« En ce qui nous concerne, si nous préférons le libéralisme économique au dirigisme, nous ne sommes pas les derniers à stigmatiser les dérives de la mondialisation et de la recherche du profit à tout prix, qui conduisent à la destruction des nations, des sociétés et des individus. »
Bernard Mazin
Dans son excellente chronique du 31 octobre dernier sur les grandes manœuvres de la gauche, Michel Geoffroy estimait que la stratégie du PS était désormais « d’incarner une “nouvelle gauche moderne” […] une gauche Macron, qui “réforme” et donc rassure la finance et nos partenaires européens, d’autant qu’elle sera évidemment atlantiste. » (*).
L’émergence de la « gauche Macron »
Nos ennemis sont enclins à cataloguer les jugements comme celui exprimé par Michel Geoffroy, et plus généralement nos analyses sur la « super-classe mondiale » et sur la convergence entre la gauche et la fausse droite autour de l’idéologie cosmopolite et mondialiste, comme une forme de prurit complotiste à éradiquer d’urgence.
Pourtant, ce n’est pas de nos rangs que viennent les appels à un gouvernement planétaire, mais bien des DSK ou autres Pascal Lamy. Quant à la dérive néo-libérale du PS, qui débouche sur la communion de l’UMP et du PS dans les mêmes valeurs, c’est essentiellement par une partie de la gauche qu’elle est montrée du doigt, plus que par la droite molle qui a compris qu’elle gagnerait à se montrer discrète sur ce terrain. Au niveau le plus rudimentaire, ce sont les écologistes et le Front de gauche qui se chargent de faire le travail. Mais des analyses beaucoup plus élaborées existent aussi, de Jean-Claude Michéa (1) à Jacques Julliard (2).
Mais avant tout, ce qu’il y a de réconfortant avec nos adversaires, c’est qu’à chaque fois qu’ils essaient de faire passer nos opinions pour des billevesées sorties de cerveaux confus qui prennent leurs désirs pour des réalités, c’est précisément la réalité qui vient conforter la crédibilité de nos thèses.
Ainsi, l’actualité vient à point nommé apporter de l’eau au moulin de Michel Geoffroy en ce qui concerne l’émergence de la « gauche Macron ».
Notre sémillant ministre de l’Économie et des Finances, qui, peu de temps après sa prise de fonctions, avait occupé les écrans radars médiatiques par quelques « petites phrases » aussi approximatives que malencontreuses, vient une nouvelle fois de s’illustrer par des déclarations qui, n’en doutons pas, vont avoir pour effet de priver le PS de quelques voix supplémentaires aux prochaines échéances électorales.
Inaugurant, le 10 novembre à Oran (Algérie), une nouvelle usine Renault, dont Le Monde relève au passage que c’est la 19e du constructeur automobile hors de France, M. Macron a en effet prononcé les paroles suivantes :
« L’ouverture de cette usine est […] une très bonne nouvelle pour la France. Les voitures assemblées à Oran l’étaient auparavant en Turquie et en Roumanie, il n’y a donc pas de perte pour notre pays. Si Renault n’avait pas pris cette décision de relocalisation en Algérie, un autre l’aurait prise à sa place. »
Mais ce n’est pas tout, car il a également déclaré :
« On ne peut plus être présent en Algérie et dans les pays émergents comme on l’était au XXe siècle. Il faut désormais installer de la production si l’on veut profiter de la croissance de ces pays. La relation économique, ce ne sont plus juste des exportations. Pour gagner, il faut donner des gages. »
Et encore ceci :
« La France ne doit pas avoir peur de produire à l’étranger car cela crée de l’adhérence avec notre économie. Mais à la condition que nous gardions la propriété intellectuelle. »
La dernière condition a tout de la clause de style, car chacun sait qu’au train – si l’on peut dire – où vont les choses et les transferts de technologie, nous achèterons un jour meilleur marché nos TGV fabriqués en Chine, et nous aurons peut-être enrichi quelques détenteurs de brevets, mais surtout créé quelques milliers de chômeurs français de plus.
Les considérations du ministre sur le profit que la France est censée tirer de la croissance algérienne prêtent à sourire : on avait plutôt l’impression que depuis 40 ans c’est la France qui a été la vache à lait de l’Algérie, et de bien d’autres pays du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Quant aux « gages » dont il parle, nous gageons pour notre part qu’ils profiteront certainement aux actionnaires de Renault, mais certainement pas aux ouvriers français.
On admirera le raisonnement consistant à dire en substance que si nous n’y allons pas, d’autres iront à notre place et surtout qu’il n’y a pas de perte pour notre pays, puisqu’il s’agit de véhicules qui étaient déjà assemblés hors de France !
Ajoutons que le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, également présent à l’inauguration, a pour sa part identifié « 21 projets qui devraient permettre de créer de l’emploi en Algérie, mais aussi en France », le dernier membre de phrase semblant être là pour faire de la figuration…
Enfin, cerise sur le gâteau : Emmanuel Macron a profité de l’occasion pour écorner au passage Marine Le Pen, qui avait qualifié son déplacement de « provocation indécente », et qui s’est vue accusée de dire « des âneries » et de ne pas connaître l’entreprise. Le propos de cette chronique n’est pas de juger le programme économique du FN, ni pour en faire l’éloge, ni pour en mettre en évidence les faiblesses. Mais, outre qu’il est douteux que, secteur financier mis à part, le « banquier Macron » ait une meilleure connaissance des difficultés des entreprises que Marine Le Pen, son « coup de pied de l’âne » sera un coup d’épée dans l’eau.
En effet, les propos d’Oran reflètent de façon évidente cet avènement d’une « gauche ouverte à la mondialisation, qui abandonne le peuple et les vieilles lunes socialistes sans aucun complexe » que décrivait Michel Geoffroy. Or, comment ce prêche en faveur de la « mondialisation heureuse » pourrait-il convaincre, alors qu’il est contraire à tout bon sens et cultive le déni de réalité ?
La réalité, c’est parfois le romancier qui la décrit mieux en quelques lignes que ne le font des essais de plusieurs centaines de pages. Laissons donc la parole à Marc Dugain, qui, dans son dernier ouvrage de fiction politique (3), campe un personnage de conseiller stratégique – de « spin doctor » dans le jargon « globish » – d’un candidat à l’élection présidentielle, qui fait part de ses réflexions sur la mondialisation :
« Il définissait la mondialisation comme une perte de contrôle des gens sur leur propre vie en contrepartie de l’opportunité de consommer moins cher. La mondialisation était selon lui peu ou prou la continuation du modèle colonial. Les nations développées continuaient à se procurer des matières premières et de la main-d’œuvre à bas prix. Le consommateur final y trouvait son compte même s’il rechignait à l’avouer. Les biens de consommation étaient à moitié prix de leur vraie valeur, celle qui résulterait d’un salaire juste. Pas celui perçu par des hommes et des femmes entassés dans des usines insalubres du Bengladesh ou alignés comme des pions dans d’interminables usines chinoises sous le regard implacable des membres du parti qui garantissaient l’ordre social aux manufacturiers étrangers. Chaque chose ayant son revers, ce qu’on gagnait au niveau des prix, on le perdait au niveau de l’emploi, et la cohorte des chômeurs était grossie par une immigration à laquelle on parvenait difficilement à offrir une qualification. Et pour maintenir une paix sociale rendue déjà très artificielle par un niveau de prix anormalement bas, on subventionnait les oubliés de la mondialisation en pompant largement dans la richesse d’entreprises d’avenir, pendant que celles du passé, celles qui vivaient exclusivement du différentiel du coût du travail, rechignaient à rapatrier leurs bénéfices dans leur pays d’origine, profitant allégrement de la mondialisation des capitaux et de la nature apatride de ces bénéfices. Et pendant ce temps déjà long à l’échelle d’une nation déclinante, l’endettement enflait inexorablement, menace vidant de leur substance tous les discours apaisants qui exhortaient à une croissance attendue avec la sérénité des défenseurs de la Ligne Maginot. Notre système de production, basé sur l’accumulation de biens plus ou moins inutiles, était […] à l’évidence obsolète, mais on n’en connaissait pas d’autre qui soit réaliste. L’idée communiste ruinée par la mégalomanie paranoïaque des dirigeants s’était évanouie et les nations qui l’avaient endurée s’étaient précipitées dans le seul modèle qui régissait désormais la planète : l’avidité. »
En ce qui nous concerne, si nous préférons le libéralisme économique au dirigisme, nous ne sommes pas les derniers à stigmatiser les dérives de la mondialisation et de la recherche du profit à tout prix, qui conduisent à la destruction des nations, des sociétés et des individus.
Lorsque Thomas Piketty, dans son ouvrage (4) de plus de 1000 pages qui, plusieurs mois après sa sortie, s’est vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires et figure toujours sur les présentoirs des grandes librairies, démontre que l’écart entre les plus hauts et les plus bas revenus ou patrimoines s’est accru de façon significative par rapport au début du XXe siècle, on peut souscrire à l’idée que cette situation est un facteur de tension sociale. C’est d’autant plus vrai que les revenus et le patrimoine des « ultra-riches » d’aujourd’hui reposent majoritairement sur des activités d’investissement financier et sur la recherche du profit maximum par les délocalisations et l’immigration. Nous sommes donc fondés à tirer le signal d’alarme sur la « décohésion sociale » qui découle de cet état de fait.
En revanche, lorsque Thomas Piketty préconise de mettre en place un ISF mondial, ou au moins européen, pour assurer une redistribution aux moins favorisés de la richesse des « nouveaux rentiers », cela relève de l’utopie égalitaire que nous critiquons sans relâche.
Les propos d’Emmanuel Macron relèvent de la même logique utopique. Alors, dans la mesure où les socialistes – mais aussi leurs complices UMP dans le Système – n’ont pas d’autre avenir à offrir que ce que nous décrit le personnage de Marc Dugain, tout porte à penser que leur stratégie de « nouvelle gauche moderne » les conduira droit dans le mur. Reste à savoir à qui profitera cet accident de la (dé)route.
Bernard Mazin
12/11/2014
Notes de la rédaction
(*) À gauche les grandes manœuvres ont déjà commencé. Mais la vieille droite regarde passer les trains
Notes de l’auteur
- Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche / De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Éd. Climats 2013.
- Jacques Julliard, Les gauches françaises / 1762-2012, Éd. Flammarion 2012.
- Marc Dugain, L’Emprise, Éd. Gallimard 2014, p. 46-47.
- Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Éd. Le Seuil 2013.