Par Javier Portella, écrivain espagnol francophone, essayiste ♦ « Ce qu’on appelle « le conflit catalano-espagnol » est riche en leçons sur les grandes questions concernant l’identité collective des peuples d’Europe. » Voilà la manière dont commence ce texte de Javier Portella que nous vous partageons aujourd’hui. Un texte exigeant, écrit par un Européen amoureux d’une Europe « impérialement » fédérée, selon ses propres mots. Et l’on comprend vite, en lisant ce texte, que la situation de la Catalogne est en fait peut-être un peu celle de l’Europe.
Ce qu’on appelle « le conflit catalano-espagnol » est riche en leçons sur les grandes questions concernant l’identité collective des peuples d’Europe. C’est sur celles-ci que porte cet article qui part de quelques brèves remarques sur le conflit indûment appelé « catalano-espagnol », alors que les termes de l’affrontement ne passent nullement entre la Catalogne et l’Espagne. Ils passent – les élections du mois du 21 décembre dernier viennent encore une fois de le montrer – entre une moitié de la Catalogne et l’autre moitié, ainsi qu’entre cette dernière à l’ensemble de l’Espagne. Voilà ce que le sécessionnisme catalan a réussi à masquer, surtout de l’autre côté des Pyrénées, tout comme il a réussi à camoufler que, s’il y a aujourd’hui en Catalogne un oppresseur et un opprimé, celui-ci n’est autre que la moitié de la population qui, se sentant aussi charnellement espagnole que catalane, et parlant comme tout le monde les deux langues,ne peut s’exprimer que dans une seule – le catalan – au sein des institutions officielles, ainsi que dans les écoles, les universités et le monde de la culture en général.
Le but est clair : casser le bilinguisme profondément ancré dans le pays – et tout ce qu’il implique. Le but est de faire que l’espagnol (dans lequel les nouvelles générations ont d’ailleurs de plus en plus de mal à s’exprimer correctement) soit réduit, tout au plus, à la catégorie de lingua franca bonne pour le tourisme et les affaires.
Un tel but, on le connaît, hélas, très bien en Europe – et nous voilà enfin parvenus aux questions qui m’importent. Écraser le bilinguisme, anéantir une des deux langues couramment parlées (surtout dans les villes, les écoles, les universités, les cercles culturels, les milieux artistiques ; dans les entreprises aussi…), qu’a-t-on fait sinon cela, exactement cela, en Hongrie, en Bohème, en Slovaquie, en Croatie, en Slovénie… dans tous ces pays de l’ancien empire austro-hongrois où l’allemand, cette langue de haute culture dans laquelle un Kafka écrivait encore il y a un siècle, est devenu aujourd’hui aussi peu parlé qu’en France ? Et qu’a-t-on fait en Flandre, dans cette Flandre jadis profondément bilingue et dont le français n’est plus présent aujourd’hui que dans les échoppes de souvenirs touristiques ?[1]
Était-il si difficile de sauvegarder le bilinguisme et toute sa richesse ?Fallait-il vraiment se rapetisser de la sorte afin de préserver la langue et l’identité plus petites mais sans doute plus proches des populations rurales ? Non, puisque le bilinguisme et sa double identité étaient bien là (tout comme ils le sont encore en Catalogne) et rien ne s’opposait à ce qu’ils y restassent. Une seule chose leur faisait obstacle, tout comme une seule chose leur barre la route dans mon pays : l’élan identitaire, la passion nationale traduite sous forme de fureur nationaliste ; l’amour à la patrie exprimé sous forme de ce qui, en espagnol, s’appelle patrioterismo et en français chauvinisme.
Lorsque l’amour de soi devient la haine de l’autre
Voilà le malheur, en effet. Car les hommes d’aujourd’hui, ces individualistes forcenés, ces zombies dépourvus de racines, d’histoire, d’identité, s’ils ont besoin de quelque chose, c’est bien de ferveur identitaire, d’esprit communautaire, d’amour à la patrie. De passion nationale. Mais le malheur est que cette passion peut très facilement dégénérer en furie nationaliste, en fureur chauvine ! En exclusion de l’Autre.Les mêmes hommes qui s’écrient : Moi, moi, moi, rien que moi !…peuvent très facilement se mettre à hurler : Nous, nous, nous !… Nous les plus grands, nous les meilleurs, nous les seuls. Nous… les minables petits coqs du village pavoisant sur le haut des clochers. Nous qui, pour être nous-mêmes, croyons nécessaire d’exclure les autres, les voisins, les frères qui partagent notre même socle ethnique et culturel : qu’il s’agisse des frères-ennemis appartenant aux autres nations d’Europe, ou qu’il s’agisse des frères encore plus proches appartenant à notre même communauté, à notre même nation, parlant notre même langue.
Les frères ayant la même identité, appartenant à la même nation… Mais à laquelle, donc ? Appartenant aux grands États-nations sur lesquels a été façonnée la plupart de l’histoire européenne ? Ou appartenant, par contre, à ces unités plus petites que sont les « patries charnelles », comme certains les appellent, à ces« nations sans État », comme les nomment ceux qui voudraient à tout prix qu’elles en devinssent un ? Voilà la question.
Posons-la en d’autres termes, ceux de « la préférence de civilisation » que Jean-Yves Le Gallou a esquissée ici même sur la base d’un constat clair et net : lorsque « Mohammed qui voile sa femme, écrit-il, est français… la nationalité tend à devenir un concept purement juridique, sans prise sur la réalité ». Afin d’échapper à un tel manque de réalité, afin que le sang coule de nouveaux dans les veines de notre appartenance collective, c’est notre « identité culturelle commune », poursuit Le Gallou (et moi avec lui) qu’il s’agit d’affirmer et d’affermir. Cette « identité culturelle commune » n’est autre que celle de l’Europe. Mais pas celle de n’importe quelle Europe : celle d’une Europe (le mot est de moi)« impérialement » fédérée. Comme disait Pierre Drieu La Rochelle : « L’Europe se fédérera, ou bien elle se dévorera, ou bien elle sera dévorée ».
Reste la question : quelles devraient être les unités de base composant une telle Europe ? Les États-nations ou leurs régions, ces « patries charnelles », comme certains les appellent ?
Comme si les « États-nations » n’étaient pas une patrie charnelle pour la plupart de leurs nationaux ! Comme si la France, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie… et le reste n’étaient pas, malgré l’effritement de leur identité culturelle que dénonce Le Gallou, la grande patrie charnelle,éprouvée dans le cœur et exprimée dans la langue, de l’écrasante majorité des Français, Espagnols, Allemands, Italiens… Écartons, de grâce, ce mot malheureux, « État-nation » ! Il dit tout le contraire de ce qu’il est censé dire. Ce n’est pas la nation, la collectivité, la langue, les racines, l’histoire qu’il dit en premier : ce n’est que l’État qui résonne dans lui. L’État, « ce monstre, le plus froid de tous les monstres froids », disait Nietzsche.
Or, le pouvoir poétique de la langue est tel qu’il suffit de donner à une chose le mot qui lui convient, pour que tout change et la chose rayonne d’un nouvel éclat. Il suffit de remplacer ce mot malheureux, « État-nation », par ce qu’il désigne en son fond : une nation de haute culture – une culture édifiée à travers les siècles par le déploiement, entre autres, d’une langue dont les créations poétiques occupent les plus hauts sommets de notre civilisation. Il suffit de cela pour que tout change et qu’on comprenne qu’au lieu de rejeter ou de dédaigner nos vieilles nations de haute culture, il y a tout lieu de les aimer et de les revendiquer comme les véritables unités de base de l’Europe un jour puissante et fédérée.
Et pourtant… Si on pouvait se passer de nos vieilles nations ! Si on pouvait, surtout,éviter cette multiplicité de langues qui, nous plongeant dans la cacophonie, empêcheront toujours que l’Europe devienne la grande patrie charnelle qu’elle devrait être, cette patrie qu’elle ne sera jamais tant que les frères européens devront continuer à se parler par des signes ou dans un piteux anglais ! Ah, si on pouvait revenir à la seule Europe qui fut vraiment, à la grande, à la puissante Europe façonnée par l’empire anéanti en 472, à l’Europe quid’un bout à l’autre de la Méditerranée parlait deux seules langues – le latin et le grec –, ces langues qui, par leur propre éclat et par la puissance de la civilisation qu’elles véhiculaient, s’imposèrent sur un essaim tellement inimaginable de langues et dialectes (ceux des anciens Ibères, des anciens Gaulois…) que nous n’avons même pas idée de ce qu’elles pouvaient être, aucune de ces langues n’ayant été capable de nous léguer ne serait-ce que l’ombre d’un poème.
Un tel retour est évidemment impossible. Il n’est pas question de faire fi de tout le poids cumulé au longd’un millénaire et demi d’histoire. Or, s’il faut certes accepter notre multiplicité cacophonique de langues, au moins qu’on n’y en surajoute plus ! Qu’on n’y surajoute pas d’autres langues, comme les séparatistes Basques, par exemple, sont en train de faire en ressuscitant une langue qui,jusqu’à il y a quelques années, n’était presque parlée que dans le fond de quelques vallées,tandis qu’on essaye maintenant de l’imposer par décret à l’ensemble de la population. [2]
Alors, me dira-t-on ? Alors, monsieur le jacobin, on voit bien que vous n’en tenez que pour les grands ensembles, pour les grandes langues, pour les grandes nations et identités. Mais que faites-vous avec les petites identités, avec leurs langues minoritaires, avec tout leur esprit si proche, si intime, si familier ?Doivent-elles périr ? Non, je l’ai déjà dit : il faut les défendre, il faut les revendiquer. Comme on les a défendu et revendiqué, par exemple, en Catalogne. Sauf qu’on en a trop fait, sauf qu’on a tout lâché et rien n’est venu barrer la route des écervelés qui, au nom de la Catalogne, sont en train de détruire et la Catalogne et l’Espagne.
Les langues et les identités minoritaires ont leur place dans le monde – la place que le jacobinisme leur a toujours niée. Mais elles ont leur place, justement : pas celle– c’est là toute la question – que leurs défenseurs chauvins prétendent s’arroger avec insolence. De telles identités ont en espagnol un terme qui les définit à la perfection : la patria chica, la petite patrie. Car c’est bien d’une patrie qu’il s’agit, d’une terre des ancêtres, d’un lieu des origines, d’un paysage embaumé par les souvenirs d’enfance. Une patrie, certes, mais une patrie petite qui serait peu de chose si elle n’était pas encadrée dans la grande, si elle n’était pas intégrée à l’unité organique qu’incarnent ces nations de haute culture et de haute langue qui seules peuvent être à la base d’une Europe de haute puissance : politique, identitaire et culturelle.
Ce dont il s’agit, c’est finalement de tout un emboîtement entre les trois niveaux– l’Europe, la nation et la région – où se joue notre identité culturelle et politique. Un tel emboîtement ne devrait pas poser de problème majeur.Il s’impose de son propre poids : il devrait donc être aussi harmonieux que les choses peuvent l’être parmi les humains.Or, voilà que parmi les humains il est rare, justement, que les choses soient harmonieuses ! Des sentiments et des passions tels que la rancune, la jalousie, l’arrogance, la petitesse et la mesquinerie s’en mêlent, et voilà que notre emboîtement a souvent bien du mal à tenir.
Or, s’il ne tient pas grâce à sa propre harmonie, il faudra que l’emboîtement tienne grâce à quelque chose d’autre. Cette autre chose lui est tout aussi propre : c’est l’ordre hiérarchique qui articule les trois niveaux de notre identité culturelle et politique. Présidant le tout, cette Europe confédérale (mais je préfère l’appeler « impériale ») qui, pour être ressentie par tous et partout comme la patrie charnelle qu’elle est, devrait surmonter tant bien que mal (mais comment ?…) sa grande cacophonie linguistique. Ensuite, ce qui, malgré tout, est toujours ressenti comme leur véritable patrie par l’écrasante majorité des Européens : la Nation, ces vieilles et grandes nations où la haute culture européenne a vu le jour. Une Nation qui doit enfin garantir les droits propres aux régions qui (si l’harmonie est reconnue) lui sont harmonieusement intégrées. Une Nation qui a pourtant (si l’harmonie est par contre refusée) le devoir d’agir en sorte que les droits de ses parties intégrantes, tout en étant reconnus, lui soient hiérarchiquement subordonnés.
C’est évidemment une telle reconnaissance de leur « petite patrie » que les nationalistes flamands, catalans, basques, bretons, corses, écossais… n’accepteront jamais. Attachés à leur cher terroir autant qu’à ce fléau de la modernité qu’est l’égalitarisme, éprouvant des nausées face à la seule idée d’un ordre hiérarchique, ils ne cherchent qu’une seule chose : que leur «petite patrie » devienne la grande, la seule. Tant pis si cela entraîne, comme cela a toujours entraîné, qu’une langue et la haute culture qui lui est propre disparaissent de leur terroir.
Mettant en question ma défense de ce que j’appelle les nations de haute culture, un ami me disait récemment : « Où vois-tu cette « haute culture » qui t’est si chère ? Elle a disparu !Il peut même y avoir aujourd’hui une culture bien plus vivante dans un village corse ou breton qu’à Paris ! »
Mon ami avait en partie raison. La culture qui rayonnait jadis dans ces grands centres qu’étaient les métropoles, est en train de devenir (en partie du moins, n’exagérons rien) la marchandise avilie et « boboïsée » chère à nos élites. Mais c’est bien cela qu’il s’agit justement de combattre ! Non pas, pourtant, pour que la culture populaire, aussi vivante qu’elle soit, vienne remplacer la culture que nos élites détruisent. La culture populaire – ce trésor où s’incarne la vie du terroir –, a certainement toute sa place. Mais sa place, justement. La sienne, qui diffère de ce que Nietzsche appelait « la culture de haut style », tout comme la Nation diffère des régions, et tout comme les élites (les vraies, inexistantes aujourd’hui) diffèrent du peuple, qui n’a ni ne peut avoir pour vocation de remplacer les élites dans le devoir d’exemple, d’inspiration et de commandement qui est le leur.
Que chaque chose se tienne à sa place : une place qui implique– c’est toute la question – un haut et un bas, un supérieur et un inférieur. Voilà sans doute le principal commandement à opposer à la « société liquide » dans le délitement de laquelle nous sommes en train de nous noyer tous ensemble… d’une façon on ne peut plus égalitaire.
Pour ne pas nous noyer, la seule voie qui s’ouvre est celle d’une Europe dressée comme une puissante confédération de nations où chacune reconnaîtrait à ses régions les particularités qui leur sont propres,tout en prenant des précautions pour qu’une telle reconnaissance, aussi nécessaire que dangereuse(nous en savons quelque chose en Espagne), n’aboutisse pas à son éclatement dans une myriade d’unités.
L’autre possibilité, prônée par certains, est celle où l’Europe confédérée serait constituée non pas par ses nations historiques, censées disparaître, mais par cette myriade justement de petites unités (j’en ai compté 119 sur une carte).Éparpillée et affaiblie, une telle Europe des Terroirs, si jamais elle devait aboutir, ferait les choux gras de ses deux principaux ennemis. D’une part, les mondialistes de tout acabit – y compris européens, ceux régnant à Bruxelles notamment – qui souhaitent effacer toute patrie, toutes racines, toute identité. D’autre part, les foules non-européennes que les mondialistes accueillent et appellent afin qu’elles occupent une terre devenue aussi lisse de repères que vide de culture.
Devant la perspective d’une Europeaussi émiettée parmi tous ses terroirs, George Soros, actif aussi sur le front de l’indépendantisme catalan, doit déjà bien se frotter les mains. Les foules qui, prêtes à nous envahir, s’entassent sur notre limes(ainsi qu’à l’intérieur déjà des terres catalanes) doivent s’en réjouir tout autant.
Javier Portella
09/02/2018
[1] Une seule exception semble confirmer la règle : l’Irlande, où l’anglais – c’est Alain de Benoist qui me le faisait remarquer un jour – s’est paradoxalement maintenu avec autant de force lorsque le gaélique a obtenu un juste droit de cité (un droit que je ne conteste nullement aux langues minoritaires, un droit que je revendique même avec force… pourvu qu’il se tienne à sa place).
[2] Il s’agit, d’ailleurs, une langue dont les nombreux dialectes ont été artificiellement unifiés dans les bureaux des bureaucrates, tant et si bien que « le basque officiel » est devenu… incompréhensible pour la plupart des paysans qui le parlaient pour du vrai.
Crédit photo : Drapeau de la Catalogne – Domaine public