’enfermement, le chimpanzé bon et ouvert par nature ne peut que s’aigrir.
4. Il est partout persécuté et traqué.
Qu’il soit enfermé dans une cage ou acculé à subsister dans une forêt équatoriale en voie de disparition, le chimpanzé est persécuté et traqué.
Dans ces conditions, comment peut-il se défendre de la violence qui lui est faite, il répondra par la violence, la crise est imminente, et, pendant ce temps-là, à quoi songeons-nous ? À la conquête de la lune et autres fariboles !
On ignore le problème chimpanzé, le réveil sera douloureux.
Les fondements de l’humanité totale.
La situation peut être redressée, tout est possible.
Il y a des esprits avancés, mais ils n’ont pas encore eu la hardiesse d’aborder notre grand problème.
Le but est de réaliser la réunification de tous les primates, lever tous les obstacles et établir avec tous une fraternelle collaboration.
Cette humanité à laquelle nous accordons finalement trop d’importance n’est-elle pas à son tour une singularité sans signification ni importance, par rapport à la grande famille des primates ?
Pourquoi y rester nostalgiquement enfermés ?
L’union fraternelle avec les chimpanzés ne sera, somme toute, qu’une étape dans l’achèvement de super-société dans laquelle nous finirons bien, s’il faut en croire Teilhard, par tous y converger un jour.
Ayant terminé de lire cette lettre délirante, le lecteur se gratte la tête et se demande ce qu’il faudrait en penser. Les crédules qui n’ont pas flairé la supercherie peuvent penser que l’auteur prend sérieusement le parti, au sens politique du mot, des singes chimpanzés.
Il n’en est évidemment rien.
L’auteur pratique avec brio le « castigat ridendo mores ». Toutes ses propositions complètement farfelues ne sont faites que pour grossir et ridiculiser le phénomène du politiquement correct.
Laissons donc l’auteur s’expliquer sur la réédition de son ouvrage en 2002 :
« Il ne s’agissait pour moi que de me distraire aux dépens d’un certain nombre de catéchismes bêtifiants qui faisaient autorité dans l’intelligentsia française de l’époque. Il me semble – et c’est pourquoi je me décide à republier cet écrit – que ces catéchismes n’ont pas cessé d’être d’actualité, encore que sous des formulations un peu modifiées : peut-être plus écologiques que politiques, moins gauchisants que moraux. Quoi qu’il en soit, cette catéchisation laïque est aujourd’hui plus virulente que jamais et n’hésite pas à soutenir les absurdités les plus manifestes, comme l’illustre une affirmation de la princesse Stéphanie de Monaco qui aurait déclaré, au cours d’une “interview” radiodiffusée, que “les animaux sont des êtres humains comme les autres”.
Ma Lettre sur les chimpanzés ne disait pas mieux – elle ne prétendait même pas tant. C.R. »
Imaginons une nouvelle édition de ce petit brûlot en 2020 (et il le mérite), il serait brûlant d’actualité si ce n’est que le phénomène du politiquement correct n’a fait que croître et embellir, et bien au-delà de ce que pouvait imaginer Clément Rosset.
Hubert Mounier de Vérot
30/03/2020
Rosset (Clément), Lettre sur les chimpanzés – Plaidoyer pour une humanité totale, Gallimard, 1965. Réédition 2002.
Source : Correspondance Polémia
Crédit photo : Domaine public