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La Syrie et la Turquie dans la tourmente du « Printemps arabe »

La Syrie et la Turquie dans la tourmente du « Printemps arabe »

par | 30 octobre 2013 | Géopolitique

La Syrie et la Turquie dans la tourmente du « Printemps arabe »

« C’est un échec terrible pour les Turcs qui se trouvent désormais en conflit ouvert avec les Russes. »

La Syrie est devenue aujourd’hui la pierre angulaire des conflits du Moyen-Orient. Elle met à l’épreuve les capacités diplomatiques de l’Occident et, en la circonstance, de la France avec son Président va-t-en guerre et son ministre des affaires étrangères, commis voyageur envoyé à Moscou pour tenter d’obtenir un soutien à des frappes aériennes contre Damas. Bruce Denisse, diplomate français ayant été en poste en Turquie, donne un éclairage professionnel de la situation et surtout une explication au retrait de Barack Obama.
Polémia

Si l’on regarde la situation de la Syrie sans se soucier de polémique et avec un œil politique, celui du rapport de forces, l’observateur objectif se doit de constater que Vladimir Poutine mène le bal avec une telle maestria que les dirigeants politiques occidentaux ne sont désormais nullement en mesure de lui contester leur défaite.

Car de quoi s’agit-il, au juste ? Si nous mettons de côté les arguments insanes sur l’homme qui fait tirer sur son propre peuple, ou encore le  comportement dictatorial attribué au chef d’État syrien, on ne replace jamais ce conflit dans son contexte historique qui est celui de la reconquête par l’islam fondamentaliste de l’ancien empire ottoman dans sa dimension spirituelle, c’est-à-dire la confusion théocratique entre la religion et l’État, le second étant soumis à la première en toutes circonstances.

Compétition entre l’Arabie Saoudite, la Qatar et les Émirats du Golfe persique

Depuis plus de vingt ans, le monde arabo-musulman est l’objet d’une compétition acharnée entre l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Émirats du Golfe persique. Compétition, certes, mais objectif commun qui est d’éradiquer des États arabes non monarchiques le legs du ralliement de Kemal Atatürk à l’Occident via sa forme d’absence de spiritualité. En clair, si, depuis Atatürk, la gouvernance des pays issus de l’ancien Empire ottoman doit être athée, ses dirigeants laïcs et ses partenaires occidentaux, les monarchies pétrolières restées fidèles à la soumission au prophète ne l’entendent pas de cette oreille et financent largement les religieux rebelles à ce qui les scandalise le plus dans les régimes dits laïcs : ne pas se soumettre à Allah. Ils les aident sans limite de fonds, quelle que soit par ailleurs leur obédience mahométane.

Des formes prises par cet islam politique, que les chefs  soient chiites, sunnites, salafistes, frères musulmans ou autres, nous n’avons pas grand-chose à en savoir sinon que leur objectif commun est la fin de cette forme de laïcité dans les cinq États qui subissent ces tentatives de renversement du pouvoir en place dont les écrans de télévision sont saturés.

Les pays visés par le « Printemps arabe » s’étaient écartés de l’islam et de la charia au bénéfice du kémalisme laïc.

La vérité, que les médias dissimulent vraisemblablement par ignorance, c’est que tous les pays visés par ce que l’on a appelé le « Printemps arabe » étaient, sans exception, des États-nations qui s’étaient écartés de la nation arabe, de l’islam et de sa forme de gouvernance juridique, la charia, par un principe de séparation de la religion et de l’État. En clair, les chefs d’État et de gouvernement de ces pays ne voulaient avoir aucun compte à rendre à des religieux souvent incultes qu’ils méprisaient. Dans tous les cas, la référence implicite était le kémalisme. Pour faire simple, l’ennemi commun est la loi française de séparation de l’Église et de l’État, dite loi de 1905, qui a servi de modèle au chef d’État turc et franc-maçon, Moustapha Kemal, père de la Nation turque, dont l’aura a débordé sur ses voisins immédiats (Syrie, Irak) ainsi que les anciennes provinces qui furent directement gouvernées par des beys désignés par la Sublime Porte (Égypte, Tunisie), les autres pays arabes étant des monarchies de droit divin (Maroc, Arabie Saoudite, Jordanie, Libye avant Kadhafi, principautés du Golfe persique, etc.) dont les dirigeants descendent du prophète et sont donc protégés par leur sang d’origine divine. Ces monarchies épargnées par le pseudo-« Printemps arabe » sont en réalité les vecteurs d’une reconquête, d’une anti-croisade, dont les victimes collatérales sont les Arabes chrétiens, qu’ils soient coptes, chrétiens d’Irak ou de Syrie, chrétiens orthodoxes libanais ou autres.

Le kémalisme a été la référence du Néo-Destour en Tunisie, des partis baasistes en Syrie et en Irak, du nassérisme en Égypte ou du culte de Kadhafi en Libye. Cette forme de gouvernance était exclusive de toute influence des religieux et de leurs affidés, ce qui explique largement la totale incompétence de ceux-ci lors de leur arrivée aux affaires, les responsables de ces groupes ayant été soigneusement écartés de toute responsabilité dans l’appareil d’État ou dans les entreprises privées ou publiques pendant tout ce temps.

Ce qui a été déterminant dans l’offensive des monarchies pétrolières pour financer ces simulacres de révolutions, c’est la victoire en 2003 du parti AKP de Recep Tayyip Erdogan aux élections législatives de Turquie. Sa nomination au poste de premier ministre, qu’il occupe toujours aujourd’hui, l’a amené à conduire une nouvelle politique étrangère qu’il qualifie lui-même de néo-ottomane, mais qui a créé l’illusion que l’islam pouvait être neutre, voire favorable au climat des affaires et à l’industrie, alors que la Turquie avait surtout bénéficié du Traité d’union douanière de 1995 avec l’Union européenne et des investissements massifs des industriels allemands, français et italiens qui surfaient alors sur la vague des délocalisations.

Le puissant fleuve théocratique souterrain qui irrigue l’ensemble du monde musulman alimente le rêve historique des maîtres autrefois de Byzance, puis de Constantinople, aujourd’hui d’Istanboul, qui est de faire tourner la planète autour d’eux. Là encore, pour simplifier, c’est l’aboutissement de la volonté de revanche, de cet objectif du monde arabo-musulman, qui remonte à 1924, d’une victoire posthume des théories d’Ibn-Séoud (le monde ottoman doit être islamique) sur celles de Kemal Atatürk (le monde ottoman doit être laïc).

Une mosquée pour cinq cents habitants

Le désastre politico-militaire qui déchire le Moyen-Orient est le fruit de ces illusions. Après avoir, dans un premier temps, étendu son influence commerciale sur la plupart de ces pays, obtenant notamment en Libye des contrats particulièrement importants dans le domaine du BTP, l’ancien maire d’Istanboul a voulu soutenir les chefs de guerre de l’islam dans une région à l’instabilité habituelle qui aurait dû le rendre prudent. Le rapprochement avec l’Arabie Saoudite, mené par le président, a accompagné le programme de construction de mosquées (une pour cinq cents habitants) pour la plupart vides,  mais ce rapprochement avec les Saoudiens a créé des obligations dont l’une est l’accueil massif de réfugiés syriens, victimes de la guerre civile financée par la même Arabie Saoudite. Ces Syriens, tous « bons musulmans », déstabilisent désormais le Hatay, province autrefois sous protectorat français, de 1919 à 1940, et connue alors sous le nom de Sandjak d’Alexandrette. La France restitua cette province ottomane à la Turquie en 1940 à l’issue de négociations difficiles menées sur fond de déroute française par l’ambassadeur René Massigli, mais dont l’un des aspects positifs fut la neutralité de l’armée turque tout au long de la deuxième guerre mondiale.

Soixante-treize ans plus tard, le retour massif des Syriens réfugiés est une autre défaite pour les kémalistes. Il y a en effet tout à parier que ces Syriens ne repartiront plus, renforçant ainsi l’enclave arabe dans cette région où les Turcs sont majoritaires.

La Syrie, un enjeu pour la Russie

C’est à la lumière de cet éclairage historique qu’il faut examiner la situation en Syrie, dont personne ne semble comprendre la volonté d’acier des Russes et des Chinois de défendre Bachar el-Assad envers et contre tout, qui est pourtant, ici aussi, très simple à comprendre.

Les cinq pays membres du Conseil de sécurité de l’ONU ont des intérêts essentiels en Méditerranée, devenue un des axes majeurs du trafic de l’économie mondiale. Chacun y a sa base navale : les Français à Toulon, les Américains à Naples, avec la VIe flotte, les Anglais ont deux bases aériennes à Chypre avec des droits de mouillage à Larnaca. Il faut noter que les deux bases aériennes anglaises : Akrotiri (75,5 km2) et Dhekelia (81 km2), sont en relation directe avec la base aérienne OTAN d’Izmir.

Pour leur part, les Chinois ont racheté le port commercial d’Athènes : Le Pirée, ce qui leur permet d’inonder l’Europe de leurs marchandises. Mais les services spéciaux chinois y ont aussi basé leurs antennes chargées du renseignement.

C’est pourquoi la Russie ne pourra jamais accepter la perte de sa base navale en Méditerranée et sortir du jeu de la Mare Nostrum. Depuis  1971, c’est-à-dire depuis que l’Union soviétique et Hafez el-Assad ont signé un accord pour occuper une base navale dans le port de Tartous, au nord de Beyrouth, en territoire syrien, la présence russe est permanente. Dans ces conditions, les Russes ne peuvent renoncer à disposer d’unités navales pré-positionnées en Méditerranée en cas de conflit avec l’OTAN. Dans le système défensif mondial, la projection de puissance, autrefois dévolue aux croiseurs, puis aux porte-avions, est désormais relayée par le porte-hélicoptères.

C’est précisément cette option stratégique que la marine russe a privilégiée. Or, Vladimir Poutine, réélu pour quatre ans le 7 mai 2012, a eu pour première décision de transférer, le 31 août suivant, le quartier général de la marine de guerre à Saint-Pétersbourg alors que celle-ci était à Moscou sous la période soviétique. Saint-Pétersbourg est sa ville natale et celle dont il a été le maire. Ce fut aussi la volonté de Poutine de renforcer sa marine et d’accéder aux demandes de porte-hélicoptères de l’état-major. Or, c’est un bâtiment de 210 mètres de long, deux fois la taille d’un terrain de football, dont il s’agit. Officiellement prévu pour la flotte du Pacifique, tout porte à croire que les travaux de Tartous sont aussi faits pour l’accueillir.

Dès octobre 2009, la flotte maritime militaire de Russie a exprimé le besoin de navires de ce type. L’affaire a été conclue avec la France pour deux premiers exemplaires du type Mistral. Deux bâtiments sont construits aux Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire avec la participation des chantiers navals russes de la Baltique (OSK), qui sont précisément situés à Saint-Pétersbourg. Baptisé Vladivostok, le premier sera mis à l’eau le 15 octobre 2014 à Saint-Nazaire et remis aux autorités russes le 1er novembre suivant.

Depuis 2008, les Russes remettent consciencieusement à niveau les installations de Tartous destinées à l’usage de la marine russe pour accueillir le porte-hélicoptères. Cette base, communément appelée « point d’appui logistique naval russe en Méditerranée », est composée de deux quais flottants, d’un atelier, de plusieurs dépôts, de diverses casernes et d’autres installations de stockage d’armement. Près de 300 personnels russes, accompagnés de leurs familles, sont en charge de la maintenance et de la modernisation du site. Dans le monde, c’est la seule base navale russe extérieure à la Russie. Les investissements, si l’on ajoute le coût des deux navires, la mise à niveau de Tartous et la relance des chantiers navals militaires de la Baltique, se chiffrent au minimum à deux milliards de dollars.

Imaginer un instant que les Russes prendraient le risque de voir un autre pouvoir que celui de Bachar el-Assad s’installer à Damas, dont le premier souci serait d’expulser les Russes de Tartous, relève soit de l’incompétence, soit de la folie.

Et si une coalition occidentale, telle celle qu’a souhaitée François Hollande, « punissait » la Syrie…?

Si la coalition occidentale attaquait la Syrie, elle prendrait la décision d’installer ensuite délibérément un pouvoir hostile aux Russes, mais, de surcroît, elle prendrait le risque non négligeable de tuer des marins et des officiers mariniers de la flotte russe. Inimaginable ! Donc, mieux informé des enjeux, Barak Obama a reculé.

Cette pièce syrienne a aussi un autre rôle essentiel sur l’échiquier de Vladimir Poutine : elle légitime le maintien en l’état de la Convention de Montreux.

La Convention de Montreux, officiellement Convention concernant le régime des détroits, est un accord international multilatéral daté du 20 juillet 1936 et signé dans la ville de Montreux, sur le lac Léman. Elle est entrée en vigueur le 9 novembre 1936 et règle depuis cette date l’exercice de la libre circulation entre la mer Noire et la mer Egée par les détroits des Dardanelles et du Bosphore. Cette convention justifie le passage régulier des navires de guerre russes, basés à Odessa, qui se rendent à Tartous.

Bachar el-Assad n’est pas un vulgaire Ben Ali ou Kadhafi, et il peut dormir tranquille : son accord avec les Russes le met à l’abri de toute mauvaise surprise, car l’enjeu n’est pas syrien mais bel et bien russe.

La Turquie isolée

La vraie mauvaise surprise vient en fait de Turquie. Après avoir voulu servir de pont entre l’Orient et l’Occident, le gouvernement d’Ankara a clairement basculé dans l’islam. Ainsi, après la question arménienne, l’insoluble problème kurde et l’interminable occupation du nord de Chypre, le gouvernement turc s’est créé un souci supplémentaire avec la Syrie, après l’incroyable épisode des bateaux pour la Palestine.

En effet, le 31 mai 2010, l’expédition nautique le long des côtes israéliennes devait faire s’écrouler l’image positive de Tayyip Erdogan auprès d’Israël. Le but était humanitaire, les neufs morts étaient d’innocents militants qui n’avaient pas mesuré les risques pris en allant chatouiller Tsahal sur le bord de ses plages de sable, mais le résultat est avéré : du statut d’alliée fiable, la Turquie a basculé dans le camp des complices des terroristes. Les relations diplomatiques, qui furent provisoirement rompues, ont basculé dans la défiance.

Débordé par ses idéologues fondamentalistes qui ont désormais pris le pas sur les opportunistes et les affairistes au sein de l’AKP, le soutien aux opposants à Bachar el-Assad était devenu la session de rattrapage auprès de ses extrémistes de l’AKP. C’est un échec terrible pour les Turcs qui se trouvent désormais en conflit ouvert avec les Russes, en étant de plus prisonniers de l’aide qu’ils apportent aux opposants syriens, donc objectivement à Al-Qaïda.

Dans cette affaire, où l’intelligence politique eût été au minimum de calmer le jeu, la France s’est déshonorée. Le 17 septembre, alors que le ministre Laurent Fabius allait naïvement à Moscou demander à son homologue Sergueï Lavrov de soutenir les frappes occidentales, celui-ci s’est vraiment interrogé sur le degré d’information de son hôte. Un milliard pour Saint-Nazaire et l’industrie française de l’armement, qui bénéficie surtout à la DCNS : est-il possible que Fabius l’ignore ?

 

Bruce Denisse
25/10/2013

Bruce Denisse est le pseudonyme d’un diplomate français ayant exercé d’importantes fonctions en Turquie et dans l’est de l’Europe.

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