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Juvénal, les satires de notre temps ?

Juvénal, les satires de notre temps ?

par | 13 juillet 2020 | Société

Juvénal, les satires de notre temps ?

Par Julie Thomas ♦ Juvénal, comme Cicéron et Salluste plus de cent ans avant lui, se désolait de la décadence romaine. Une lecture d’actualité ?
Polémia

« Quand le torrent du vice fut-il plus rapide, le gouffre de l’avarice plus profond, la manie des jeux de hasard plus effrénée ? », lance Juvénal dans sa première satire. La Rome des merveilles de Pline l’Ancien[1] ressemble davantage à un mythe, comparée à la Ville monstrueuse et décadente de Juvénal au sujet de laquelle « il est bien difficile de se refuser à la satire [2] ». Comment expliquer une telle dissonance ?

La satire, critique mélangeant, selon Horace, les tons comique, dramatique et poétique, fait du rire son arme la plus aiguisée : « Le rire fait plus que la violence. Mieux qu’elle, le plus souvent, il permet de trancher les questions importantes[3]. » Ce genre littéraire, connu des Lucilius, Varron, Horace ou Sénèque, culmine dans la virulence des propos chez Juvénal, qui nous livre une peinture acerbe et sans concession de ses contemporains à la fin du premier siècle de notre ère et au début du deuxième.

Cette période commence par une tendance théocratique du régime politique, notamment sous les Flaviens (69-96) qui ne cessent d’imprimer leur magnificence dans le paysage urbain, puis se poursuit avec les principats successifs des « cinq bons empereurs » (96-192), marquant l’apogée économique, territoriale, politique et culturelle du monde romain. Néanmoins, Juvénal se donne pour mission de retoucher ce tableau doré. Les Satires sont ainsi seize œuvres poétiques qui regorgent de références à l’actualité romaine du Ier siècle ap. J.-C., visant à montrer que Rome, cette Rome qui pourtant domine l’oïkoumène, a démarré sa phase de déclin.

Dans sa première satire, Juvénal justifie son projet d’écriture et donne les premières explications de la déchéance de Rome : la condition misérable de la clientèle, la présence de nombreux parvenus et affranchis corrompus ainsi que la substitution de la parsimonia par la luxuria et l’avaritia.

Tout d’abord, l’auteur des Satires s’attaque au luxe fièrement affiché dans une ville au train de vie hors norme qui n’aurait jamais compté autant de « villas » qu’à cette époque. Cette architecture monumentale s’éloigne de l’idéal de sobriété prôné par les Anciens, comme le souligne Sénèque dans ses Lettres à Lucilius (lettre 64) : « Sous le marbre et l’or habite la servitude », écrit-il. Parallèlement, Juvénal pointe du doigt l’avarice paradoxale des patrons qui ne donnent à leurs nombreux clients qu’une « maigre sportule ». De cette façon, l’auteur souligne la dégradation du lien de clientèle qui ne respecte plus les règles traditionnelles.

À ces premières difficultés, s’ajoute l’influence des étrangers que Rome désigne ainsi : « arrivé[s] dans cette ville les pieds blanchis », et qui sont désormais mieux considérés que les vieux Romains. En effet, l’affranchi que Juvénal fait parler exprime son mépris absolu pour les institutions ancestrales de Rome et pour son ordre social. Les valeurs et symboles de l’histoire de Rome sont bafoués ; l’ancien esclave est devenu supérieur au magistrat ! Ainsi, symbole de la luxuria, du cosmopolitisme, du raffinement excessif assumé et donc de la transgression de la tradition et des valeurs antiques, l’affranchi participe-t-il, selon Juvénal, à l’affaiblissement moral de toute la population, à l’augmentation des inégalités et de la corruption.

De même, si les Anciens qui ont fait la grandeur de Rome menaient une vie simple où la justice régnait aux côtés de la pudeur, les affranchis ne se soucient que de leur quête avide de richesse : « Car chez nous, se gausse Juvénal, sainte entre toutes est la majesté de la richesse ! » Les valeurs s’inversent et s’éloignent du mos maiorum dans cette nouvelle Rome où l’avarus, mû uniquement par l’appât du gain, éclipse la vertu de la pauvreté[4]. L’argent est ainsi devenu la nouvelle religion de l’Vrbs. D’ailleurs, Juvénal ironise en arguant qu’entre des temples élevés en l’honneur de la valeur et ceux érigés à la gloire de l’argent il n’y a qu’un pas[5] !

Il en va de même dans la IIIe satire qui dénonce avec autant de verve que d’indignation les embarras de la vie urbaine à Rome. S’aventurer à Rome semble devenu dangereux : de jour, chacun risque d’être bousculé, éclaboussé, heurté, voire assommé, et, de nuit, il faut s’estimer heureux de n’être ni agressé ni détroussé[6]. C’est pourquoi Juvénal, Pline le Jeune[7] et Cicéron énoncent clairement le souhait de quitter l’Vrbs pour se retirer à la campagne, loin des turpitudes de la Ville.

Mais comment faire la part des choses entre les propos d’un satiriste et la réalité de l’Empire vers la fin du Ier siècle ?
Si nous ne pouvons pas faire entièrement confiance à l’indignation de Juvénal devant les passions dégradantes de ses contemporains, celle-ci, appuyée par des discours analogues d’autres penseurs, nous indique qu’elle naît de choses vues dans les rues de Rome et du souvenir d’un âge d’or où avaient cours les mœurs austères des Anciens. Les politiques urbaines comme celles qui coordonnent les différents corps de police et leurs incessantes patrouilles montrent bien que l’insécurité dans les rues étroites de Rome est un fléau tout aussi sérieux que généralisé. De même, le faste dont jouit la Ville durant le premier siècle de l’Empire est attesté par les données archéologiques et les vestiges encore visibles aujourd’hui. Quant à la montée du cosmopolitisme, elle est présentée dans de nombreuses œuvres littéraires antiques, et confirmée par Grandazzi dans la grande fresque qu’il déroule de Rome des origines jusqu’à Auguste.

D’ailleurs, Cicéron et Salluste se désolaient, plus de cent ans avant l’auteur des Satires, de la décadence romaine. Le premier, dans une de ses Lettres familières[8] révèle la réalité de cette dérive de la Ville offrant sous Pompée des jeux trop grandioses, mis en scène pour des gens peu lettrés et faits pour exalter l’admiration du peuple envers l’imperator. Le second, dénonce la mutation de la société romaine à la suite des conquêtes du IIe siècle av. J.-C. ; la destruction de Carthage et avec elle du metus hostilis a eu des conséquences fatales sur les structures sociales de Rome qui ne peut plus connaître la concorde.

C’est ainsi que, dans un passage de la Consolation à ma mère Helvia[9], Sénèque, résumant les deux facettes de Rome au Ier siècle, écrit que si l’Vrbs est la plus belle ville au monde, elle – comme les autres cités romaines – est aussi une mégapole où sont représentés tous les vices, toutes les vertus, toutes les catégories d’hommes et toutes les nationalités connues.

En un mot, les Satires se nourrissent du réel, et la Ville fournit à leur auteur un extraordinaire répertoire d’images auxquelles il ajoute un jugement personnel pour peupler son théâtre de la décadence morale. Peut-être nous invite-t-il à la manière d’un Victor Hugo[10], des siècles plus tard, à nous emparer des enjeux de ces dérives…

Julie Thomas
13/07/2020

Bibliographie
Grandazzi (Alexandre), UrbsHistoire de la ville de Rome, des origines à la mort d’Auguste, 2017.
Sablayrolles (R.), « La rue, le pouvoir et le soldat : la garnison de Rome de César à Pertinax », Pallas, 55, 2001, p. 144.
Patterson (J. R.), « Urban Administration in Rome », p. 291-292, dans Cl. Holleran et A. Claridge (ed.), A Companion to the City of Rome, Malden, Wiley Blackwell, 2018.
Garrido-Hory (Marguerite), Esclaves et affranchis à Rome, Juvénal.
Villeneuve (F.), « Introduction » à Juvénal, Satires, P. de Labriolle, F. Villeneuve (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF), 1921 (12e tirage, 1983), p. XIV.
Juvénal, Satires (écrites certainement entre 90 et 120 ap. J.-C.).
Horace, Satires (entre 35 et 29 av. J.-C.).

[1] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 101-125.

[2] JuvÉnal, Satire I, 30.

[3] Horace, Satire X, livre Ier.

[4] On pourrait faire ici un parallèle avec le monde grec dans la mesure où la comédie d’Aristophane Ploutos met en scène la Pauvreté et ses vertus émancipatrices pour l’homme.

[5] Juvénal reprend à plusieurs reprises dans ses Satires la dénonciation de la quête absolue de l’argent : dans la Satire X, le poète souligne que le vœu le plus cher de ses contemporains est « d’avoir le plus énorme coffre-fort de tout le forum ».

[6] Voir l’article d’Hélène Ménard sur ce sujet : « L’insécurité de la Rome impériale : entre réalité et imaginaire », paru en décembre 2000 dans la revue Histoire urbaine.

[7] Pline le Jeune, Correspondances à Minucius Fundanus, « Vie à la ville et à la campagne ».

[8] Cicéron, Lettres familières, VII, 1, 2-6.

[9] SÉnÈque, Consolation à ma mère Helvia, IV.

[10] Hugo (Victor), William Shakespeare, livre II : « Et l’on dirait qu’il jette jusque dans notre civilisation des esprits pleins de sa lumière. »

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