Convenir que les sociétés occidentales ou du moins beaucoup d’entre elles et les plus importantes sont traversées par le tourment d’une part grandissante de leur population sur les conditions de vie et l’avenir qu’elles leur offrent n’est aujourd’hui qu’une banalité. Ce dernier terme et le constat dont il est la conclusion reflètent à leur manière une forme de désarroi. Face à celui-ci, il y a ceux qui se prétendent détenteurs de l’avenir, se prévalant de la raison, pour lesquels il ne s’agit là que de l’expression d’un sentiment de fermeture à l’égard du surgissement d’un monde nouveau, ouvert, à l’accomplissement inéluctable. Mais, depuis quelques années, par la voix du vote populaire, sans compter la contestation de la rue en France, une opposition se dresse allant jusqu’à la conquête du pouvoir (aux Etats-Unis ou temporairement en Italie par le jeu d’une alliance) ou au rejet (Brexit) d’une institution qui incarne plus que tout autre ce monde nouveau en devenir.
L’homme occidental et l’univers qui l’entoure
Cette crise des sociétés occidentales peut être appréhendée à partir de divers angles, politique, économique, sociologique. Ils sont tous nécessaires à la compréhension de la crise présente. Ils touchent à la base à l’individu et à la communauté qu’il forme avec ses semblables. Selon les moments et l’état du monde qui l’entoure tel ou tel trait de cet individu apparaîtra plus ou moins accentué ou plus ou moins atone. Ceci conduit tout d’abord à caractériser l’univers dans lequel évolue aujourd’hui l’homme occidental. Plutôt que de se référer au vocable d’environnement qui en ces temps a pris un sens politique avec la lutte contre un supposé réchauffement ou dérèglement climatique (si tant est que le climat fut stable dans la longue histoire de la Terre), il est proposé d’user des mots d’ambiance ou d’atmosphère.
Depuis soixante-quinze, bientôt, l’être occidental ne connaît que la paix si l’on excepte, pour un pays comme la France, les guerres coloniales qui ont suivi la seconde guerre mondiale. Mais à aucun moment, le territoire sur lequel il vit n’a réellement été menacé d’invasion. Au temps de la Guerre froide, l’existence de la dissuasion nucléaire écartait le risque d’une confrontation entre le bloc occidental et son vis-à-vis de l’Est. Avec l’effondrement de l’empire soviétique, le spectre d’une guerre a disparu des pensées. Jamais donc dans l’histoire, les peuples européens n’avaient connu une période de paix aussi longue associée de plus à un confort matériel jusque là inconnu à ce niveau ; jamais, ils n’avaient été aussi éloignés de l’exigence d’une communauté suffisamment solidaire pour assurer sa défense contre l’envahisseur potentiel. L’Autre, abstraction souvent évoquée par les tenants d’une pensée dominante tournée vers le cosmopolitisme, avait avant cela une réelle signification : l’ennemi ou l’allié. Nous sommes maintenant à la troisième génération née après la seconde guerre mondiale et la guerre s’est effacée progressivement des mémoires comme réalité concrète, réduite à un objet d’analyse historique. Si la guerre et ses dévastations paraissent maintenant bien éloignées, les grandes catastrophes, épidémies voire encore disettes le sont encore plus. Le rapport à la vie a donc été profondément transformé. Il faut observer néanmoins qu’à travers le dogme du réchauffement climatique, croyance instrumentée par ceux dont le but est l’émergence d’une humanité nouvelle estompant les différences, laminant les identités et s’ouvrant au nomadisme, les réactions d’une partie des populations montrent le besoin inconscient d’une menace comme un moteur de l’existence.
La civilisation occidentale, « civilisation de la personne »
Cet être occidental, être humain avec ses comportements presque instinctifs envers ce qui l’entoure est aussi le fruit d’une longue histoire, celle d’une civilisation et de ses fondements. Il s’y est formé un esprit particulier comme pour toute civilisation. Peut-être est-ce là l’inconscient collectif mis en exergue par Carl Young. Citant Roger Bastide, Jean-Sylvestre Mongrenier (Atlantico – 25 janvier 2019 Quand le spectre de la décadence hante l’Occident) rappelait que l’Occident est une civilisation de la personne où l’homme est défini comme un être moralement libre ce qui lui confère au sein du groupe des attributs particuliers par rapport à d’autres civilisations. Il en résulte toute une richesse grâce à laquelle l’homme occidental a ouvert la voie du progrès. Mais, poussée à l’extrême cette conception peut conduire jusqu’à l’individualisme méthodologique, dérive de notre temps, qui oblige à rappeler que pour Aristote si l’homme est un animal pensant, il est aussi un animal politique dont la vie s’inscrit donc dans une communauté.
Le monde occidental depuis trois quarts de siècle
Par rapport à ces éléments généraux qui posent les bases d’une compréhension du monde présent, comment le monde occidental a évolué depuis trois-quarts de siècles ?
La génération du baby-boom et les nouveaux horizons intellectuels
Au cours des années cinquante, ce monde occidental a basculé dans la société de consommation, au sein de laquelle, les ménages enrichis par la croissance économique ont pu acquérir un ensemble de biens matériels, transformant leurs conditions de vie. Parallèlement, une poussée démographique, le baby-boom inattendu à ce niveau à la veille de la seconde guerre mondiale, devait, non seulement, être un facteur qui concourut à la croissance économique mais aussi à des évolutions substantielles au sein de la société. Ce fut la première génération qui accéda massivement à l’enseignement supérieur au regard de celles qui l’ont précédé. Ainsi, en France, en 1951, seuls 5,3% d’une classe d’âge étaient titulaires du baccalauréat, ils étaient 11,2% en 1961 et 15,4% en 1967. En 1960, 214 700 étudiants étaient inscrits dans l’enseignement supérieur. Ils étaient 661 200 en 1970. Cet effet de masse, qui a touché l’ensemble du monde occidental, et l’évolution des mentalités au regard de celle des conditions d’existence sont certainement des facteurs essentiels pour expliquer les mouvements étudiants apparus aux Etats-Unis à l’université de Berkeley en octobre 1964, dont le point d’orgue fut le Mai 1968 français. En toile de fond de ces mouvements et ce qui leur donna d’une certaine manière leur sens furent les écoles philosophiques à la fois encore imprégnées par le marxisme mais par les voies qu’elles ouvraient le rendaient caduc comme type d’explication du fonctionnement social et donc comme projet de société. Ce fut d’abord l’Ecole de Francfort, notamment, avec Adorno, Erich Fromm et Herbert Marcuse, dominante auprès des mouvements étudiants dans les années soixante. Herbert Marcuse (L’Homme unidimentionnel), en particulier, l’une des références des étudiants parisiens de 1968, tenta une synthèse des pensées de Marx et de Freud. Apparue dans les années soixante, une autre école philosophique, française, allait acquérir sa célébrité dans la décennie suivante par l’influence qu’elle exerça sur la gauche américaine (la French Theory). Ses principaux représentants, Foucault, Derrida, Deleuze, Guattari partirent enseigner aux Etats-Unis. Par retour, cette pensée philosophique, singulièrement celle de Michel Foucault sur les pouvoirs de domination au sein de la société qui imprima l’idée de défense des minorités et des droits qui devaient leur être accordés, marqua profondément les sociétés européennes clôturant le chapitre du marxisme pour ceux qui se prétendaient progressistes en offrant en alternative un nouvel horizon pour une humanité accomplie.
La fin du communisme et ses conséquences idéologiques
Si le marxisme, au vu de l’échec patent du communisme, ne pouvait plus constituer un modèle aux yeux de ceux qui rêvaient d’un monde nouveau, le grand bouleversement vint de la chute de l’empire soviétique entre 1989 et 1991. Une certaine conception du libéralisme allait devenir dominant et finalement exclusif par rapport à d’autres conceptions de la société. Il eut la prétention d’établir sur la planète et d’abord sur les sociétés occidentales une vision uniforme associant démocratie, marché, droits de l’homme, ce que Yoram Hazony appelle un «empire libéral international» qui voit la liberté de l’individu comme la seule valeur (Figarovox – 19 septembre 2019 : Yoram Hazony : « L’Occident a oublié ce que conserver signifie »).
Une décomposition sociale en cours
Dans un contexte économique dégradé par rapport à celui qui prévalait dans les années cinquante-soixante, où le recul de la production manufacturière due pour une part à la concurrence de nouveaux pays industrialisés à faibles coûts de production a entraîné une précarité croissante parmi les classes populaires et les classes moyennes, une dualité sociale de plus en plus nette au fil des ans et surtout depuis la crise financière de 2007-2008 s’est développée dans le monde occidental. Christophe Guilluy en France et David Goodhart au Royaume-Uni l’ont théorisé à partir d’études sociologiques approfondies. D’un côté, il y a ceux minoritaires qui profitent d’une société réputée inscrite dans une mondialisation ambiante, ouverts à un libéralisme individualiste, aux réformes sociétales et à une immigration, pourvue qu’ils n’en partagent pas les lieux de résidence et les autres de plus en plus nombreux qui voient leur niveau de vie se restreindre avec un sentiment d’insécurité économique et culturelle. D’où la naissance des mouvements dits populistes qui veulent renverser les évolutions en cours. Dans son dernier livre Recomposition, Alexandre Devecchio analyse le phénomène et les débouchés possibles.
Le mouvement des Gilets Jaunes, ses causes et ses conséquences
La montée du « populisme »
Donald Trump a ainsi été élu président des Etats-Unis, les britanniques ont voté pour une sortie de l’Union européenne, une coalition gouvernementale s’était constituée en Italie après les élections législatives de mars 2018 avec la Ligue et le M5S, Matteo Salvini étant la figure dominante du gouvernement et en France malgré la faiblesse de la campagne de Marine Le Pen pour l’élection présidentielle de 2017, le Rassemblement National au vu des résultats des élections européennes du 26 mai 2017 et des derniers sondages, avec toutes les précautions qu’ils requièrent, est la première formation politique. Les pays d’Europe centrale, Pologne et Hongrie, notamment avec la particularité d’une histoire marquée par la dictature du communisme soviétique, ne sauraient être oubliés dans cette énumération.
Populisme, projets de société à définir et oppositions à combattre
S’agissant du monde occidental, à l’ouest de l’ancien rideau de fer, ce qu’il manque certainement à ces mouvements qualifiés de populistes ce sont des projets de société guidant l’action gouvernementale appuyés à la fois sur les valeurs qui fondent la civilisation occidentale et les particularités propres à chaque pays. Voilà pourquoi, puisque ces mouvements sont par nature enracinés, il ne peut y avoir d’internationale populiste, transcendant le monde occidental mais des approches communes facilitant les convergences.
Dans le discours, il faut éviter le piège de l’adversaire qui se réclame du progressisme face au nationalisme. Ce qui veut dire qu’il ne faut pas lui opposer nécessairement le conservatisme ce qui peut offrir en termes de vocabulaire par rapport à ce que sont nos sociétés un avantage aux tenants du progressisme. Au contraire, il faut démontrer qu’ils ne représentent en rien le progrès puisque leur vision ne peut qu’aboutir qu’à la relégation d’une partie du corps social et à une société conflictuelle.
Pour contrer le populisme et sa montée en puissance, il lui est maintenant opposé l’écologie et l’obligation d’une solidarité planétaire pour sauver la planète et l’humanité qui y vit d’une inéluctable disparition. Inquiets par ce qui menace l’idéologie encore dominante les scénarios de plus en plus alarmants sont diffusés par les médias. Il était écrit dans un article publié le 20 septembre 2019 sur le site internet du Monde (Ils ne sont pas survivalistes, mais au cas où… ils ont un plan B pour la fin du monde), L’effondrement n’est donc pas une simple idée un peu lointaine, un truc avec lequel on joue à se faire peur, mais une perspective envisagée de plus en plus concrètement.
Il n’empêche que la menace n’est pas encore suffisamment concrète pour que cette part de la population européenne animée d’un sentiment de relégation renonce à ses revendications. Même s’il est incontestable que le message médiatique sur le climat, omniprésent, imprègne nombre d’esprits pour autant s’il est considéré par beaucoup que des sacrifices seraient nécessaires qu’il s’agisse des comportements ou des coûts financiers (impôts, taxes et autres) les finances, ces sacrifices, dans leur réalité, ne sauraient être exigés que de l’autre, les riches.
Face aux formations politiques traditionnels qui relaient l’idéologie dominante, l’état de la société ne peut que favoriser l’ascension des mouvements dits populistes. Certes, ils doivent gagner en crédit non seulement pour la conquête du pouvoir mais pour son exercice dans le temps. S’ils essuient des revers comme cela vient d’être le cas en Italie, leur opposer la restauration du monde précédent ne peut que les conforter à terme.
La surenchère écologique, d’ordre idéologique, assénée par les médias ne peut espérer s’imposer sur la seule peur de l’avenir et si elle a pour projet de tourner le dos au progrès économique (la chimère de la décroissance qui ne conduirait qu’à un appauvrissement croissant).
Il convient donc de définir les voies d’un redressement tenant compte de la réalité du monde, du rapport naturel de l’être humain avec celui-ci et de la civilisation qu’il porte. Ces voies passent donc par l’émergence de femmes ou d’hommes de vision, baignés d’une culture indispensable à la compréhension du temps, associant hauteur et volonté inébranlable dans l’action. Les exigences sont grandes. Il s’agit non seulement d’accéder au pouvoir mais d’être en mesure de s’y maintenir dans la durée, par une politique recueillant l’assentiment populaire, pour que nos nations et notre civilisation ne soient pas réduites à des espaces de conquêtes démographiques et économiques.