« Gérald Bronner nous expose dans le premier tiers de son livre que le principe de précaution prend ses racines dans une conception qui nie l’humanité de l’être humain. »
Le « principe de précaution » a fait l’objet de nombreux commentaires sur ce site, en général à l’occasion de la parution d’ouvrages critiquant l’application incontrôlée de ce principe dans le domaine de l’écologie (1) ou de la santé publique (2). L’essai de Gérald Bronner n’est pas dans le même registre. Professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot, spécialiste de l’étude de la formation des croyances collectives et déjà auteur avec Etienne Géhin, en 2010, d’un livre intitulé L’Inquiétant Principe de précaution (3), son propos est d’aller aux sources idéologiques du principe et de montrer que sa mise en pratique systématique ne peut que conduire à « désespérer le futur en ce qu’il nous empêche de voir le pire des conséquences de notre inaction ».
L’anthropophobie, terreau du principe de précaution
Que l’être humain soit capable de faire le Bien ou le Mal est une évidence, qui depuis la nuit des temps fonde des débats philosophiques (le libre arbitre), théologiques (la rédemption des péchés ; le Jugement dernier) ou encore juridiques et sociologiques (la loi comme instrument de domestication du « versant obscur » de l’homme).
Or, Gérald Bronner nous expose dans le premier tiers de son livre que le principe de précaution prend ses racines dans une conception qui nie l’humanité de l’être humain, en ce qu’elle le considère comme nécessairement conduit à faire le mal, et en l’occurrence, à détruire sa propre planète.
Cette vision déterministe conduit à des prises de position qui vont jusqu’à juger que l’animal est supérieur à l’homme, puisqu’il ne travaille pas à la destruction du monde qui l’environne. Des exemples éloquents de ces manifestations de détestation sont évoqués, tels l’antispécisme, qui défend précisément l’idée que les animaux doivent être jugés comme moralement égaux aux humains, ou la deep ecology, qui « ne cherche pas seulement à limiter les dégâts occasionnés par les activités industrielles de l’homme, mais lutte contre les fondements mêmes de la société de production et de consommation ».
L’auteur ne conteste pas que les travaux menés par les éthologues depuis de nombreuses années ont amené à examiner d’un œil nouveau la césure entre « l’animal-machine » de Descartes et l’humain capable de sentiments et de pensée. Des scientifiques proches de notre mouvance idéologique, comme Yves Christen (4), ont contribué à relativiser cette césure. Pour autant, ils n’ont jamais prétendu que les animaux sont nos égaux et Gérald Bronner le démontre sans détours. Il rappelle surtout à juste titre que la relativisation qui s’est produite au fil des siècles par rapport à notre vision initiale « ethnocentrique » du monde a été bénéfique, mais que cette relativisation ne peut être confondue avec le relativisme, et que celui-ci est inacceptable lorsqu’il « consiste à se livrer à une critique radicale et sans concession aucune de tout ce qui fait notre identité ». Or c’est précisément ce qui est en train de se produire dans nos sociétés occidentales.
Autre procès d’intention que Gérald Bronner désamorce dans son propos : il ne s’agit pas de nier que le système économique dans lequel nous évoluons est générateur de gaspillages, ni de contester les dérives du consumérisme, ou l’existence de risques réels pour l’avenir de la planète. « Mon propos », dit-il page 105, « n’est pas de nier la possibilité d’une apocalypse technologique que celle-ci concerne les conséquences de notre activité sur le climat ou qu’elle soit d’une autre nature dont nous ignorons encore tout. Je ne me range en rien dans les rangs des climato-sceptiques par exemple ». Pour autant, il constate que pour un courant de pensée qui prétend avoir pour horizon l’homme et sa survie, « la survie de l’Homme ne semble pas la priorité de certaines des expressions de cette anthropophobie contemporaine ». À cet égard, le titre d’un ouvrage d’Yves Paccalet, qui fait référence dans ce domaine, illustre mieux qu’un long discours la philosophie de cet extrémisme bien particulier : L’humanité disparaîtra, bon débarras !.
Hans Jonas, le « père fondateur » du principe de précaution
Gérald Bronner considère le philosophe Hans Jonas comme le véritable auteur du dogme qu’est devenu le principe de précaution. Dans un essai publié en 1979, Le Principe responsabilité, il a en effet exploité la « terreur » qu’inspiraient déjà à l’époque les perspectives apocalyptiques que certains chercheurs laissaient entrevoir à propos de « l’effet de serre », pour conceptualiser ce que devaient, de son point de vue, devenir les rapports entre l’homme et la technologie, pour éviter que ces perspectives ne prennent corps.
Jonas lui-même a baptisé « heuristique de la peur » la méthode de résolution du problème posé par l’horizon technologique. Il s’agit purement et simplement d’agir par intimidation pour prévenir les dangers que font courir les technosciences. Le raisonnement est résumé de la façon suivante par Gérald Bronner : « Jonas considère que l’humanité (…) a une valeur inestimable et doit être préservée fermement des dangers qui peuvent la menacer. Or, le développement technologique de notre espèce (…) peut permettre notre élimination et doit donc être sévèrement encadré par des normes que Jonas propose de définir [c’est ce qu’il appelle « principe responsabilité »] (…) Jonas insiste en particulier sur la nécessité de renoncer à toute technologie qui comporterait des risques apocalyptiques (…) cela signifie que toute technologie (même improbable) de détruire l’humanité doit être interdite. C’est l’impératif in dubio pro malo : en cas de doute, envisage le pire. »
Le retentissement du Principe responsabilité a été tel depuis 35 ans – l’inscription dans la Constitution française du principe de précaution sous la présidence de Nicolas Sarkozy témoigne de la force de la pensée unique qui règne dans ce domaine – que l’auteur considère que Jonas « a été souterrainement l’un des penseurs les plus influents de l’époque contemporaine ».
Le principe de précaution contre l’avenir de l’humanité
Gérald Bronner apporte d’intéressants éclairages sur les facteurs qui ont favorisé la diffusion dans la mentalité collective de « l’heuristique de la peur » préconisée par Hans Jonas, et sur les formes qu’elle a pu prendre. Le lecteur ne sera pas surpris de retrouver les ingrédients du terrorisme intellectuel que nous dénonçons en permanence : utilisation de la théorie du chaos (l’effet papillon) pour mettre en garde les opinions crédules contre des petites actions qui pourraient avoir des conséquences disproportionnées (Bruno Latour prétendant que la sûreté de la Terre dépend de « notre moindre geste ») ; orchestrations médiatiques (comme on le voit périodiquement à propos des changements climatiques) ; survalorisation des travaux de « scientifiques » acquis aux thèses « précautionnistes » (par exemple James Lovelock qui prédisait la désertification de l’Europe).
De façon paroxystique, certains des partisans de cette idéologie de la « décroissance » vont jusqu’à préconiser de renoncer à la démocratie, et de la remplacer par un conseil de « Sages » qui pallierait les lacunes des régimes parlementaires « court-termistes » et pourrait opposer un veto à toute mesure jugée politiquement incorrecte. Ce conseil serait composé de deux tiers de représentants des ONG environnementales, et d’un tiers de citoyens. On retrouve évidemment les éléments constitutifs de la « gouvernance planétaire » souhaitée par la super-classe mondiale, qui fait si bon ménage, malgré les apparences, avec les écologistes politiques, comme l’a bien montré Christian Gérondeau dans ses ouvrages cités ci-dessous.
Gérald Bronner expose clairement pourquoi l’argumentation rationnelle est de peu de poids face à des manœuvres d’intimidation et à des thèses qui paraissent aberrantes au regard du simple bon sens. Les arguments de la peur, dit-il, « sont beaucoup plus aisés à produire et rapides à diffuser que ceux qui permettent de renouer les fils d’une confiance si nécessaire à la vie démocratique. En outre, ces démentis, lorsqu’ils peuvent être émis, occupent rarement dans les médias la place dont l’inquiétude à laquelle ils répondent avait pu bénéficier. Il reste alors une impression favorable à l’heuristique de la peur et à l’esprit de suspicion qui revendique le droit au doute en ne paraissant pas voir qu’il implique aussi des devoirs ». Contribuent évidemment à cette « facilitation » Internet, mais aussi l’habileté des faiseurs d’opinion à mettre en scène le « story-telling du pire ».
Réenchanter le risque
La conclusion de l’auteur est claire. Si un terme n’est pas mis à cette chape qui pèse sur nous depuis la publication du Principe responsabilité, nous lèguerons à nos descendants une Terre qui pourrait être l’exacte antithèse de celle que souhaitait Jonas. Illustrant l’adage « L’enfer est pavé de bonnes intentions » et accordant à Jonas le bénéfice du doute, Bronner déclare que celui-ci « en défendant la maxime in dubio pro malo, ne s’est peut-être pas rendu compte que l’imagination aura toujours assez de ressources pour concevoir et pour rendre plausibles les scénarios les plus pessimistes, et que les savants, confrontés à des problèmes d’une extrême complexité, devront toujours concéder, s’ils sont honnêtes, que le pire n’est jamais strictement impossible. Notre condition technologique nous contraint ainsi à une nouvelle culture du risque ».
Ce « réenchantement du risque », tel que le qualifie Gérald Bronner, signifie que dans la prise de décision en matière d’utilisation des perspectives que nous offre la technologie, il faut que le raisonnement fondé sur la probabilité prévale sur celui fondé sur la certitude, générateur d’immobilisme et à terme, de régression. Cette manière d’envisager l’avenir n’est nullement incompatible avec la critique de la vision « progressiste » de la gauche, et c’est à ce prix que nous ne retournerons pas à l’âge des cavernes, comme le voudraient les thuriféraires de Hans Jonas.
Bernard Mazin
27/10/2014
Gérald Bronner, La Planète des hommes. Réenchanter le risque, PUF septembre 2014, 168 pages.
Notes
- Parmi bien d’autres ouvrages, on peut citer ceux de Christian Gerondeau, CO2, un mythe planétaire, Les éditions du Toucan 2009, et Ecologie, la fin, Ibid. 2012.
- Par exemple Jean de Kervasdoué, Les prêcheurs de l’apocalypse, Plon 2007.
- G. Bronner et E. Géhin, L’Inquiétant Principe de précaution, PUF 2010.
- Yves Christen, L’Animal est-il une personne ?, Flammarion 2009 ; Les surdoués du monde animal, Editions du Rocher 2009 ; L’Animal est-il un philosophe ?, Ed. Odile Jacob 2013.