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La sortie ou le déni d’histoire de l’Occident ?

La sortie ou le déni d’histoire de l’Occident ?

par | 16 juin 2014 | Société

La sortie ou le déni d’histoire de l’Occident ?

« Le nouveau siècle nous rendra-t-il nouveaux nous aussi, ou serons-nous toujours des hommes vieux dans des temps nouveaux ? »

Les dernières commémorations du 8 mai et celle du 70e anniversaire du Débarquement en Normandie, célébrées en grande pompe, nous renvoient à une histoire en carton-pâte, une histoire sous forme de pastiche qui, derrière les tintamarres des parades militaires et les pâles colifichets réconcilateurs, cache la dimension tragique d’une histoire qui n’en finit pas d’étonner et de surprendre. Rappelons-nous la formule grinçante de Marx : « L’histoire se répète toujours deux fois, la première comme une tragédie, la seconde comme une farce ». En effet, il faut rappeler qu’après la chute du Mur de Berlin, l’idéologie néolibérale triomphante annonçait déjà la fin de l’histoire avec la victoire de la démocratie libérale qui s’imposait partout dans le monde en tant qu’horizon indépassable de nos sociétés. Sortir de l’histoire, c’était en quelque sorte chasser de l’arène de l’histoire les affreux nationalismes, les « populismes », et réaliser une espèce de république universelle, policée et pacifique.

Le vieux rêve Kantien d’une paix perpétuelle trouve son incarnation dans la mondialisation économique et l’irénisme politique dominant. Il suffirait donc, pour « sortir de l’histoire par le haut », tout comme l’évoque le sociologue Edgar Morin, d’accéder à une société-monde qui dépasse les États et leurs conflits, et instaurer non pas un gouvernement mais une gouvernance mondiale.

À l’opposé, la posture souverainiste d’un Jean-Pierre Chevènement dans son dernier livre 1914-2014 : L’Europe sortie de l’Histoire ?, fustige cette version linéaire et unidimensionnelle de l’histoire qui consiste à dissoudre les peuples et la volonté politique dans une sorte de parousie libérale et technocratique. Le remède serait alors de « rester dans l’histoire » en restaurant le modèle souverainiste de l’État-nation. En fait, la vérité est que l’histoire peut très bien s’accommoder d’une dynamique unificatrice et de retour aux souverainetés nationales sporadiques.

Sortie de l’histoire ou déni d’histoire ?

Pourtant la question fondamentale est de savoir si l’on peut vraiment sortir de l’histoire, entrer ou non dans l’histoire. Il s’agit, bien sûr, au-delà de la dimension métaphorique, d’une question éminemment philosophique et métaphysique. A cette question pourraient bien répondre les nombreuses théories explicatives et les paradigmes cycliques, linéaires, progressistes, dynamiques/statiques et anthropologiques culturels des nombreuses philosophies de l’histoire. La signification profonde de l’histoire pourtant semble toujours échapper au gré des bouleversements événementiels et les incertitudes sur l’avenir, qui à chaque fois interrogent le « sens de l’histoire ».

Néanmoins, l’histoire est toujours là, ici et maintenant, un être-là consubstantiel à la condition humaine. Et c’est la raison pour laquelle on n’entre pas dans l’histoire comme sur une piste de formule 1, tout comme on ne peut sortir de l’histoire par une bifurcation spatio-temporelle, à la croisée de deux chemins. Car l’histoire ne peut être envisagée au singulier, par un seul autoréférentiel philosophique, mental, socioculturel ou politique ; elle n’est pas un contenu ni un contenant, tout comme elle dépasse son propre signifié-signifiant, car elle précède et anticipe toujours le contingent, une sorte de potentialité et perpétuelle gestation, une virtualité à accomplir et à actualiser.

L’histoire, tout comme le remarque Merleau-Ponty, est une présence au monde qui nous est donnée avant et après, présence et absence qui nous animent et nous interrogent à la fois. Et c’est la raison pour laquelle la question de la sortie de l’histoire constitue toujours une question sur le sens de l’histoire. Pour les universalistes et progressistes, la sortie est une question d’accomplissement scientifique et technologique, voire économique, du modèle libéral de marché, alors que pour les souverainistes et les pessimistes, les tenants de la Tradition, elle coïncide actuellement avec l’âge sombre, une sorte de Kali Yuga planétaire postmoderne, qui dissout les peuples et les individualités dans l’informe et la quantité matérielle. Bien sûr, à un moment donné de l’histoire, certains groupes humains, certaines élites peuvent choisir le chemin d’un certain « déni de histoire », et ne pas vouloir se confronter à certains défis, à la dialectique conflictuelle des relations internationales, et risquer d’être ignorés, marginalisés, voire tout simplement conquis et dominés par d’autres communautés humaines organisées en États ou en Empire.

C’est ce déni qui est vérifiable chez les élites technocratiques de Bruxelles qui, face aux enjeux de la mondialisation, le rouleau compresseur et uniformisateur de la future Union Transatlantique UE-USA, ne veulent pas prendre la responsabilité de l’avenir de l’identité européenne et de ses intérêts géopolitiques. L’Europe en sortira assurément diminuée, absorbée et définitivement asservie à l’hégémonie atlantiste, mais l’histoire ne sera pas pour autant finie ; elle continuera tout simplement avec une nouvelle entité euroaméricaine qui cohabitera ou bien entrera en conflit avec les nouvelles puissances multipolaires, la Chine et la Russie. Ce déni d’histoire pourra de même se doubler et s’articuler avec ce que Morin appelle une « phase de régression », un retour en force sur une période donnée du rôle de l’État-nation qui coïncidera peut-être à un repli identitaire de certains peuples européens pris dans le jeu de l’uniformisation culturelle et économique de la globalisation du marché.

Histoire au singulier ou histoire au pluriel ?

Ainsi, parallèlement à l’histoire dominante, celle de l’histoire occidentale au « singulier » de la société globale du marché et du néolibéralisme planétaire, se développe à un niveau horizontal, capillaire sédimentaire une « histoire au pluriel », l’histoire des résistances locales, régionales, ethniques, religieuses et identitaires.

C’est ce que le sociologue Sorokin a bien remarqué (Social and Cultural Dynamics), en contestant le caractère cloisonné voire étanche des cycles de vie organiques Spengleriens (stades de l’enfance, de la maturité, de la sénilité et du déclin), pour mettre l’accent sur la variabilité, l’oscillation des phases culturelles des communautés humaines, le futur à long terme recélant selon lui d’immenses espoirs. Sorokin affirmait avec raison que la difficulté, pour ceux qui vivent au XXe siècle, c’est d’affronter le court terme. Ainsi, la maturité d’un peuple et de ses élites consistera à reconnaître les signes du temps et endosser la responsabilité de son propre destin, à un moment donné de l’histoire. Pour Sorokin, la civilisation européenne se trouve depuis les cinq ou six derniers siècles dans la seconde phase « sensate » qui, par contraste avec la culture idéationnelle (qui se caractérise par une vision de la réalité qui met l’accent en premier lieu sur les vérités spirituelles), fait de l’accomplissement des besoins physiques et matériels le but de l’existence. Ce type de culture ne « voit la réalité que par ce qui, en elle, se présente aux organes sensoriels ; et ne cherche aucune réalité “supra-sensorielle”, c’est-à-dire spirituelle, et ne croit en aucune réalité de cette nature ». Toujours selon, Sorokin la société moderne contemporaine serait dans une phase de transition, la « troisième phase » (qu’il nomme « idealistic » ou « mixed » – « idéalistique » ou « mélangée ») qui se situe … entre la culture « sensate » dans un état de déclin avancé et la culture idéationnelle à venir, à la charnière de la fin d’une époque et le commencement d’une autre époque. La culture sensate Sorokienne coïnciderait en quelque sorte avec la « société du doute » (Valérian Guiller), voire la « société du risque » d’Ulrich Beck, où les valeurs, les référents traditionnels, la croyance en la technologie émancipatrice, en la raison, aux grands systèmes de pensée entrent en décomposition, où le doute s’installe aussi bien à l’égard de la « marche du progrès » que vers les schémas passéistes de la tradition d’un retour en arrière.

Période axiale et globalisation « sensate »

Assurément l’époque contemporaine ne correspond en rien à ce que Karl Jaspers appelait la période axiale ou ère axiale, période se caractérisant par l’apparition de modes de pensée totalement nouveaux, aussi bien en Chine qu’en Inde et en Occident. Il est, bien sûr, incontestable que cette même période axiale a donné naissance aux fondements de la philosophie et d’autres sciences, et qu’il serait illusoire de croire au retour vers cet âge pivot, cet âge d’or de la pensée, mais une fois encore, la densité des événements intellectuels et l’importance des innovations culturelles et technologiques depuis les temps modernes dans les temps et lieux différents, incitent à une redéfinition « axiologique » de l’époque contemporaine qui, par le jeu des rapprochements et distinctions synoptiques, les nouvelles synthèses, invite à s’interroger sur l’émergence des nouvelles formes de pensée, de sentir et d’appréhender le réel, ce qui pourrait constituer une sorte de déclinaison postmoderne et transitionnelle de la période axiale.

Chaque époque culturelle de l’histoire a son aura qui, au fil du temps, tout comme l’aura de l’œuvre d’art, décroît et disparaît. C’est ce que Walter Benjamin avait bien soulignédans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, en démontrant que ledéveloppement des techniques de reproduction a changé la perception du spectateur, qui paradoxalement a l’impression que l’art lui est plus accessible (il peut avoir accès à des images en permanence). La révolution technologique et numérique a irrémédiablement bouleversé la perception, les manières de penser et de sentir dans l’espace sociétal et politique. L’aura d’une œuvre d’une période axiale, d’un cycle historique s’affirme hic et nunc (« ici et maintenant ») sur lequel l’avenir et le présent n’ont aucune prise si ce n’est par le souvenir et la mémoire. La posture conservatrice, traditionaliste consiste à cultiver le souvenir de l’aura d’un certain âge d’or, l’aura que Benjamin définissait comme « l’unique apparition d’un lointain si proche soit-il ».

Ce qui est certain, c’est, tout comme l’avait affirmé Constantin Leontiev et Danilevsky, que l’histoire est une « succession plurielle de types historico-culturels » qui, en tant qu’entités organiques, sont soumis, comme tout ce qui existe dans l’espace et dans le temps, à un processus de développement en plusieurs phases, partant d’une simplicité initiale indifférenciée pour aboutir à une complexité riche, multiforme et finalement unifiée-uniforme, puis, dans une troisième phase, pour retourner à un état primitif de mélanges et de simplifications.

Cette thèse reste toujours plausible et vérifiable à l’époque contemporaine de l’uniformité globale, de l’histoire au singulier du marché planétaire tout-puissant, qui nie les concrétudes et les réalités spatio-temporelles plurielles des peuples, des cultures et des diverses religions. Leontiev avait déclaré, avec une grande lucidité : « Le monde entier progresse vers la même chose, vers je ne sais quel type de société européenne moyenne et vers l’avènement de je ne sais quel homme moyen. Et on continuera à progresser jusqu’à ce que tous se soient fondus en une fédération européenne unique ». Toutes les forces contemporaines, affirmait-il, « ne sont que l’instrument aveugle de la volonté mystérieuse qui, pas à pas, cherche à démocratiser, à égaliser, à mêler les éléments sociaux de toute l’Europe romaine-germanique pour commencer, et puis, qui sait, de l’humanité tout entière ».

Le grand défi historique de l’humanité sera en conséquence celui d’assumer le choix d’une renaissance axiologique fondée sur l’affirmation de la pluralité, le différencié et la variabilité.

L’Occident et l’histoire mélancolique

L’histoire au singulier serait paradoxalement accoucheuse, car elle serait « mélancolique » au sens que lui donne Klibansky, c’est-à-dire sous la forme d’un deuil sur le passé axial, et en même temps constitutive d’un projet révolutionnaire. L’histoire mélancolique déboucherait sur ce que Jean Starobinski et Wolf Lepenies nomment une « mise à distance » nécessaire de la conscience face au « désenchantement » du monde moderne. Selon un schéma Kierkegaardien, l’histoire contemporaine serait la quintessence mélancolique de trois états : le fini pré-moderne et moderne qui se rapporte à notre savoir du passé, l’infini, c’est-à-dire le paradoxe de la capacité à croire en l’avenir, et enfin notre rapport contemporain à ces deux états. L’étape transitoire contemporaine correspondrait à cet état de tension de l’entre-deux.

Le deuil des croyances politiques, des mythes, des idéologies de la modernité, des grands récits fondateurs s’apparenterait alors à une mélancolie intellectuelle, face au déclin même de l’histoire comme clé d’interprétation du monde. C’est bien une « maladie de l’idéal », maladie incurable ou non, qui était l’origine du génie européen, qui est sous-jacente à la crise morale, politique et sociale de l’Occident postmoderne qui se trouve à la charnière d’ un nouveau monde, infra-monde ou sur-monde, nul ne le sait.

L’histoire en tant que modèle explicatif, l’histoire en tant que finalité première et dernière, en tant que sotériologie moderne qui aboutit soit à la recherche du salut progressiste techno-scientiste ou matérialiste de l’humanité (salut communiste ou néolibéral d’essence mécaniciste et constructiviste) se transforme en ce que Nicolas Berdiaev appelle une objectivation aliénante, c’est-à-dire une forme d’oppression dépersonnalisante. En effet, l’historicisme, en mettant l’accent sur le supposé sens de l’histoire, asservit la volonté et le règne de la liberté en tant que forces émancipatrices. La contemporanéité métahistorique permettra de sortir de la modernité et de réconcilier l’intelligence avec une force créatrice qui ne se réduit pas à la société du bien-être,   l’hégémonie de l’ego et la sécurité omniprésente. L’histoire de l’Occident pèche par surexpansion phénoménale du rêve de la modernité et s’est éteinte avec la prise de consicience des risques et des limites de la technologie et de la rationalité. Et c’est en ce sens que Berdiaev insiste sur la nécessité d’un nouveau Moyen Age, mais non pas un retour en arrière au Moyen Age […].

On se souvient que Julius Evola avait formulé, dans la lignée de la pensée pérennialiste, l’opposition entre les civilisations modernes, qui seraient dévoratrices de l’espace (désir de possession, fièvre de mouvement et de conquête de l’espace, échanges, communications, vitesses) et les civilisations traditionnelles qui furent selon lui dévoratrices du temps (stabilité, identité, résistance au temps et de l’histoire). Pourtant, la réalité contemporaine de la civilisation occidentale est plus nuancée. Cette civilisation est autant a-chronique que les sociétés traditionnelles statiques, mais par inversion, car elle tente de dévorer la temporalité naturelle, organique en la pulvérisant (Paul Virilio parle de « dromologie »), en la consumant dans le temps réel, un temps du flux qui magnifie l’instant présent et qui correspond aux impératifs de l’économie virtuelle des flux financiers. On constate de même qu’avec les phénomènes de la globalisation, de la dé-territorialisation, cette civilisation ne porte pas un tel intérêt à l’espace comme dans le passé, en tant que territoire délimité, puisque certains centres du pouvoir économique et financier à l’échelle mondiale ne sont plus localisables à un seul centre spatial ou territorial (phénomène de polyarchie).

On peut dire qu’il est difficile aujourd’hui d’avoir une « conscience historique », au sens « moderne » du terme, car notre époque scelle une nouvelle fracture, la chute de l’homme dans une temporalité « non pas historique » mais sociétale, diffuse, sans lieux, atonale, a-chronique, impersonnelle, sans ancrage. La vocation Faustienne de la civilisation moderne occidentale a toujours cherché la maîtrise du temps: devenirisme, historicisme, évolutionnisme, méliorisme, aujourd’hui présentisme, que l’on retrouve encore aujourd’hui en tant qu’avatars de l’idéologie progressiste et révolutionnaire. Mais pour la première fois nous avons une société occidentale qui s’autofonde partout et nulle part, et s’autorévèle et s’auto-reproduit à l’infini, société à la fois dévoreuse de temps et d’espace. Il s’agit bien d’un monde a-polaire, diffus, dé-centré, sans pivot majeur où toute puissance est relative, toute histoire est relative.

Epochè et hétérogenèse des fins

La grande difficulté des contemporains reste celle de saisir la teneur et la tonalité d’une époque, ainsi que la place qu’ils occupent dans un temps radicalement « historicisé ». Et pourtant, depuis l’effondrement du Bloc soviétique jusqu’à nos jours, nous assistons peut-être sans nous en rendre compte à une véritable « Epochè » en tant qu’arrêt, interruption (au même titre que la période des grands bouleversements de la modernité et des deux guerres mondiales), non dans un sens statique mais en tant que compression du temps, où s’entrechoquent les événements, les éléments et les significations le plus souvent contraires. Les grilles sémantiques et scientifiques d’interprétation semblent impuissantes et désuètes pour expliquer le sens caché des événements et prévoir le sens de l’avenir. A l’impuissance narrative des modèles d’explication succède la stupéfaction devant les risques et les résultats inattendus presque collatéraux de l’histoire inexorablement vouée à l’hétérogenèse des fins si bien avancée par Augusto del Noce. Massimo Cacciarri, en fustigeant ce vouloir chimérique de maîtriser le sens de l’histoire, affirmait avec raison que « l’époque commence avec Prométhée, le “prévoyant”, et s’achève avec Epiméthée, “celui qui réfléchit après coup”. »

L’histoire au « singulier » progressiste souffre d’une tare congénitale depuis les Lumières : celle de croire en la faculté unificatrice du processus historique, alors que l’histoire, tout comme la vie et tout organisme vivant, hétérogénise, hors de tout trait unificateur et selon un principe d’irréversibilité. L’histoire apparaît comme lieu d’une double contingence, dont le temps est la dimension. Le temps, c’est le temps de l’inadéquation, de l’écart entre forces et conjonctures. C’est la raison pour laquelle elle libère des forces, des dynamiques, des formes, machine abstraite qui traverse toutes ces composantes, processus qui conduit en des directions fort diverses de celles des fins originairement poursuivies.

L’ Occident : une histoire de régicide ?

La crise de la temporalité contemporaine n’est pas une crise historique mais bien ontologique qui remet en question la conscience de demeurer dans le temps. Le juriste italien Giovanni Cimbali, en 1899 dans L’agonia del Secolo (Rome, Casa Editrice Italiana), se posait cette question : le nouveau siècle nous rendra-t-il nouveaux nous aussi, ou serons-nous toujours des hommes vieux dans des temps nouveaux ? Cette interrogation ouvre sur la dimension angoissée de l’homme moderne qui se demande sans cesse, non pas où il se dirige mais ce qui se passe autour de lui, sans ou avec lui, qui cherche même à connaître ce qui pourrait se passer de lui. Face à cette mutation anthropologique culturelle et mentale de la civilisation occidentale, c’est bien l’identité temporelle qui devient source d’angoisse. Ernst Bloch insistera sur cette non-concomitance des temporalités des uns et des autres au sein d’un même espace partagé.

La question axiologique refait surface à mesure que la civilisation s’engage dans une fuite en avant pour la maîtrise de l’histoire : ce n’est plus la question du sens de l’histoire, mais à quelle vérité temporelle appartenons-nous et quelle est celle qui nous traverse ? Il faudrait peut-être renouer avec une certaine humilité sur les traces de Hermann Hesse, de Romain Rolland ou de Bertrand Russell pour simplement constater qu’il conviendrait à l’homme, tout comme à l’Europe, d’être à la hauteur de ce qui lui arrive, au lieu de se laisser entraîner dans l’ambition effrénée de maîtriser l’histoire, ou simplement d’être à la hauteur de ce qui lui arrive.

On pourrait, d’autre part, conclure de manière pessimiste, à l’instar de James Joyce (Ulysse) ou de Thomas S. Eliot (La Terre vaine), que la condition de l’homme moderne s’avère dorénavant « limitée à son aventure existentielle quotidienne. Elle était le fruit d’un hasard insensé, brisée en fragments d’événements issus de l’Antiquité et de l’époque contemporaine, mélangés fortuitement ». Si l’Occident a encore une histoire, alors elle serait un purgatoire douloureux, d’attente, d’oubli, qui ne serait jamais le paradis mais qui pourrait vite redevenir l’enfer.

En fait, l’histoire de l’Occident depuis les Lumières est une histoire régicide : après avoir détrôné la légitimité traditionnelle et l’autorité dynastique, elle a proclamé au nom de la rationalité individualiste le règne du sujet-Roi fondateur en rejetant l’autorité de l’ordre social présumé persécuteur. Mais il fallait aller encore plus loin, et liquider le mythe de l’individualité moderne qui était rattaché à la narration des récits fondateurs de la modernité. Aujourd’hui, la civilisation occidentale repose sur l’autofondation du sujet narcissique qui sous-entend l’abolition du discours de la limite et une certaine culture du refus de l’ennemi. En renoncant à une légitimation de l’extérieur (transcendance ou autorité politique), en destituant la figure séparatrice de l’autorité qui lui permet de se limiter, cette civilisation restera incapable de repenser « un noyau ontologique » de l’existence individuelle et collective et de restituer ou créer un Nomos qui lui est propre, qui permettrait le dévoilement de son identité singulière dans l’histoire.

Jure Georges Vujic
10/06/2014

Bibliographie

  • Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, Plon, 1951/1988.
  • Claude Chrétien, Sous le Soleil de Saturne ; escapade métaphysique dans les arcanes du temps, Editions du Net, 2014.
  • Raymond Aron. Dimensions de la conscience historique, Plon, Paris, 1964.
  • Pitirim Sorokin, Social and Cultural Dynamics, American Book Company, Cincinnati 1937-41. 4 vol.The Crisis of Our Age, New York : Dutton, 1941.
  • Raymond Klybansky, Erwin Panofsky, Fritz Saxl, Saturne et Mélancolie, Gallimard, 1989.
  • Edgar Morin, L’Esprit du temps, Grasset Fasquelle, 1962. Penser l’Europe, Gallimard, Folio Actuel, 1990.
  • Raymond Klibansky, Le philosophe et la mémoire du siècle, Les Belles Lettres, 1998.
  • Ulrich Beck, La Société du risque, Coll. Alto, éd. Aubier, 2001.
  • Nicolas Berdiaev, Le Nouveau Moyen Age. Réflexions sur les destinés de la Russie et de l’Europe (Novoe Srednevekov’e, 1924), éd. L’Age d’Homme, 1986.
Jure George Vujic

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