Le comportement d’une vierge effarouchée, voilà l’impression que pourrait donner l’Occident et l’Europe quand ils se drapent dans une indignité de circonstance face à la promesse (plus que la menace) d’un référendum en Crimée. Qu’entendons-nous à l’Ouest ? Qu’une telle consultation serait illégale, tant au regard de la Constitution de l’Ukraine qu’à celui du droit international. Peut-être faut-il confronter cette indignation, affichée aujourd’hui, aux pratiques réellement constatées, pour vérifier la pertinence de ce vieil adage « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais », que les Allemands traduisent d’une manière très française par « prêcher l’eau mais boire du vin » (« WasserpredigenundWeintrinken »).
Du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
La particularité de ce référendum, dont l’importance géopolitique n’échappe à personne, est qu’il est à la fois national (la Crimée est une république autonome), transnational (cette république veut quitter un État pour en rejoindre un autre) et ethnique (la consultation vise à répondre aux espérances d’une population majoritairement russophone).
Quelque part, ne s’agit-il pas du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, même si le résultat se résume ici à un transfert de souveraineté ? Or, force est de constater que ce droit est l’un des éléments majeurs de l’idéal démocratique, même si son application par les démocraties parlementaires a quelque peu laissé à désirer. Au-delà de cette problématique, émergent deux menaces pour l’instant peu apparentes, le changement du regard porté sur le caractère sacré de l’élection d’une part, et l’atteinte aux libertés fondamentales des citoyens d’autre part.
L’auto-détermination des peuples
Sans revenir à la Révolution américaine, qui n’était jamais que l’application de ce principe d’auto-détermination, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes apparaît sur scène lors de la Grande guerre. Inclus dans les quatorze points mis en avant par le président Wilson, ce droit visait d’abord à libérer des peuples d’Europe appartenant jusqu’alors à quatre empires (allemand, austro-hongrois, russe et turc). Repris par la Société des nations, il sera appliqué à certains (Pologne, Tchécoslovaquie, etc.) et refusé à d’autres (dont l’Ukraine), avec les conséquences que l’on sait. A l’époque, il s’agit du droit des seuls peuples européens ; la plupart des peuples colonisés par les empires vaincus, non seulement ne sont pas concernés, mais sont jugés comme « non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne » (Pacte de la Société des nations, Art. 22).
Notons que ce droit figure dans la Charte des Nations Unies signée en 1945 (Art. 1 & 55, bien qu’il soit associé dans la même phrase au mot « nations »), et que son introduction visait alors, au moins dans l’esprit des États-Unis d’Amérique, à permettre, entre autres choses, une rapide décolonisation. Toute la problématique liée à son application, au-delà de la volonté des États, résulte en fait de l’absence précise de définition de ce qu’est un peuple […]. Ainsi il est tout à fait possible d’argumenter que les citoyens de Crimée ne forment pas un peuple (les seuls à pouvoir revendiquer un territoire, une langue et une culture spécifiques seraient sans doute les Tatars, mais ils sont aujourd’hui très minoritaires).
Mais, si les citoyens de Crimée ne forment pas un peuple stricto sensu, contrairement aux Ecossais qui vont pouvoir prochainement se prononcer, ils constituent une république autonome dotée de son parlement (certaines colonies françaises d’Afrique furent d’ailleurs des républiques autonomes avant d’accéder à l’indépendance). Doit-on pour autant dénier le droit de ces citoyens, et de leurs élus, à être consultés sur leur devenir ? Après tout, le processus du vote, semble bien être le fondement même des démocraties. C’est là toute l’habileté du président Vladimir Poutine : l’absence de violence (à ce jour), le devoir d’ingérence (application du principe même défendu par certains de ses adversaires), le recours au vote. Il existe autant de légalité – ou d’absence de légalité – dans le vote récent du parlement de la république autonome de Crimée que dans celui de la Rada de l’Ukraine destituant son président élu. C’est en tout cas loin d’être la première fois qu’un parlement vote sous la pression du peuple ; il semble même qu’une partie des députés de notre assemblée nationale ait fait de même face à la Grande peur, lors d’une certaine abolition des privilèges, la nuit du 4 août 1789.
Des élections annulées, a priori ou a posteriori ?
Lorsqu’en 1991 le Front islamique du salut, ayant déjà remporté les élections municipales l’année précédente, est en voie, après le premier tour, de très largement gagner les élections législatives algériennes, le second tour prévu le 16 janvier 1992 est annulé, certes dans un contexte d’agitation politique. Quelle est alors l’attitude des États occidentaux ?
La France, à la fois proche et éloignée de l’Algérie pour des raisons bien connues, a approuvé ce qui a été parfois nommé « le coup d’État du soulagement » (Jean Daniel, Le Nouvel Observateur, 1992). En juillet 2013, l’armée égyptienne destitue le président élu Mohamed Morsi, pourtant légalement et légitimement élu l’année précédente, selon un processus analogue – au point que bien des éditorialistes ont fait le rapprochement. Après quelques hésitations, les gouvernements occidentaux, au premier rang desquels celui des États-Unis, entérinent ce changement.
Force est de constater que la légalité et la légitimité du vote s’effacent ici ; il est donc difficile à certains de comprendre, et surtout d’accepter, ce grand écart. Vladimir Poutine doit sourire : ce n’est pas tous les jours que l’Occident refuse que s’instaure un processus électoral donnant la parole au peuple.
Et les lois internationales ?
Qu’en est-il de la confrontation opposant une volonté sécessionniste au respect des lois internationales, ainsi qu’au principe de l’inaltérable souveraineté des États (que Vladimir Poutine semble aujourd’hui mettre de côté pour privilégier un irrédentisme russophone et orthodoxe) ? L’Europe a déjà connu des sécessions, certaines sanglantes, comme en ex-Yougoslavie, d’autres plus consensuelles à l’exemple de la Slovaquie lorsqu’elle s’est détachée de la Tchécoslovaquie. Mais l’Occident s’est aussi engagé récemment pour encourager, soutenir, et provoquer un accès à l’indépendance au travers de la violence, alors même que le droit international positif n’assimile pas droit à la sécession et droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Il en a été ainsi au Kosovo, quand les forces de l’OTAN ont bombardé le territoire serbe dans un contexte de droit international dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’était pas tout à fait conforme. La résolution 1 244 de l’Organisation des Nations Unies, qui évoque à la fois « une autonomie substantielle » pour le Kosovo, et le principe de « la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie », est quelque peu contestée et s’avère un leurre. Au moins ici l’Occident est cohérent : il refuse aux Serbes du Kosovo le droit de rejoindre la Serbie, tout comme il refuse aux citoyens de Crimée de voter pour rejoindre éventuellement la Fédération de Russie. On comprend que Vladimir Poutine ait un peu de mal à accepter ce déni de la volonté des peuples à disposer d’eux-mêmes…
Des citoyens objets de contrôles ?
Enfin, il semble exister en Europe des signes annonciateurs, et peut-être inquiétants, d’une altération de ce que Jean-Jacques Rousseau appelait le « contrat social » entre citoyens et gouvernants. D’abord, ces derniers essayent de contrôler les sources d’information qui leur échappent (en clair l’Internet et les réseaux sociaux), quitte à s’affranchir de quelques droits fondamentaux. Ensuite, la majorité des « élites » -on n’ose employer le mot « intelligentsia » – emprise d’une extrême tolérance pour des comportements relevant d’une approche sociétale, se montre à l’inverse extrêmement coercitive pour étouffer toute réflexion politique alternative, la liberté de pensée étant alors soumise à une police éponyme. Enfin les citoyens eux-mêmes s’éloignent des formes habituelles de l’exercice politique (ce dont témoigne l’abstention dans les pays où elle n’est pas interdite) pour en préférer d’autres, toujours participatives, mais parfois violentes.
En conclusion, la « démocratie » telle que nous l’avons connue est peut-être « au début du commencement » de sa disparition en Occident. Est-ce cela une raison pour la protéger ? Après tout, non seulement ce régime n’est qu’une exception à l’échelle des temps historiques, mais peut-être s’avère-t-il aussi être peu adapté aux défis du monde, auquel cas il devrait obéir aux principes découverts par Darwin. S’adapter ou disparaître, voilà l’alternative à laquelle vont être confrontées les démocraties électives au sein desquelles nous survivons encore… Les atteintes à leurs principes fondateurs décrites ci-dessus seraient-elles les premiers signes de cette adaptation ? Quoi qu’il en soit, il existe encore des jeunes Européens prêts à mourir pour des idées ; le problème, c’est qu’on ne les trouve pour l’instant en première ligne que sur la place de l’Indépendance à Kiev, et que c’est leur sacrifice qui rend difficile tout accord négocié…
Laurent Mercoire
Source : metamag.fr
12/03/2014