Polémia présente sous un titre commun deux articles émanant d’auteurs de sensibilité différente pour ne pas dire opposée. L’un et l’autre traitent du dernier ouvrage de Christophe Guilluy, La France périphérique. Le premier, ci-après sous la signature de Franck Ferrand, est prélevé sur le site lefigaro.fr/vox/histoire, le second, sous la signature commune de Pascale Nivelle et Jonathan Bouchet-Petersen, sur celui de liberation.fr. Il nous apparaît intéressant de jumeler ces deux présentations du livre de Christophe Guilly, en raison notamment de leurs convergences.
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Enfin, on parle de « la France périphérique » !, Franck Ferrand pour Le Figaro (19/09/2014)
FIGAROVOX/CHRONIQUE – Franck Ferrand éclaire l’actualité par l’histoire. Cette semaine, il salue le nouveau livre du géographe Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion).
Voilà donc le livre que j’attendais depuis vingt ans. Autant l’admettre d’emblée: en 2010, j’étais passé à côté de Guilluy et de ses Fractures françaises (*), alors parues chez François Bourin. Cette fois-ci, Flammarion a pris la mesure des enjeux ; et ce nouveau titre: La France périphérique /Comment on a sacrifié les classes populaires, a réussi son rendez-vous avec la presse et, partant, avec le public. Est-ce parce qu’il explique en grande partie la récente montée du Front national? Impossible ou presque, en tout cas, d’échapper ces jours-ci au point de vue décapant du géographe ; les médias en font leur miel ; ici même, le 12 septembre, Christophe Guilluy accordait à Guillaume Perrault un bel entretien.
On y apprenait que les catégories populaires, fuyant les zones sensibles où se concentre une population d’origine étrangère, ne vivent plus «là où se crée la richesse» et se trouvent écartées d’un «projet économique tourné vers la mondialisation». De là à conclure que notre époque aurait sacrifié ces gens-là – autant dire: une bonne part du peuple français – il n’y a qu’un pas, et l’auteur le franchit sans ambages.
« Il n’est rien de plus fort qu’une analyse attendue par la majorité silencieuse. »
« Il n’est rien au monde d’aussi puissant qu’une idée dont l’heure est venue »… Paraphrasant la formule attribuée à Victor Hugo, je dirais qu’il n’est rien de plus fort qu’une analyse attendue par la majorité silencieuse. Enfin! Enfin quelqu’un aura osé montrer, chiffres et cartes à l’appui, ce que la technocratie aux commandes s’acharne, depuis près d’un demi-siècle, à nier et à cacher. Enfin! Enfin une étude poussée, objective, argumentée, aura mis en évidence ce que savaient, intuitivement, ce que sentaient, naturellement, les rares intellectuels dans mon genre – c’est-à-dire issus du petit peuple : à savoir, que les classes dites populaires ne se résument pas aux banlieues et à leurs populations difficiles, visées par les «politiques de la ville». Oui, il existe, partout en France, un tissu nourri de bourgs, de villages et de lotissements, tous ponts coupés, ou presque, avec les métropoles. Non, la catégorie des classes moyennes ne saurait englober tous ces gens modestes et précarisés – employés, ouvriers, paysans, artisans, petits commerçants, chômeurs, retraités -, souvent d’origine française ou européenne, presque toujours défavorisés par les règles économiques en vigueur sur notre planète libérale à l’anglo-saxonne. Ce sont ces petites gens qui, après tant d’années d’impuissance et de résignation, commencent à s’organiser. Je le sais depuis longtemps, je voyais le phénomène s’accuser – mais contrairement à Guilluy, je n’ai pas su le dire. À présent, c’est chose faite: merci !
« Quand on a comme moi, toute sa jeunesse durant, subi l’éviction du petit commerce par la grande distribution, on peine à supporter l’aveuglement acharné de responsables obnubilés par les secteurs de pointe et les créneaux porteurs. »
Quand on a comme moi, toute sa jeunesse durant, subi l’éviction du petit commerce par la grande distribution, vécu le déclassement de la fameuse classe moyenne engendrée par les Trente Glorieuses, observé le décalage croissant entre la pensée dominante et le point de vue du plus grand nombre, on peine à supporter l’aveuglement acharné de responsables obsédés par les modèles d’intégration et les logiques d’échange, obnubilés par les secteurs de pointe et les créneaux porteurs. Le monde du terroir existe, avec ses pesanteurs séculaires, certes, mais également son bon sens. C’est un univers complexe mais foisonnant, une formidable réserve d’initiatives, qui ne se résume pas à Jean-Pierre Pernaut et à L’amour est dans le pré… Plus on prétend ignorer ce monde-là, plus on ferme les yeux sur ses souffrances, parfois terribles, plus il aura tendance à crier pour se faire entendre.
Franck Ferrand
19/09/2014
La gauche a-t-elle oublié la France populaire ?, Pascale Nivelle et Jonathan Bouchet-Petersen pour Libération (16/09/2014)
Avec La France périphérique, le géographe Christophe Guilluy dénonce le désintérêt du PS pour une frange entière de la société, éloignée des centres urbains et tentée par l’extrême droite.
Les vraies classes populaires, celles de la France périurbaine mais aussi rurale, ne votent plus pour la gauche. Une gauche bobo-diversité qui l’aurait bien mérité, à force d’oublier le peuple au profit des métropoles et des banlieues, affirme Christophe Guilluy, qui, après Fractures françaises en 2010, publie ce mercredi la France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires. Jusque-là rien de très nouveau ni de très polémique. Mais le propos dérange quand, au nom du peuple et sous couvert d’une étude sociospatiale des inégalités, le géographe articule sa démonstration avec un «constat» clairement ethnicisé et identitaire. Réel contre idéologie bien-pensante, ce credo est aussi porteur que clivant, à coups de formules chocs, comme celles-ci servies au Figaro : « Le multiculturalisme à 5 000 euros, ce n’est pas la même chose qu’à 500 euros par mois. » Ou encore : «Le 93 n’est pas un espace de relégation mais le cœur de l’aire parisienne.»
Radars. D’ouvrage en ouvrage, Christophe Guilluy a pulvérisé l’image d’une France tranquille des pavillons. Et d’une classe moyenne, certes paupérisée, mais qui passait globalement entre les gouttes. Brossant les contours d’une nouvelle géographie sociale, axée sur la notion de « France périphérique », où vit 60% de la population.
Ouvriers, employés, commerçants de la petite classe moyenne composent cette France populaire, qui habite les zones désindustrialisées, en grande banlieue pavillonnaire, à Guéret (Creuse) ou à Brignoles (Var). Ce sont eux qui souffrent : « La question sociale n’est pas circonscrite de l’autre côté du périph, mais de l’autre côté des métropoles, dans les espaces ruraux, les villes moyennes, dans certains espaces périurbains qui rassemblent aujourd’hui près de 80% des classes populaires », affirme Guilluy, qui se pose en porte-voix d’une France déconnectée, privée de services sociaux, de transports collectifs ou d’enseignement de qualité. Dans des zones non ou mal desservies par les services publics, où aller en voiture au travail à 20 km coûte 250 euros par mois – un quart du Smic. Exclus des grandes villes et des petites couronnes sous la pression immobilière, une partie de ces classes populaires a aussi choisi un certain entre-soi culturel, dans des zones de plus en plus éloignées des centres villes dynamiques et créateurs d’emplois. Dès lors, constate Guilluy, « les catégories populaires, déjà peu mobiles, sont piégées », isolées, décrochées. Dans des territoires objectivement sortis des radars.
Vivier. Cette France des oubliés, à laquelle Marine Le Pen semble être la seule à s’adresser, serait « une contre-société […] en train de naître […] qui contredit un modèle mondialisé « hors sol » ». Soit le « meilleur des mondes, sans frontières, sans classes sociales, sans identité et sans conflits» dont rêveraient bobos des métropoles et élus des « villes monde ». Au service d’une « machine économique » qui a autant besoin de cadres supérieurs et d’« ouvriers de service », souvent d’origine immigrée. C’est à ces deux seules catégories que profiterait l’économie mondialisée. « Pour la première fois dans l’Histoire, note Guilluy, les classes populaires ne sont pas là où se créent les richesses : 60% de la population n’habite plus là où cela se passe. » Ces « petits Blancs », comme les nomme souvent l’auteur dans ses interviews, seraient davantage les perdants de la mondialisation que les « immigrés » des banlieues tractées par les grandes villes. De quoi faire sursauter sociologues, géographes et habitants des zones urbaines sensibles.
De la géographie, Guilluy passe volontiers à la politique : « L’émergence d’une nouvelle carte électorale, opposant France des métropoles et France périphérique, accélère l’implosion du système politique. » La France populaire – et majoritaire – qu’il décrit serait abstentionniste ou frontiste. Ce vivier électoral en pleine « insécurité culturelle » tiendrait entre ses mains la recomposition d’une classe politique sourde à ses colères et ses peurs. « En milieu populaire, la référence gauche-droite n’est plus opérante depuis au moins deux décennies », martèle l’auteur, tandis que les classes populaires, sur fond d’échec du « vivre-ensemble », ont été sacrifiées « sur l’autel d’une mondialisation volontiers communautariste et inégalitaire ». Ces nouvelles classes populaires « portent la vague frontiste », partageant « le même refus de la mondialisation et de la société multiculturelle », affirme celui chez qui le déterminisme spatial et électoral est une constante.
Garde. Pour Guilluy, ces fractures territoriales redessinent les clivages partisans : « Le vote pour l’UMP et pour le PS est de plus en plus celui des protégés (retraités et fonctionnaires) ou bénéficiaires (catégories supérieures) de la mondialisation, tandis que l’électorat FN est celui des catégories qui sont […] au front de la mondialisation (ouvriers, employés, chômeurs). » Et d’ajouter : « Le PS, parti des jours heureux, se replie lentement sur quelques territoires, ceux des jours heureux de la mondialisation, les grandes villes. […] Le PS disparaîtra-t-il en même temps que la classe moyenne, il en prend le chemin. » Seul le vieillissement du corps électoral permet de « maintenir artificiellement un système peu représentatif, les plus de 60 ans étant en effet ceux qui portent massivement leurs suffrages vers les partis de gouvernement. »
Au final, le paradoxe du livre est de vouloir mettre en garde la gauche sur ses impensés, ses abandons coupables, tout en légitimant le discours identitaire d’une partie de la droite et de l’extrême droite : racisme anti-Blanc, peur de ne plus être majoritaire «chez soi», stigmatisation des élites mondialisées…
Mardi devant les députés, Manuel Valls a évoqué ces « abandonnés de la République », qui « tous essayent comme ils le peuvent de trouver la protection que nous ne savons plus leur offrir ». Mais lui parlait aussi bien de la France périphérique de Guilluy que des « quartiers devenus de véritables ghettos urbains ». Tenir ces deux bouts, c’est tout l’enjeu pour la gauche.
Pascale Nivelle et Jonathan Bouchet-Petersen
16/09/10214