Par Johan Hardoy ♦ Dans un ouvrage de qualité publié dans l’excellente collection Qui suis-je (Éditions Pardès, 128 pages, 12 euros), l’essayiste Guillaume Travers, qui est également formateur à l’Institut Iliade et collaborateur de la revue Éléments, propose aux lecteurs de (re-)découvrir la vie et l’œuvre d’une figure de la Révolution conservatrice allemande, Ernst Kantorowicz. « EKa », comme il souhaitait que ses proches l’appellent, fut l’un des plus grands médiévistes du siècle dernier. Son apport à la compréhension de la nature de l’État moderne demeure essentiel.
Une weltanschauung prussienne
Ernst Kantorowicz naît en 1895 à Posen (Prusse), une ville à majorité polonaise qui sera plus tard appelée Poznań. Sa famille d’ascendance juive se retrouve pleinement dans les valeurs prussiennes. La position sociale enviable obtenue par son grand-père, fondateur d’une distillerie de liqueurs, le dispense de devoir gagner sa vie tout en lui permettant de se consacrer à ses spéculations intellectuelles et esthétiques.
Dès le début de la Première Guerre mondiale, il se porte volontaire comme simple soldat et se retrouve en France, sur le front, en septembre 1914. Il écrit alors : « Je suis attaché à cette guerre de tout mon être (…), mon être est lié à l’Allemagne comme le souffle vital est lié au corps dont il émane. » Promu sous-officier et décoré de la croix de fer de seconde classe, il est blessé à Verdun en 1916 puis muté l’année suivante dans un état-major en Turquie.
Après la défaite allemande, ses sentiments sont comparables à ceux qu’a magnifiquement relatés Ernst von Salomon dans son célèbre livre Les Réprouvés, hostiles à la fois à la bourgeoisie matérialiste et aux marxistes révolutionnaires. Il s’engage donc dans les Freikorps (les corps francs) pour combattre les Polonais dans sa ville natale puis les spartakistes à Berlin et Munich.
Parallèlement, il suit des cours d’économie et d’histoire à l’université, ce qui lui permet de rencontrer des maîtres prestigieux tels que le grand sociologue Werner Sombart [cf. notre recension sur Polémia d’un précédent Qui suis-je consacré à l’intéressé par Guillaume Travers] et le poète Friedrich Gundolf.
Dans l’attente de « l’empereur caché »
C’est dans cette atmosphère de crise qu’il intègre le cercle du poète Stefan George. Celui-ci réunit autour de lui des disciples triés sur le volet pour maintenir vivante l’âme du peuple allemand tout en se ressourçant aux sources esthétiques de « L’Allemagne secrète ». Selon le « Meister », qui affirme qu’« un peuple est mort quand ses dieux sont morts », l’Allemagne restera vivante tant qu’existeront des esprits fidèles à sa destinée et à son service. Cette vision de monde l’oppose à une conception étroitement biologique alors largement répandue.
Imprégné d’une conception nietzschéenne de l’histoire comme devant être non pas froidement rationnelle mais « au service de la vie », le cénacle célèbre les grands ancêtres du temps jadis et jette l’opprobre sur leur époque considérée comme un « âge de fer ». Pleinement en phase avec cette perspective romantique dans laquelle le monde médiéval est considéré comme une alternative à l’individualisme et au rationalisme, « EKa » consacre un livre érudit à l’empereur Frédéric II Hohenstaufen. Le succès populaire accueille la sortie de cet ouvrage, car l’Allemagne est alors en quête d’un homme fort et charismatique qui saura relever le pays.
Guillaume Travers souligne que, sous la plume de Kantorowicz, Frédéric II « apparaît moins comme un héros germanique que comme un rénovateur de l’Antiquité romaine », ce qui inscrit l’auteur du côté des romanistes, à l’instar de Stefan George, plutôt que de celui des germanistes.
Un exil en Amérique
Une fois arrivés au pouvoir, les nazis, qui n’ont pas manqué de s’approprier certains thèmes de Stefan George et de déclamer ses vers lors de rassemblements, proposent au « Meister » la présidence de l’Académie allemande de poésie. Celui-ci décline l’invitation avant de se retirer en Suisse où il meurt en décembre 1933. Les membres du cercle suivent des destinées diverses, plusieurs disciples d’origine juive étant contraints à l’exil tandis que d’autres se rapprochent du régime.
De son côté, « EKa », dont le livre sur Frédéric II a été apprécié, dit-on, par Hitler, Himmler et Göring en personne, doit quitter, du fait de son ascendance juive, le poste universitaire de médiéviste que lui a valu son succès littéraire.
En 1934, il séjourne à Oxford durant six mois, ce qui l’amène à rompre avec son anglophobie initiale. En février 1939, il émigre aux États-Unis, où il connaît une situation financière précaire avant de rejoindre l’université de Californie à Berkeley pour y donner des cours d’histoire médiévale. Il y reste jusqu’en 1950, date à laquelle il est exclu en raison d’une opposition au maccarthysme motivée par sa conception de la « souveraineté » universitaire. C’est finalement à Princeton, dans le New Jersey, qu’il enseigne jusqu’à sa mort en 1963.
Une réflexion majeure sur le mouvement du sacré vers le profane
En 1946, son nouveau livre, Laudes Regiae, se révèle plus technique et moins accessible au grand public. L’auteur entreprend de montrer comment, au fil des siècles, des acclamations liturgiques réservées au domaine divin ont peu à peu migré vers la sphère politique pour permettre l’acclamation des souverains. Comme le dit Guillaume Travers : « Parce qu’il devient plus distant, le souverain a aussi besoin de se mettre en scène, de se théâtraliser dans des cérémonies qui visent à lui conférer une aura autrefois revêtue par le sacré. »
Concernant son époque, Kantorowicz observe « le rôle des acclamations dans les dictatures de cette première moitié du XXe siècle, où leur instrumentalisation semble être indispensable aux machines de propagande politique, à un émotionnalisme pseudo-religieux, aux expressions publiques destinées à reconnaître le pouvoir ».
Ainsi, le droit sur lequel sont fondés nos ordres politiques n’est pas d’origine séculière car ses grands concepts sont issus de la sécularisation de concepts religieux. Les légistes médiévaux réinterprétaient le droit romain comme de véritables « prêtres » du droit.
Les Deux Corps du roi, qui paraît en 1957 (la traduction française date de 1989), constitue le chef-d’œuvre de l’auteur. Cet ouvrage très complexe, devenu un classique, traite de la différence entre le corps mortel des rois et le corps immortel de la royauté. Cet élément est central dans la genèse des États modernes car aucun d’entre eux ne pourrait perdurer sans le dédoublement des corps. En effet, comment entretenir des fonctionnaires, des armées, lever des impôts, écrire un droit même, si l’État ne possède pas un « corps » permanent et indépendant des souverains ?
Dans son livre, « Kantorowicz multiplie les exemples qui éclairent diverses facettes de l’État moderne. La patria (patrie) est une autre de ces entités qui viennent à être pensées comme impersonnelles et intemporelles, à l’image des choses religieuses. »
En raison de cette séparation entre le corps mortel du roi et le corps impersonnel de l’État, « l’insurrection est possible contre un roi privé, pour défendre une conception publique plus haute de la royauté. »
Un principe que retiendront deux membres de la confrérie de Stefan George, les frères von Stauffenberg, qui seront exécutés en 1944 du fait de leur implication dans la tentative d’attentat contre Hitler.
Johan Hardoy
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