La militante « décoloniale » franco-algérienne Houria Bouteldja, bien connue pour s’inscrire dans la continuité des idéologies tiers-mondistes et anti-impérialistes, propose une alliance originale entre les « petits Blancs » et les descendants d’immigrés dans son dernier livre, « Beaufs et barbares – Le pari du nous » (Éditions La Fabrique, 263 pages, 13 euros). Au nom de la lutte des « damnés de la terre », les « sujets postcoloniaux » (les « indigènes ») se rapprocheraient ainsi des Français de souche (les « souchiens ») pour combattre un ennemi commun : le « bloc bourgeois occidental », le moment historique étant d’autant plus propice que « le bloc occidental, pour la première fois de l’histoire moderne, est sur la pente du déclin ».
Une doctrine tiers-mondiste et anticapitaliste
Après un constat apocalyptique de la situation dans le monde (menace de guerre nucléaire, épidémie, dérèglement climatique, etc.), le livre décrit, sans surprise, l’Occident moderne comme intrinsèquement raciste, esclavagiste et colonialiste, y compris lorsque ses représentants adoptent des discours humanistes ou progressistes « abstraits et hors-sols ». Selon cette grille de lecture, le niveau de vie occidental repose sur la prédation des richesses des peuples colonisés ou exploités.
Houria Bouteldja fait l’impasse sur des sujets historiques majeurs comme les invasions arabes, la colonisation ottomane ou la traite arabo-musulmane, qui devraient pourtant intéresser une militante née en Algérie. De même, elle ne prend pas la peine de réfuter les travaux sur la colonisation d’un Bernard Lugan, par exemple.
Les raisons internes des grandes difficultés économiques rencontrées par les pays africains depuis leur indépendance, comme l’explosion démographique, la corruption endémique ou les carences éducatives, ne sont pas non plus analysées.
Sa conception du monde repose sur le postulat que la richesse des uns provient forcément du préjudice commis à l’égard d’autrui, comme dans un jeu à somme nulle, et non d’une organisation du travail rationnelle. La thèse de Max Weber, selon laquelle le développement du capitalisme résulte d’un lent processus issu du développement de la rationalité économique depuis le XIIIe siècle, en lien notable avec l’essor de la bourgeoisie urbaine, l’innovation technique et, plus tard, la « mentalité protestante », est ignorée.
Comment l’auteur explique-t-elle donc que l’Allemagne ait pu développer son industrie au XXe siècle après avoir perdu ses colonies africaines à la fin de la Première Guerre mondiale, sans parler des désastres résultant des deux conflits mondiaux ?
Une classe dominante qui divise pour mieux régner
Selon Houria Bouteldja, l’exploitation de la main d’œuvre servile issue des ex-colonies ne se manifeste plus par l’esclavage mais, pour des raisons purement pragmatiques, par l’emploi salarié d’une « chair à patron ».
Ce système peut parfois convenir aux travailleurs autochtones. Comme disait Lénine : « À l’époque de l’impérialisme, une partie du prolétariat peut trouver un intérêt à soutenir sa propre bourgeoisie qui lui promet quelques miettes des richesses pillées sur la planète ».
Cependant, les classes dominantes occidentales sont actuellement confrontées à la diminution de leur taux de profit global. En conséquence, elles cherchent à « grappiller des marges » en rognant les acquis sociaux des « classes moyennes blanches ».
Le « dernier et ultime recours du bloc bourgeois occidental » consiste donc à promouvoir la « division raciale » entre les travailleurs d’origines différentes en s’adonnant à leur « sport favori » : « la chasse aux migrants et l’islamophobie », malgré une fascination trouble pour la banlieue éprouvée par « le bobo, les milieux chics, le cinéma et la mode ».
Ainsi, « les pouvoirs publics se sont systématiquement défaussés du racisme structurel de l’État français sur le FN/RN et sur les petits Blancs », en s’appuyant sur des « médias aux ordres ».
L’union problématique de populations hétérogènes
Alors que les idéologues de l‘intersectionnalité cherchent habituellement à rassembler dans une lutte commune des personnes ou des groupes censés subir des discriminations sociales en raison de leur ethnie, de leur sexe ou de leur pratique sexuelle, Houria Bouteldja adopte une « idée contre-intuitive » dont elle reconnaît la paternité à Alain Soral et à son mouvement « Égalité et Réconciliation ».
Son but avoué est de trancher « ce nœud qu’est la suprématie blanche qui unit le grand capital, l’État moderne et les classes populaires blanches ». Les « petits Blancs » apparaissent « comme le maillon faible de l’équation » du fait des politiques ultra-libérales qui rognent sur le pacte social et de la violente répression policière qui ne les épargne plus depuis le mouvement des Gilets jaunes.
C’est la raison pour laquelle elle juge pertinent de retenir les « prolétariats blanc et indigène » comme « sujets révolutionnaires », en les qualifiant respectivement de « beaufs » et de « barbares » à partir d’une terminologie provenant du « mépris de classe et du racisme ».
L’auteur n’ignore pourtant pas le caractère « probablement chimérique » de l’alliance entre ces populations : alors que le « nous » intrinsèque de chacune d’elles est déjà problématique, celles-ci se désignent mutuellement par un « eux » et non par un « nous ».
Pour corser la difficulté, « les affects des Blancs sont chargés de négativité. Ils sont produits par cinq cents ans de domination occidentale, militaire, économique, éthique et philosophique ».
Les « barbares » peuvent quand même faire front commun avec les « petits Blancs » en se souvenant de « leur histoire la plus prestigieuse et la plus héroïque, celle des sans-culottes, des communards, des communistes de la première époque, des internationalistes, des réfractaires à la guerre d’Algérie ou d’Indochine, des combattants de la Résistance, des porteurs de valise ».
Par ailleurs, Houria Bouteldja critique le géographe Christophe Guilluy qui souligne la grande fragilisation économique, sociale et culturelle de la France périphérique (les petites et moyennes villes de province et les territoires ruraux) en comparaison de la situation de métropoles et de banlieues bénéficiant peu ou prou des bienfaits du système mondialisé. Selon elle, les banlieues populaires, où vivent de nombreuses familles immigrées ou issues de l’immigration, restent « de loin les plus pauvres de France », l’argent déversé par le biais de la politique de la ville visant simplement à « acheter la paix sociale ».
Des catégories à usage révolutionnaire
D’un point de vue sociologique, il paraît évident que les deux sujets « révolutionnaires » retenus par Houria Bouteldja ne constituent en aucune façon, du fait de leurs caractères hétérogènes et équivoques, des classes ou des catégories sociales.
En outre, ces « forces populaires », essentiellement caractérisées par un critère ethnique, sont censées se solidariser par opposition à un « bloc bourgeois » dont la définition n’est pas claire.
Au-delà de grandes généralités, l’auteur ne dit pas précisément qui appartient réellement aux catégories des « beaufs », des « barbares » ou des « bourgeois ». Il serait loisible de multiplier les exemples de cas individuels où une telle catégorisation poserait problème.
De fait, le but du livre n’est pas de proposer une analyse sociologique rigoureuse de la société française mais de produire des idées-forces susceptibles de guider une lutte de nature révolutionnaire.
L’auteur souligne que, dans ce projet d’unir ceux qui sont actuellement désunis, « la gauche radicale et l’antiracisme politique sont devenus insignifiants ». Au premier tour de la dernière élection présidentielle, « les habitants des quartiers » ont voté pour Jean-Luc Mélenchon, mais « une bonne partie des Gilets jaunes et plus largement des classes populaires blanches a voté RN, seule formation politique à entretenir un rapport affectif avec le bas peuple ».
C’est ce « bas peuple », celui des Gilets jaunes pour lesquels elle éprouve une certaine sympathie, qu’elle se propose de mobiliser en les écartant de la tentation du vote pour l’extrême droite ou de l’abstention politique.
La souveraineté populaire en attendant l’internationale
Houria Bouteldja conclut en affirmant que « le seul lieu de repli acceptable » pour une alliance entre « indigènes » et « classes populaires blanches » réside dans le retour à l’État-nation.
Selon elle, l’Union européenne repose sur l’identité « blanche et chrétienne » et « l’exploitation du Sud global », notamment via ses accords commerciaux. Sa politique « technocratique, antidémocratique et antisociale (…) déracine les classes populaires blanches » en les privant de leur souveraineté et en les « jetant sur le carreau ».
Ce « défaut dans la cuirasse » du « super-État racial » européen est donc susceptible d’amener les « beaufs » et les « barbares », déracinés et paupérisés par le système néolibéral, à unir leurs forces pour « rapatrier le pouvoir » en France, en attendant de l’articuler un jour, dans « un horizon relativement lointain », autour d’une véritable conception internationaliste.
Johan Hardoy
22/02/2023
Crédit photo : © Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons
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