« Le rire permet de dissiper les tensions individuelles et collectives ».
Le rouleau compresseur du show-business lamine tout sur son passage et élimine des circuits commerciaux toutes les formes d’expression qui ne correspondent pas à ses critères marchands. Tous, pas tout à fait car quelques chansonniers ont le talent de se faufiler entre les mailles du filet. Leurs chansons n’ont pas forcément été remarquées pour la qualité de leurs paroles ni de leurs mélodies, loin de là, mais leur succès, énorme pour certaines, incite à aller voir de plus près ce que cache leur tenue de bouffon. T.B.
Inutile de chercher qui a commencé car le détournement, la satire ou la parodie ont toujours existé. Aux temps anciens, il existait un bouffon du roi permettant de tourner en dérision les acteurs du pouvoir ; avec la démocratie cette fonction de dérision, qui n’est pas dérisoire, s’est diluée en passant aux mains des chansonniers, comme celle de les sanctionner est passée aux mains de censeurs qui doivent tenir compte d’une opinion publique toujours portée à la rigolade.
Ces genres, parfois considérés comme marginaux et pourtant essentiels, se sont contentés d’une diffusion plus ou moins confidentielle par le bouche à oreille ou sous le manteau. La radio et la télévision centralisatrices et particulièrement contrôlées imposent un exercice délicat pour passer leur filtre si l’on veut accéder au grand public. Les seules productions à avoir le droit de diffusion sur les antennes ou les plateaux doivent avoir été conçues par les maisons d’édition fournissant une espèce de soupe mélodique parfaitement aseptisée, soigneusement harmonisée et souvent incarnée par une beauté féminine au talent musical souvent inversement proportionnel à sa plastique.
Il semble impossible au vulgaire chansonnier de lutter sur ce terrain. Quelques malins ont néanmoins attaqué de front et, parmi ces grands précurseurs modernes, on peut distinguer Pierre Dac, dont les loufoqueries londoniennes résonnaient sur le continent pour ceux qui pouvaient les entendre. Les émissions sur la Deuxième Guerre mondiale ont largement popularisé sa voix dans la célèbre annonce
« Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand ».
En 1965, il est candidat à l’élection présidentielle, soutenu par le MOU (Mouvement ondulatoire unifié). Il retire sa candidature à la demande de l’Elysée, mais fera école.
Provocateur froid, Boris Vian compose des chansons subversives, Le Déserteur est interdite à la radio. On n’est pas là pour se faire engueuler se chante toujours dans les manifs (de gauche). Ne jouant pas la carte de l’humour, il est zappé par le grand public.
Quand le beauf fait le bouffon dans la chanson
Le personnage de Jean Yanne incarne de façon emblématique l’humour des anciens bouffons du roi, adapté à la société de communication lors de son passage au socialisme. Il s’est employé à caricaturer abondamment tous ses travers dans des émissions, des films et des chansons qui fournissaient une critique sulfureuse de l’époque comme Liberté, Égalité, Choucroute (1984) dont on peut se dire, en réécoutant les paroles, qu’elle n’a pas trop vieilli :
« Ah ça ira, ça ira, ça ira !
Comme on en a marre du socialisme,
Ah ça ira, ça ira, ça ira !
On s’en ira tous aux USA ! »
C’est aussi le cas de certaines de ses répliques, par exemple : « Il est interdit d’interdire », slogan qu’il lance à la radio au printemps 1968, ou « Le monde est peuplé d’imbéciles qui se battent contre des demeurés pour sauvegarder une société absurde ». Il s’était aussi fait remarquer avec Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil (1973) ou Coït, il a chaud Bibi (1976). Il incarnait si bien son personnage du « beauf » râleur et individualiste qu’il était confondu avec, alors qu’il l’utilisait pour porter un regard critique sur les travers de son époque.
Parenthèse dans ce monde de beauf, à la même époque la Bande à Basile lance La Chenille en 1978, 2 millions d’exemplaires vendus. Dans le même genre de comique populaire chorégraphique, il faut distinguer en 1983 J.J. Lionel et sa Danse des canards, 3,5 millions d’exemplaires vendus, énorme, d’autant plus qu’elle est en concurrence avec Billie Jean de Michael Jackson, la grosse pointure mondiale. Aucune dérision dans ces chansons bouffonnes qui ne veulent qu’amuser, à part une chorégraphie simplissime et juste un brin ridicule permettant à n’importe qui, c’est-à-dire tout le monde, de prendre la place des artistes à paillettes sur la piste de danse.
Très grand humoriste subversif et agitateur d’idées, Coluche a animé les années 1970-1980 avec ses sketches, ses films et ses chansons. Plus sérieusement que Pierre Dac, il présente sa candidature à l’élection présidentielle de 1981 : « Avant moi, la France était coupée en deux, avec moi elle sera pliée en quatre », mais, avec 16% des intentions de vote, il n’amuse plus les politiques et spécialement François Mitterrand qui prépare l’arrivée au pouvoir des socialistes. Il participe en 1984 au concert de création de SOS Racisme, organise le canular de son mariage avec Thierry Le Luron, s’inscrit au Paris-Dakar et lance les Restos du Cœur quelques mois avant sa mort. Il avait débuté avec le sketch sur l’histoire d’un mec, incarnant le personnage du beauf raciste et misogyne qu’il cultivera tout au long de sa carrière. Il a composé quelques chansons comme auteur ou co-auteur, Misère :
« Misère, misère !
Tu te fais l’ennemie des petits
Tu te fais l’alliée des pourris
L’argent ne fait pas le bonheur des pauvres
Ce qui est la moindre des choses
Convenons-en. »
Sois fainéant (Ou conseil à un nourrisson) :
« Sois fainéant, sois fainéant
Tu vivras content
Sois fainéant, sois fainéant
L’avenir t’attend. »
Même si ses chansons n’étaient pas forcément le meilleur de son personnage, Coluche poussait la transgression, « Toujours grossier, jamais vulgaire », sans qu’il soit possible de savoir jusqu’où l’aurait mené son anticonformisme.
Le comique liquide et automobile, revendication identitaire
Les chansonniers opérant dans ce domaine n’ont pas d’objectif subversif, on est dans la grosse blague alcoolisée. Avec la boisson, ils s’en prennent aux sempiternelles campagnes de culpabilisation des habitudes gastronomiques françaises sous prétexte de sécurité routière. C’est probablement la raison pour laquelle, avec l’alcool, l’autre grande préoccupation est celle de l’automobile. Mais derrière ces thématiques, somme toute ordinaires, on décèle nettement un argumentaire identitaire qui va s’accentuer avec le temps. De la boisson, on dérive dans la défense de l’identité, essentiellement celle du sud. Des héritiers de Pagnol et Fernandel ?
Juste après la mort de Coluche, mais dans la chanson à boire, le groupe Bande à Basile fait très fort en 1987 avec la chanson Viens boire un p’tit coup à la maison, Disque de Platine et treize semaines au Top 50, un record de durée (1). Avec des paroles aussi subtiles que :
« On a tous fini complèt’ment noirs
C’était pas la fin de nos déboires
J’arrive pas à mettre une suite à cette histoire
Y a pas le vin, y a pas le temps si y a pas les copains.
(refrain)
Tout ça se serait bien terminé
Si nos bonnes femmes n’étaient pas rentrées
Elles ont mis le pernod sous clé
Elles ont gueulé plus fort que nous
Et on s’est fait virer. »
On sent le vécu, apparemment ni la Sécurité routière ni les associations féministes ne sont intervenues. On est dans la bouffonnerie et le clip vidéo qui l’accompagne met en scène quelques figures populaires du genre avec Paul Préboist, Carlos, Sim ou Patrick Sébastien à qui cela va donner des idées.
Dans le comique automobile, un duo d’humoristes toulousain fait parler de lui en 1996 : Les Chevaliers du fiel passent dans l’émission de Drucker avec La Simca 1000 dont ils vendent 400.000 exemplaires du disque en six mois. Rien d’anticonformiste dans les paroles, juste un peu de gauloiserie bien dans la veine traditionnelle française. C’est cette ambiance de fête qui existait dans les anciens bals populaires célébrés par Sardou qui ont disparu progressivement des campagnes à mesure que s’invitait la diversité. Elles sont restées dans le Sud-Ouest ou ont été remplacées par des fêtes médiévales, nautiques et autres, capables d’opérer naturellement le filtrage entre populations hétérogènes. Les caricatures données à voir dans les paroles ne doivent pas induire en erreur, il s’agit de rien d’autre que d’opérer une sélection dans l’auditoire, celui qui comprend peut rester, les autres n’ont plus qu’à partir :
« Je t’ai rencontrée du côté de Narbonne,
Je t’ai trouvée vachement bonne
Tu mangeais une pizza comme une conne
Et j’crois bien que c’était une Calzone
Je te prendrai nue, dans la Simca 1000
Il me prendra nue, dans la Simca 1000
Il nous prendra nues, dans la Simca 1000. »
En 1998, un autre duo s’appuie sur les supporters de matchs de rugby pour lancer La 4L de Jacky, une « ânerie » dont aucun professionnel ne voulait, mais qui devient aussi un grand succès.
On revient dans le gastronomique avec un autre groupe issu du Sud-Ouest qui fait parler de lui en 2000, Les Fascagat (les emmerdeurs), quand il enregistre Le Cochon dans le maïs. Leur titre reprend une expression de Pierre Salviac dans ses commentaires de matchs de rugby. L’enregistrement se vend à 400.000 exemplaires et devient rapidement disque d’Or. Dans le contexte de la lutte contre les cultures transgéniques, les paroles prennent franchement position pour le biologique :
« On n’ira plus manger au Ricain car c’est caca
Le seul remède, c’est une assiette de foie gras
Un verre de rouge, du roquefort et pas de soda
Demain, on porte plainte contre l’Amérique
Nous, ce qu’on veut c’est du bon et du biologique
Attends, tu vas voir on va leur faire la nique
Et si les Ricains nous embrouillent, con
On leur mettra le cochon, le cochon dans le maïs
Et on mettra les glaçons, les glaçons dans le pastis. »
En quelque sorte l’humour pour faire passer le message militant. En 2002, Les Fascagat remettent ça avec Saint-Tropette, mais sans message militant, simplement une satire des vacanciers du célèbre village de la cote sud-est.
Se démarquant des chansonniers adonnés à la boisson, en 1991, le trio d’humoristes Les Inconnus enregistre la chanson Neuilly-Auteuil-Passy (rap BCBG), une satire du « triangle d’or » parisien qui reste (seulement !) quatre semaines au Top 50 et reçoit un Disque d’Or. Elle est publiée sur l’album Bouleversifiant ! Parmi d’autres titres maintenant oubliés, on en trouve quelques-uns qui ont fait souche comme Rap-Tout (Vampire), une représentation de l’administration fiscale qui ne semble pas avoir pris une ride, sauf que la litanie des impôts et taxes de l’époque s’est singulièrement allongée. En 2005, le groupe de rock de la promotion de l’ESM Général Simon, Cirrhose, en enregistre une version plus confidentielle qui passe en revue les écoles militaires sur le même ton humoristique. On trouve aussi sur le CD des Inconnus La Danse des canettes, une pochade parodiant la célèbre Danse des canards dont le succès ne semble pas faiblir.
L’immigré entre dans la chanson bouffonne et l’entraîne au tribunal
Nettement plus corrosive est la chanson de Vincent Lagaf’, Bo le lavabo. L’objectif est affiché dès le début :
« Je f’rais top 50
Chiche on en fait un
Les paroles c’est pas un problème
La chorégraphie j’vous la fais
Chiche on en fait un
Eh ben voilà, comment on fait un top 50
Hé oui c’est pas compliqué ».
Il termine sur un bruit de chasse d’eau comme pour mieux signifier ce qu’il pense du show-biz ; on imagine si les professionnels ont dû apprécier. Sortie en 1989, la chanson reste plusieurs semaines au Top 50 français avec 440.000 ventes et reçoit un Disque d’Or. Lagaf’ récidive en 1991 avec un titre beaucoup plus « clivant », La Zoubida, une histoire de Nord-Africaine qui part danser sur le scooter (doré et volé) de Moqtar sur l’air, revisité avec l’accent du bled, de la chanson traditionnelle bien connue Sur le pont du nord :
« C’soir à Barbès un bal y est donné
La Zoubida voudrait bien y aller […] Mais le scooter Moqtar l’avait volé
Par la police ils se sont fait serrer
Commissariat ils se sont retrouvés
La Zoubida a va s’faire engueuler
Le père Moqtar il rentre à la Santé »
Rien de bien méchant, comme on peut le constater. La chanson se vend à 625.000 exemplaires, reste onze semaines en tête du Top 50, reçoit un Disque de Platine et c’est la première parodie à atteindre la première place ! Elle est même déclinée en jeu vidéo (Titus interactive). Vingt ans après, elle laisse un goût amer à Bertrand Dicale, spécialiste patenté de la chanson française, vu qu’il est chroniqueur sur France Inter, car elle lui rappelle « du bruit et des odeurs » de Jacques Chirac la même année 1991. Lagaf’, ancien animateur au Club Med investi dans la chanson bouffonne, est passé tellement près du délit (crime ?) de racisme que l’on peut se demander où étaient les censeurs. Lagaf’ a-t-il senti le vent du boulet ? On ne le reverra plus dans le genre.
La parodie est un genre délicat et peut avoir des conséquences fâcheuses pour celui qui se trompe de méthode. Claude Barzotti, chanteur italo-belge de deuxième catégorie en fait la redoutable expérience en chantant :
« Barrez-vous, cassez-vous
Retournez donc chez vous
Vous foutez la pagaille
Il n’y a plus de travail
Barrez-vous, cassez-vous
On a déjà donné
Du balai, du balai
La France est aux Français, aux Français
Où est passé Paris ?
C’est Casa, Djibouti
Y’a plus que des métèques
De La Roquette à Barbès
Maintenant ça suffit. »
Il a eu beau expliquer que la chanson était une parodie enregistrée pour une comédie musicale qui n’a jamais été montée et n’était qu’une copie de travail qui a fuité sur Internet sans son accord, le mal était fait. La France aux Français, c’est son titre – quasiment une grossièreté –, a été reprise au premier degré et abondamment échangée sur le Net par des militants nationaux. Depuis 1999 que Barzotti essaie de créer sa comédie musicale, plus un producteur en vue…
On a beau avoir du talent, le monde du spectacle et de la télévision est impitoyable. Patrick Sébastien s’en rend compte quand il est condamné pour racisme en 1995 à cause de sa parodie de Jean-Marie Le Pen chantant Casser du noir. Le MRAP et la LICRA ont déclenché une tempête médiatique sur l’animateur devant le risque que le public ne comprenne plus les plaisanteries au second degré. C’est formidable ce qu’une petite chanson même pas commercialisée peut déclencher comme réactions dans l’appareil de l’État. Hervé Bourges, président du CSA, estime que « Patrick Sébastien aurait intérêt à mesurer jusqu’où il peut aller trop loin […], la limite communément admise étant la vulgarité et l’insanité » (2). Bien qu’il soit difficile de savoir exactement où se situe cette limite, la ligne blanche a été manifestement franchie et ses commanditaires le lui ont fait savoir : un amuseur public, surtout quand il a du talent, ne peut surtout pas tout se permettre. Patrick Sébastien en gardera des traces ; l’année suivante, il quitte TF1 pour France 2. En 2008, il lance la chanson Ah… si tu pouvais fermer ta gueule qui, sans désigner aucun politique en particulier, ressemble à une réponse aux attaques dont il avait fait l’objet. Dans le clip de la chanson, il interprète et fait interpréter les paroles à la fois sur un plateau de télévision et dans une salle de restaurant donnant à penser que la télévision et son public, très « Français au carré » (3), chantent d’une seule voix :
« Tout pomponnés
Tout maquillés
Ils viennent parler au journal
Pendant que monte du fond des cafés
Le son de la chorale
Ah si tu pouvais fermer ta gueule
Ça nous ferait des vacances
Ah si tu pouvais fermer ta gueule
Ça ferait du bien à la France. »
Le titre reste quand même une semaine au Top 50. Le chansonnier créera d’autres chansons de la même veine humoristique et ironique comme On voudrait des sous ou Comment ça va ? Lui aussi est tenté par la politique au point d’aller jusqu’à la création éphémère (3 mois) d’un parti en 2010.
Avec Dieudonné M’bala M’bala, la transgression change de dimension. Humoriste franco-africain – c’est sa profession –, ses bouffonneries l’ont fait condamner sans nuire à sa notoriété, bien au contraire. Il a repoussé l’exercice de la liberté d’expression dans ses limites, là où personne n’avait osé aller avant lui, « plus haut, c’est le soleil ». Il mélange les genres en s’engageant à plusieurs reprises dans des campagnes électorales d’un côté à l’autre de l’échiquier politique. Il surfe sur la provocation et la transgression avec les personnages les plus sulfureux (Carlos, Le Pen, Faurisson, Fofana, des rabbins révisionnistes…) pour faire rire son public dans des salles de spectacle ou dans un bus quand ces dernières lui sont interdites. Parfois, il agrémente ses sketchs de pas de danse (à peine esquissés) et aussi de chansons qui n’ont droit qu’aux médias alternatifs et aux réseaux sociaux. Petit poney (2006) et surtout Shoananas (2010) qui l’a conduit au tribunal pour une procédure encore en cours :
« Shoah Nanas
Si tu me prends par la Shoah
Moi je te prends par l’ananas
Shoah Nanas
Sho Sho Shoah Bricot
Il ne faut pas oublier
Alors pourquoi j’oublierais ?
Y’a moyen d’un petit billet
Le billet dans le porte-monnaie
Shoah Nanas. »
Évidemment, quelques lecteurs auront noté qu’il manque des noms. Pourraient aussi figurer dans l’inventaire, Thierry Le Luron, avec quelques chansons comme Depuis que j’ai voté François ou L’Emmerdant c’est la rose, Pierre Desproges, Francis Blanche (Le Général à vendre), Serge Gainsbourg (Nazi rock, Aux armes et cætera…), mais aussi Au Bonheur des dames (Roulez bourrés), Regg’Lyss (Mets de l’huile), La Chanson du dimanche, Manau (Faut pas faire chier Mémé), Les Ricounes (Un petit ricard dans un verre à ballon), R. Wan (Le CRS mélomane), Nettoyage ethnik (Les salenèg des tropiks !) et encore bien d’autres qu’il faudrait citer et qui montrent que le genre bouffon se conjugue au pluriel et depuis fort longtemps.
L’indispensable chansonnier bouffon
En France, le dernier bouffon royal disparaît sous Louis XIII, passant la main aux chansonniers qui viennent d’apparaître sur le pont Neuf, juste sous les fenêtres du Palais du Louvre. Haut lieu de l’expression des chansonniers depuis 1607 (4) (le terme naît à cette époque), le pont Neuf est surveillé par les lieutenants de police du roi chargés de suivre l’évolution du répertoire de ces chanteurs pas comme les autres, reflet de celle de la population parisienne comme de celle des coteries de la cour. Des chansonniers comme Tabarin, Philippot ou Gaultier-Garguille sont les nouveaux interprètes de cette opinion publique naissante. Il n’est pas dans le propos de cette brève étude de retracer la filiation entre les bouffons, les chansonniers du pont Neuf et leurs modernes héritiers, mais bien de signaler que leur fonction reste identique.
Le rire permet de dissiper les tensions individuelles et collectives. Ainsi le chansonnier bouffon, en transgressant les interdits que son auditoire est contraint de subir ou d’accepter, lui donne l’occasion de s’en affranchir un moment par le rire. Mais peut-on rire de tout ? Le pouvoir, garant de la cohésion et de la paix sociale, repose sur des règles, donc des interdits ; tolérer leur remise en cause serait sa perte. Sous des dehors anodins, la chanson bouffonne braque les projecteurs sur le sacré dans la société, pour en vérifier la pertinence.
La question du positionnement politique n’est qu’une façon d’ignorer le problème de la nécessaire confrontation entre ceux qui veulent conserver les règles dont ils ont hérité ou qu’ils ont imposées et ceux qui en rigolent car ils considèrent que leur remise en cause est envisageable.
L’approche se fait sur le mode humoristique car il s’agit de consulter l’opinion publique qui ne peut participer à un débat savant, mais le questionnement est éminemment sérieux puisque l’ordre social est en cause et que parfois la justice s’en mêle. Ainsi pour les chansonniers les plus acérés, la démarche n’est qu’en apparence subversive ; en fait leur fonction séculaire est essentielle en ce qu’elle participe à l’indispensable remise en cause de l’efficacité et de la pertinence des règles qui permettent à la société d’exister.
Thierry Bouzard
Patron d’émission sur Radio Courtoisie
09/11/2013
Notes
(1) Du 12 avril au 11 juillet 1987.
(2) Libération, 26 septembre 1995.
(3) Français « au carré », selon l’expression de la démographe Michèle Tribalat dans son ouvrage Assimilation. La fin du modèle français, éd. Toucan, 2013, désigne des Français de parents français de naissance, l’expression « de souche » lui paraissant moins appropriée.
(4) Claude Duneton, Histoire de la chanson française, Seuil, 1998.
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