« Illustration parfaite du terrorisme intellectuel à l’œuvre dans le débat sur le réchauffement climatique et l’effet de serre ».
La semaine dernière, dans son commentaire du livre de Gérald Bronner, Le Paradis des hommes, Bernard Mazin mettait en évidence les mécanismes d’intimidation utilisés par les « prophètes de l’Apocalypse » au nom du principe de précaution, en application de l’impératif in dubio pro malo : en cas de doute, envisage le pire. Le 5e rapport du GIEC offre un bel exemple de travaux pratiques de cette « heuristique de la peur » dont Hans Jonas fut le grand orchestrateur.
Polémia
La publication en fin de semaine dernière du 5e rapport de synthèse du GIEC sur le réchauffement climatique est venue nous apporter sur un plateau une illustration parfaite du terrorisme intellectuel à l’œuvre dans le débat sur le réchauffement climatique et l’effet de serre. Les titres des quotidiens à propos de cet événement sont à eux seuls éloquents :
- Le Figaro : « Il y a urgence à agir pour le climat » ;
- Le Parisien : « Réchauffement climatique : il y a urgence, avertissent les experts du GIEC » ;
- Le Monde : « Réchauffement : le GIEC met en garde contre des effets sévères et irréversibles » ;
- Libération : « Climat : le GIEC somme les décideurs d’agir ». Libération offre à ses lecteurs, en prime, le « résumé pour décideurs » du rapport, et un lien pour prendre connaissance du document dans son intégralité. Le quotidien propose également un accès au « Rapport Jouzel sur l’évolution du climat en France » : certains se souviendront que Jean Jouzel, climatologue membre du GIEC, a été – conjointement avec Nicolas Hulot – lauréat en 2010 du Prix Lyssenko, décerné par le Club de l’Horloge à des personnalités « qui ont apporté une contribution exemplaire à la désinformation en matière scientifique ou historique, avec des méthodes ou des arguments idéologiques »…
Il est inutile de préciser que le rapport, comme les quatre premiers, met en scène de véritables scénarios de la terreur : augmentation sans précédent du niveau d’émission de gaz à effet de serre, risques pour l’agriculture, pénurie d’eau potable, etc.
Dans son ouvrage CO2, un mythe planétaire, Christian Gerondeau a brillamment mis en évidence les techniques de désinformation et d’intimidation mises en œuvre dans tout ce qui touche le GIEC. On les retrouve bien évidemment dans ce 5e rapport :
- Le rapport de synthèse résulte de l’exploitation d’une multitude de documents eux-mêmes concaténés en trois rapports thématiques intermédiaires, émanant d’experts autoproclamés, dont beaucoup n’ont pas de compétence particulière en matière de climatologie. Le Parisien indique un volume de 30.000 études passées en revue, et 800 auteurs principaux. La technique consiste donc à « noyer le poisson » sous une avalanche de milliers de pages dont il est impossible de tirer un fil conducteur. Or, le « résumé pour décideurs », qui, lui, tient en quelques pages, est un document purement idéologique, dont la philosophie est de ne retenir que les perspectives les plus pessimistes. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, on sait pertinemment que les études de prévision climatologique reposent sur des modèles mathématiques sujets à caution. Donc lorsqu’on nous expose, par exemple, dans le résumé pour décideurs, que les émissions de gaz à effet de serre vont atteindre d’ici à 2050 le niveau « le plus haut depuis 800.000 ans », on peut se demander légitimement comment une telle extrapolation est possible…
- Les opinions dissidentes sont réduites au silence ou exposées à la diabolisation, le président du GIEC, l’Indien Rajendra Kumar Pachauri, n’étant pas le dernier à user de la « reductio ad hitlerum » contre les tièdes et les égarés…
- Les médias assurent la diffusion des conclusions des travaux du GIEC sans le moindre recul critique, tant il est vrai qu’annoncer une catastrophe fait plus vendre que faire part d’une bonne nouvelle.
Les « décideurs », quant à eux, sont « mis au pied du mur », exercice auquel ils se plient d’autant plus volontiers qu’il leur permet d’afficher de bonnes intentions pour remédier à un problème qui ne se posera – s’il se pose – que dans 20 ou 30 ans, alors qu’ils ne seront plus aux affaires depuis bien longtemps. Au demeurant, les pays auxquels le GIEC est censé s’adresser en priorité, c’est-à-dire ceux qui sont responsables de la plus grande partie des émissions de CO2, se classent en trois catégories :
- ceux comme la Chine et l’Inde, qui se cantonnent dans un prudent mutisme, en considérant qu’ils ne devront faire des efforts que lorsqu’ils auront atteint le niveau de développement économique de l’Amérique du Nord et du continent européen ;
- les Etats-Unis, qui se contentent de vœux pieux. Il est à cet égard divertissant de relever la déclaration de John Kerry, le secrétaire d’Etat américain : « Ceux qui décident d’ignorer ou de contester la science (sic) qui est très clairement exposée dans ce rapport nous mettent tous en danger, ainsi que nos enfants et petits-enfants »;
- l’Union européenne enfin, qui n’a pourtant pas à rougir de ses performances en matière d’économies d’énergie, est l’éternel dindon de la farce, qui continue imperturbablement à s’autoflageller et à se fixer des objectifs très ambitieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre, objectifs qui se révéleront probablement hors de portée.
La publication du rapport du GIEC est l’occasion d’évoquer un ouvrage d’Ariel Colonomos intitulé La Politique des oracles. L’auteur est directeur de recherche au CNRS et spécialiste des relations internationales.
Il fait le constat que depuis le milieu du XXe siècle, « à défaut de percer le secret du futur ou d’en maîtriser la science, nous multiplions les scénarios, les prédictions, les prévisions que nous déléguons à des cohortes de spécialistes, de savants et d’experts relayés par les médiateurs de l’espace public et les pourvoyeurs d’opinion. Or, savoirs et pouvoirs s‘organisent autour d’une parole oraculaire ». Il se demande si ce phénomène n’est pas la version contemporaine des oracles delphiques de l’Antiquité, dont il nous rappelle en introduction le contexte historique et institutionnel, et l’usage qu’en faisaient alors les « politiques ».
L’auteur nous fait ensuite cheminer dans un périple qui nous conduit de la méthode « Delphi » de la Rand Corporation au lendemain de la Guerre de 1939-1945, d’Herman Kahn et son Hudson Institute, et d’Alvin Toffler à Samuel Huntington, à Francis Fukuyama, au réseau des « think tanks » américains, aux rapports de la CIA et aux agences de notation désormais bien connues du grand public.
L’ouvrage est solidement documenté, mais n’est pas exempt de critiques.
En premier lieu, on ne peut que regretter qu’Ariel Colonomos n’évoque pas les questions environnementales, et singulièrement celle du réchauffement climatique : il s’agissait pourtant, par excellence, d’un champ où la prolifération des experts oraculaires se donne libre cours. Sans doute l’auteur est-il spécialiste des questions de relations internationales et de la polémologie, et son livre en porte la marque, mais il consacre également des développements aux agences de notation dont il est a priori moins familier, sans que son propos en soit affaibli. Il en eût été probablement de même s’il avait abordé de front la question du GIEC. Crainte de ne pas maîtriser le sujet ? Manque d’audace ? Prudence contre de possibles représailles ? Ce sera au lecteur de juger.
La même interrogation se pose à propos d’une autre lacune : la situation actuelle de la France n’est évoquée que de façon très latérale. Pourtant, si le paysage des « oracles » français n’est pas comparable en volume à celui des Etats-Unis, on reste sur sa faim à ne voir cités de façon consistante que Bertrand de Jouvenel ou Michel Foucault, deux références pour le moins surannées, alors que sont « oubliées » des personnes comme Jacques Attali, Alain Minc ou des organismes comme Terra Nova, qui s’imaginent très certainement être en possession de toutes les données prédictives sur l’avenir de la France et même du Monde.
Selon la conviction de l’auteur, en définitive, ce que l’on pourrait qualifier de « Système oraculaire » conduit au conservatisme et au triomphe de la frilosité, car « les intérêts des penseurs et des décideurs convergent : ceux qui sont censés savoir rassurent ceux qui sont censés agir, et l’industrie du futur ralentit la marche du monde ». C’est une conclusion que l’on peut ne pas partager, mais qui mérite d’être examinée avec attention. En effet, dans un cas comme celui du réchauffement climatique, on peut avoir l’impression que le débat se résume à « GIEC/écologistes versus dirigeants politiques/multinationales industrielles ». Mais on sait très bien que cette opposition tranchée n’est qu’une fausse fenêtre, et qu’en arrière-plan de puissants intérêts économiques sont en jeu, où les deux camps trouvent leur avantage (marché des émissions de carbone, subventions aux énergies renouvelables, etc.).
En tout état de cause, malgré ses lacunes et ses timidités, le livre d’Ariel Colonomos dénonce sans ambages les faiblesses et les dangers de la politique des oracles qu’il décrit :
- Caractère ambigu des prédictions des experts : plus la prédiction est évasive, plus il est facile de la valider après coup si elle ne se réalise que partiellement ;
- Ancrage dans la superstition : on rejoint ici l’heuristique de la peur de Jonas ;
- Développement d’un « univers de prédicteurs », qui « vit de l’incertitude de la demande qui lui est adressée ; mais loin qu’elle puisse contribuer à la dissiper, bien au contraire, l’expertise, par ses imperfections, renforce ce sentiment d’incertitude ». On se trouve donc devant un paradoxe : « les prédictions sont d’autant plus demandées que le futur est difficile à prédire » ;
- Or, les études réalisées montrent non seulement que « les anticipations des experts sont très approximatives et se révèlent assez souvent inappropriées pour anticiper le cours de l’Histoire », mais encore que « les avis d’un expert ne sont pas plus précis que ceux d’une personne qui ne possède pas les compétences spécialisées dont celui-ci se réclame dans le domaine où il est censé s’exprimer ». En d’autres termes, en matière de futurologie, un groupe d’amateurs aura un avis plus éclairé qu’un expert.
L’auteur illustre notamment son propos par l’incapacité des experts à prédire la chute de l’Union soviétique. Mais nous avons bien d’autres exemples à l’esprit, tel celui, devenu emblématique, de Patrick Artus qui, quelques mois avant la crise des « subprimes » de 2008, affirmait qu’il n’y avait aucun risque sérieux de crise économique mondiale.
Le plus grave est que malgré ces nuisances avérées, l’univers oraculaire contamine l’ensemble de l’édifice sur lequel reposent nos sociétés. Pour reprendre l’analyse de l’organisation trifonctionnelle de Georges Dumézil, la prolifération des experts concerne désormais les fonctions souveraine et guerrière (incluant le « politique » avec les think tanks et les devins professionnels autoproclamés, mais aussi le géopolitique, le militaire et les relations internationales, avec les organismes de réflexion comme la Fondation pour la recherche stratégique – FRS – ou l’Institut français des Relations internationales – IFRI) et la fonction productive et marchande (avec les agences de notation et les « prévisionnistes » en tout genre).
On aimerait pouvoir espérer qu’à force de contreperformances et d’échecs avérés, le monde des oracles se disqualifie progressivement, et qu’au minimum la fonction souveraine et la fonction guerrière retrouvent une autonomie qu’elles n’auraient jamais dû perdre.
Il est cependant à craindre que ces espoirs ne soient pas exaucés avant longtemps, compte tenu de la mondialisation, du phénomène de la super-classe mondiale et de la confusion croissante qui en résulte entre la fonction marchande et la fonction souveraine. De ce point de vue, il n’est pas de bon augure de constater que le Club de Rome, qui a été le précurseur de l’écologie politique et qui a lancé l’idée de la « croissance zéro », continue d’exercer une influence considérable 46 ans après sa création et 30 ans après la mort de son fondateur Aurelio Peccei.
Bernard Mazin
03/11/2014
Ariel Colonomos, La Politique des oracles. Raconter le futur aujourd’hui, Albin Michel février 2014, 281 pages.