Par Paul Tormenen, juriste et spécialiste des questions migratoires ♦ Pour toute personne qui s’intéresse à l’immigration et par voie de conséquence à l’avenir de notre pays, l’essai de Patrick Stefanini paru fin 2020 intitulé Immigration, ces réalités qu’on nous cache est une lecture essentielle. Le tableau de l’immigration en France depuis 20 ans qui est dressé par l’ancien haut fonctionnaire est cinglant et édifiant. La situation décrite dans l’ouvrage est celle d’un Etat qui ne maitrise plus les flux migratoires croissants et excessifs qui arrivent en France. Patrick Stefanini fait le constat que l’immigration dans notre pays ne répond ni à un besoin de l’économie, ni à un besoin démographique, dans un contexte d’intégration en panne. Un constat que l’on ne peut que partager, même si les propositions formulées par Patrick Stefanini pour redresser la situation paraissent insuffisantes compte tenu de la hauteur des enjeux.
L’auteur d’Immigration, ces réalités qu’on nous cache
Patrick Stefanini est un ancien haut fonctionnaire qui a eu de nombreuses responsabilités au sein de ministères. Sa collaboration à des ministres en charge de l’immigration lui a donné une bonne connaissance tant des enjeux que des arcanes du droit et des dispositifs en la matière. L’ancien Préfet et conseiller d’Etat profite de la liberté de parole que lui donne son éloignement récent des responsabilités pour dresser un bilan sans concession de la politique migratoire menée par la France depuis une vingtaine d’année. Patrick Stefanini a également participé activement à la campagne électorale de Valérie Pécresse en 2015 et de François Fillon en 2017.
L’essai qu’il vient de publier nous montre que sa retraite ne l’empêche pas d’être un observateur vigilant et pointu de la situation migratoire de notre pays. Une situation dont il n’hésite pas à souligner la gravité et pour laquelle il appelle à un sursaut rapide.
Présentation générale d’Immigration, ces réalités qu’on nous cache
Les 9 chapitres du livre de Patrick Stefanini passent en revue les principaux aspects de l’immigration en France et comportent des mises en perspectives tant historiques qu’internationales. Au fur et à mesure des chapitres et en conclusion, l’auteur formule des propositions d’évolution de la politique migratoire menée actuellement. Les nombreuses informations « techniques » contenues dans le livre permettent d’aller de découvertes en découvertes et l’on ressort de la lecture des 308 pages avec la nette impression d’en avoir appris sur le sujet, même si cela ne fait qu’accroitre la frustration que tout lecteur censé peut ressentir au regard de la gestion calamiteuse de l’immigration par le pouvoir politique en place.
1/ Les constats
Une connaissance insuffisante des flux migratoires
Patrick Stefanini (P.S.) souligne que le gouvernement ne se donne pas tous les moyens nécessaires pour mesurer l’ampleur de l’immigration qui arrive en France. L’absence de registre des entrées et des sorties du territoire, la non-comptabilisation des mineurs étrangers et des demandeurs d’asile dans le nombre des premiers titres de séjour délivrés sont présentés comme des freins à une connaissance fine du nombre d’étrangers présents et entrant chaque année en France. Cela amène P.S. à plaider pour un renforcement du suivi statistique de l’immigration.
Une immigration de grande ampleur en France
Au regard des informations disponibles mises en perspective sur deux décennies, Patrick Stefanini souligne que tant en matière de flux (entrées et sorties) que de stock (population), l’immigration est en France d’une ampleur considérable et croissante.
Les flux :
- En moins de vingt ans, le nombre de titres de séjour délivrés annuellement est passé de 149 000 en 2000 à 274 000 en 2019 et celui du nombre de demandes d’asile est passé de 39 000 en 2000 à 132 000 en 2019 (hors procédure Dublin).
- Le nombre de mineurs confiés à l’Aide Sociale à l’Enfance a été multiplié par six en six ans et atteindrait 37 000 fin 2019, une croissance largement imputable à l’immigration.
Le stock :
P.S dément la thèse répandue par les démographes immigrationnistes selon laquelle le pourcentage d’immigrés est stable en France, alors qu’il a fortement progressé depuis un siècle (de 3,8 à 9,7%), avec une forte accélération depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
La proportion d’immigrés et d’enfants d’immigrés place la France « en tête » des pays de l’OCDE en la matière, une proportion qui atteint 21% de la population totale, voire 27% selon une définition internationale de l’immigré. Le nombre d’immigrés dans la population française aurait augmenté de près de 30% depuis le début du 21e siècle.
P.S. souligne un autre aspect de cette immigration massive que les lecteurs de Polémia connaissent bien : sa totale déconnexion tant des besoins économiques que démographiques de notre pays, a fortiori dans la crise économique actuelle. Cela amène P.S. à faire le constat d’une « perte de contrôle » dans ce domaine, une situation à laquelle le premier ministre français a annoncé en novembre 2019 vouloir remédier…avec le succès que l’on connait.
P.S. précise également qu’outre les nombreux droits dont bénéficient les étrangers pour venir s’installer en France (regroupement familial, asile, aide sociale à l’enfance), l’immigration en France a également cette ampleur en raison de la volonté des pouvoirs publics de favoriser l’immigration professionnelle et estudiantine.
L’importance des diasporas d’origine africaine dans notre pays et le généreux système social sont présentés comme de puissants facteurs d’attraction pour les étrangers, un phénomène qui faute de reprise en main ferme, ne pourra que s’accélérer compte tenu de l’évolution de la démographie en Afrique et des moyens croissants des extra-Européens souhaitant émigrer.
P.S. évalue à 900 000 le nombre d’étrangers en situation irrégulière en France, une estimation plus basse que celle d’André Posokhow (1).
Entre un million et un million et demi de clandestins en France ?
2/ Les préconisations
En matière de titres de séjour.
P.S. plaide pour une limitation du nombre de titres de séjour délivrés chaque année. Cette politique, qui passerait par l’établissement de quotas, nécessiterait :
- en ce qui concerne l’immigration professionnelle, une révision à la baisse du nombre de métiers en tension,
- en ce qui concerne le regroupement familial, une modification de la Constitution et une dénonciation de l’article 8 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme.
P.S. appelle également de ses vœux une révision des accords bilatéraux liant à la France à des pays d’origine des migrants et qui facilitent l’immigration « subie ».
En matière d’asile.
Partant du constat que de nombreux migrants pratiquent le shopping migratoire et le « benchmark », la comparaison des avantages comparatifs entre pays, P.S. préconise d’harmoniser et de mieux coordonner les demandes d’asile dans l’Union européenne. La différence de taux d’acceptation des demandes entre pays, la durée de carence pour présenter une nouvelle demande une fois la première refusée dans un pays donné, les conditions de prises en charge, l’effectivité des éloignements des déboutés : autant de sujets, parmi d’autres, qui nécessiteraient une harmonisation au niveau des pays de l’U.E., pour éviter les comportements opportunistes de nombreux migrants.
P.S plaide également pour le « développement des demandes d’asile à la frontière extérieure de l’Union » européenne.
Commentaire : On peut déplorer la frilosité de P.S. en la matière : si une harmonisation au niveau européen peut effectivement contribuer à diminuer le nombre de demandes d’asile, c’est tout le corset des jurisprudences du Conseil constitutionnel et des deux cours européennes (CEDH et CJUE) ainsi que la ratification de la convention de Genève de 1951 qui sont à remettre en cause pour inverser la tendance folle qu’a prise la France en la matière dans les dernières années.
En matière d’intégration.
A l’appui de nombreux indicateurs, P.S. conclut à l’échec de notre modèle d’intégration, que cela concerne l’emploi, l’éducation, le statut de la femme, la place des lois de la république par rapport à la charia pour une partie des musulmans. P.S. plaide pour une profonde refonte du parcours d’intégration des étrangers, un parcours qui serait plus exigeant et pourrait impliquer une remise en cause du titre de séjour en cas d’échec. Des comparaison avec d’autres pays européens mettent en lumière un singulier manque d’exigence de la part des autorités françaises en la matière, comme si « la France avait peur de son ombre » !
P.S. appelle à revoir les conditions d’attribution de la nationalité française, sans toutefois remettre en cause la double nationalité.
En matière de logement.
P.S. fait le constat de l’engorgement du Dispositif National d’Accueil des demandeurs d’asile et du report de nombreux étrangers sur l’hébergement d’urgence, ce qui peut conduire « à remettre en cause l’accueil prioritaire des plus malheureux de nos concitoyens ».
P.S. estime que la manque d’hébergement et de logements est « le premier révélateur de l’insuffisance de la capacité d’accueil de la France face à la vague migratoire ».
Commentaire : Il est tout à fait désolant de voir P.S. reprendre à son compte tant les éléments de langage que les arguments des immigrationnistes selon lesquels le problème central en la matière ne serait pas l’ampleur totalement délirante des flux migratoire (2). L’expérience a montré que chaque augmentation du dispositif d’accueil des migrants se traduit par une pression migratoire accrue. Pire, P.S plaide en faveur d’une meilleure répartition des immigrés sur le territoire français, ce qui s’apparente à une politique de peuplement qui ne dit pas son nom (3).
Immigration : la folle politique de peuplement du gouvernement français
En matière de gestion des frontières.
P.S souligne les progrès réalisés dans la maitrise des frontières extérieures de l’Europe, grâce notamment au renforcement des moyens de FRONTEX et à une meilleure collaboration entre pays européens. Si P.S estime que beaucoup doit encore être fait en la matière, compte tenu de l’ampleur de la tâche et de la pression migratoire, il balaie d’un revers de main la surveillance des frontières intérieures des pays européens.
Commentaire : Les frontières extérieures de l‘Europe auraient donc selon P.S. une légitimité à être contrôlées, tandis que d’autres, qui constituent une protection et un filtrage supplémentaires, ne l’auraient pas. Cette position s’inscrit dans le strict esprit des accords de Schengen dont même le président Macron juge nécessaire la révision, en raison de leur insuffisance. Que l’occasion nous soit donnée de souligner une nouvelle fois que l’abolition des frontières nationales est une concession majeure aux militants no border et autres thuriféraires de la « société ouverte » (open society).
Autre concession aux lieux communs de la pensée immigrationniste : présenter l’ouverture de la frontière allemande en 2015 à des centaines de milliers, voire des millions, de migrants comme une occasion de « sauver l’honneur de l’Europe ». Cette affirmation accrédite une nouvelle fois la thèse selon laquelle l’Europe devrait être le refuge des migrants musulmans qui fuient la misère et les conflits, en dehors de leur aire civilisationnelles, avec tous les impacts sur la cohésion sociale et culturelle dans les sociétés d’accueil. De même, P.S. ne remet pas en cause frontalement les répartitions des « demandeurs d’asile » arrivant clandestinement sur les côtes européennes, tout en faisant le constat que la France ne tire aucune conséquence des décisions de non admission au statut de réfugié, en ne pratiquant les éloignements qu’au compte-goutte.
En matière de relations avec les pays tiers.
P.S. souligne dans son essai que parmi les 5 premiers pays bénéficiaires de l’aide au développement de la France (« aide bilatérale nette » ), deux (la Turquie et l’Inde) sont des concurrents économiques de la France. Si l’un des objectifs de l’aide au développement est de tarir l’immigration légale et clandestine, on peut comme P.S. s’étonner que les pays du Sahel francophone reçoivent peu, en comparaison d’autres pays, de cette manne. Les enjeux géostratégiques de l’opération Barkhane et du maintien de troupes françaises dans cette zone géographique sont également abordés, compte tenu de leur impact possible sur l’émigration africaine.
Dans un dernier chapitre, P.S. passe en revue une série de « nœuds gordiens », qui sont autant de « difficultés spécifiques » propres à la France. La situation dans le Calaisis, les accords bilatéraux conclus avec des pays du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie), les abus dans l’accès gratuit et inconditionnel des clandestins aux soins (Aide Médicale d’Etat), les difficultés à rendre les éloignements (« OQTF ») effectifs, « l’exposition dramatique » de Mayotte et de la Guyane à l’immigration clandestine font l’objet de développements et des préconisations en la matière sont présentées.
En conclusion, Patrick Stefanini appelle à un « aggiornamento » de la politique migratoire qui s’appuierait sur 4 axes : un renforcement du contrôle aux frontières extérieures de l’Europe, une limitation du nombre de titres de séjour délivrés chaque année, une réorientation de la politique d’aide au développement et une politique d’intégration plus volontariste.
*******
Sur la forme, on peut déplorer, comme la démographe Michèle Tribalat l’a fait pour le récent essai du directeur de l’Office Français de l’immigration, que les informations mentionnées par Patrick Stefanini dans son essai ne soient pas toutes nommées, datées et sourcées (4).
Sur le fond, si les constats faits par l’ancien responsable du comité interministériel de contrôle de l’immigration sont réalistes, force est de constater que certaines de ses préconisations ne paraissent pas à la hauteur des enjeux.
Vouloir mieux réguler l’immigration sans restaurer les frontières nationales, établir des quotas annuels d’immigration sans dénoncer les nombreux accords, conventions et traités (convention internationale des droits de l’enfant, convention de 1951 sur le droit d’asile, etc.) créant des droits imprescriptibles aux étrangers à venir s’installer chez nous, apparait contradictoire, dans le contexte français où l’importance des diasporas crée un effet d’entrainement considérable.
De même, en matière d’immigration de travail, P.S. fait preuve de peu d’esprit critique vis-à-vis de la directive sur le travail détaché, qui favorise le dumping social et les délocalisations de l’intérieur.
Enfin, si la révision des directives européennes dans le sens d’une plus grande harmonisation et fermeté notamment concernant l’asile et le « retour » (directive retour) est plus que souhaitable, les conséquences à tirer d’un échec des négociations à ce sujet ne sont pas envisagées.
Il est utile de rappeler que l’objectif fixé en 2007 par Nicolas Sarkozy de passer d’une immigration subie à une immigration choisie n’a permis de réduire que très modérément les flux migratoires pendant son mandat, faute d’un changement radical de paradigme et de braquet. Cette expérience nous apprend que les demi-mesures en la matière sont vouées à l’échec. Cela ne retire rien à l’intérêt que présente la lecture de cet ouvrage très argumenté.
Paul Tormenen
12/01/2021
Immigration, ces réalités qu’on nous cache. Patrick Stefanini. Editions Robert Laffont. 2020
(1) « Entre un million et un million et demi de clandestins en France ? ». André Posokhow. Polémia. 28 septembre 2019
(2) « La crise migratoire devient la crise de l’accueil des migrants ». Observatoire du journalisme. 3 mai 2018
(3) « La folle politique de peuplement du gouvernement français ». Paul Tormenen. Polémia. 27 décembre 2020
(4) « Du bon usage des statistiques sur l’immigration ». Michèle Tribalat. 11 décembre 2020